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God bless America, qu'ils disaient…

La Terre promise pour un jeune juif dans les années 50, c’est aussi et surtout les petits boulots, le taudis avec WC communs, la chemise crasseuse et les filles de joie pas beaucoup plus propres. Voilà pour le point de départ. On approfondit avec Edgar Hilsenrath.


Fuck America commence comme son titre le suggère, pas dans la finesse. Mais dans un échange épistolaire complètement absurde entre le père du héros et le consul d’Amérique. Ce dernier refusant à la famille juive allemande d’émigrer, en 1939, pour la bonne raison que «des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique». Le livre se poursuit ensuite d’un «Fuck America» bien senti à la face de la statue de la Liberté, et d’écriture d’un roman intitulé «Le Branleur».

La critique du Nouveau Monde est cependant loin d’être aussi primaire que le style voudrait (pourrait) le faire croire. L’histoire tient en quelques mots, celle d’un jeune juif rescapé de la Shoah, et dont la famille a immigré aux Etats-Unis au début des années 50. Et qui, écrivain en devenir, cumule les jobs miteux et les putes qui ont bien voulu lui faire un rabais (parce que les vraies femmes, celles qui sont secrétaires de direction, ne regardent pas les rangs grouillants d’étrangers).

Rien de larmoyant ni de pathétique au premier degré dedans, néanmoins. Bien au contraire. Mais un enchaînement de situations entre le caustique et le burlesque, et qui permettent à Hilsenrath d’évoquer avec pudeur une double histoire : celle de l’immigré dont le pays ne sait que faire et qui se heurte – mais sans jamais les toucher – à des Américains pure souche – heum heum – et celle du traumatisme du génocide. D’ailleurs, ce qu’il y a de bien dans ce livre, c’est que la fameuse écriture du Branleur qui occupe le héros, Jacob Bronsky, et tout le roman – et dont nous ne saurons jamais rien – est un moyen pour Hilsenrath d’accoucher de sa propre histoire avant l’Amérique.

Le tout dans un style très cinématographique. Comme dans un film de Jim Jarmusch, Hilserath nous balade de séquences en séquences, mais avec un seul personnage : Jacob à la cafétéria des immigrants, Jacob chez sa logeuse qui compte combien de tranches de pain et de noix de beurre il peut voler sans que son voisin ne s’en aperçoive, Jacob à l’agence pour l’emploi ou dans l’un de ses jobs à la petite semaine, Jacob au restaurant chic et qui en sort par la fenêtre… On entend presque le clap entre deux scènes, on imagine le jeune écrivain en Charlot voûté. Avec la trogne du Roberto Benigni de chez Jarmusch encore, absurde, irritant, pathétique, émouvant. L’impression visuelle est renforcée par de longs dialogues sibyllins qui habillent la page de grattes-ciel lithographiques, et de passages écrits en gras et en police obèse. Et par des scènes restituées comme en direct, au présent ou au passé composé, à la première personne, ponctuées d’interpellations à soi-même par le personnage : «Bronsky, je me suis dit…».

La dernière fois qu’on m’a dit : «Si tu aimes Bukowski et Fante père, tu aimeras le fils», raté, j’avais trouvé que le fils se débattait entre ces deux images sans parvenir à trouver sa propre plume. Pour Hilsenrath, difficile d’y couper : c’est écrit sur la quatrième de couverture. Sauf qu’ici, c’est vrai. Non seulement il y a du Henry Chinaski dans Jacob Bronsky, et du Bukowski dans Hilsenrath. Mais surtout, il s’en éloigne. Certes, cela fait beaucoup de «i». Pour le reste, il suffit d’ouvrir le livre.

Fuck America, Edgar Hilsenrath, aux éditions Attila