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Yoko Ogawa veut se souvenir des belles choses

Cristallisation secrète, c’est l’histoire d’une île, sur laquelle choses et êtres disparaissent peu à peu du paysage et des mémoires. Difficile pour les habitants de protester : une police secrète les traque en permanence. Science-fiction, métaphore politique ou essai philosophique ? Un peu des trois, en fait. Et la sauce prend.

A l’origine, je cherchais un livre pour une amie qui aime Wajdi Mouwad, Milan Kundera, Murakami et Gabriel Garcia Marquez. Du fantastique, du lyrique aussi, et du questionnement sur la mémoire, l’identité. A la librairie L’Arbre à Lettres à Bastille – que je recommande d’ailleurs, pour ses libraires qui vous parlent bouquins comme d’un bon plat – c’est presqu’immédiatement que le libraire qui me conseillait s’est dirigé vers le coin Littérature étrangère pour me tendre Cristallisation secrète*. J’étais un peu dubitative au départ. Cristallisation secrète, j’imaginais quelque chose d’un peu mièvre, du Harlequin à la sauce mélancolique. En quelques mots, j’étais séduite, c’était plutôt du Kafka, digéré par Terry Gilliam.

Sur une île anonyme, les habitants sont confrontés à des disparitions pour le moins étranges : un matin un objet, une chose ou un animal s’efface. C’est-à-dire continue à matériellement exister mais n’évoque plus rien à la population, qui du coup s’en défait. Après avoir « oublié » les chapeaux, les rubans, les oiseaux, les roses ou encore les photographies, ce sont des morceaux de corps qui commencent à « mourir » à la conscience de leurs propriétaires. Face à cet oubli collectif, certains résistent, mais sans le vouloir : ils n’oublient pas et continuent à conserver la mémoire et surtout l’émotion des choses, sans pouvoir se l’expliquer. Yoko Ogawa aurait pu s’arrêter là, et ne livrer qu’une réflexion fantastico-philosophique sur le rôle de la mémoire, sur la capacité de se souvenir et de ressentir qui définit notre existence, qui fait notre essence. Mais elle le mêle à une métaphore beaucoup plus politique de dénonciation des régimes dictatoriaux et du processus de soumission des individus. Elle y ajoute en effet une police secrète qui traque les « résistants à l’oubli », un éditeur – la narratrice est romancière – qu’il faut cacher, des habitants terrés qui aimeraient parfois comprendre mais qui sont terrorisés. Et qui pour survivre, acceptent de se délester non pas seulement des choses physiques, mais aussi et surtout de leur capacité de penser et de ressentir.

Ce que j’ai aimé ? L’écriture courte, incisive, le ton similaire à celui qu’on adopterait pour écrire un compte-rendu objectif d’événements. C’est factuel et dénué de sentiments, et c’en est d’autant plus dramatique. On a l’impression d’un combat déjà perdu, que le bateau a coulé et qu’on vient de retrouver le journal de bord du capitaine. Et c’est aussi de cette neutralité apparente, ajoutée à la résignation omniprésente, que naissent une mélancolie et une nostalgie qui sont la trame du roman. D’autant que la narratrice fait partie de ce tout, elle aussi oublie. Elle non plus ne comprend pas pourquoi perdre les choses, ou plutôt en perdre la mémoire et l’émotion, la fait mourir peu à peu. Et nous impose cet ordre qui nous brutalise presque plus nous que la narratrice : on ressent un véritable malaise à voir disparaître ce monde au fur et à mesure qu’on lit.

Ce qui me fait arriver au petit bémol, pour moi, du roman : Yoko Ogawa joue sur le métier de sa narratrice pour insérer des passages du roman qu’elle tâche d’écrire : l’histoire d’une jeune femme que son amant, son professeur de dactylographie, possède dans tous les sens du terme. Pour asseoir son emprise sur elle, il lui a d’abord volé sa voix, puis l’enferme et ne la fait exister que par lui. En perdant son identité, en ne voyant le monde plus que par lui, elle finira par disparaître, elle aussi résignée. Le problème, c’est qu’il me semble que l’on n’avait pas besoin ici de cette mise en abyme pour mieux comprendre, pour mieux ressentir. Plus que parallélisme, j’ai trouvé que cela faisait doublon, et m’a gênée dans ma lecture.
L’impression reste néanmoins clairement positive. La preuve : je viens de m’offrir L’Annulaire.

*Cristallisation secrète, Actes Sud.