Comment sortir de cette Schitz ?

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Comme la famille Schitz pourrait être n’importe quelle famille, la scénographie représente n’importe quel endroit : est-ce un appartement ? Un chantier ? Une salle de mariage ou de conférence ? Tout cela à la fois : c’est une place publique pour des émotions atroces distillées en dialogue, danse ou chanson façon cabaret glouton.

La famille, ce sont deux obèses qui ne savent pas quoi faire de la fille qu’ils ont créée à leur image. Ils la cèderont à celui qui voudra bien d’elle. Le texte d’Hanoch Levin décrit une situation plus que cynique, sombre et dérangeante. La fille est d’abord tâtée, pesée et comparée au cours de la viande de bœuf, bien plus coûteuse. Dépitée dans sa solitude, elle n’est pourtant pas dénuée de rêves, pas même triste de cette situation. Elle a confiance en la vie : un jour son prince viendra et l’enlèvera à ses parents qui, décidément, ne sont pas décidés à crever aussi vite qu’elle le souhaite.

Un jour, enfin, le premier venu arrive. Un maigre officier réserviste qui séduit la fille, en lui disant qu’il n’attend d’elle qu’une femme qui sache tricoter. Après ces deux minutes de séduction intense, le masque tombe : il ne l’a séduite que pour profiter de la fortune du père. Mais ce n’est pas grave : tout le monde s’en fiche, tant qu’elle se marie et qu’elle se fait ensemencer ; personne ne s’en offusquera.

Le mariage est négocié comme un tas de fripes, à la troisième personne, ouvertement, devant la fille. « Le gendre veut l’entreprise et l’argent du père ». La fille est d’accord, prête à tout pour fuir le foyer familial et pour le dupliquer dans un nouvel appartement trois pièces que son mari a négocié dans la dot. D’ailleurs, le futur époux dit « oui » le jour du mariage, seulement quand Papa a signé le chèque de 200 000 lires.

On n’a aucune empathie pour les personnages. La fille est toute aussi monstrueuse que son mari. On se délecte du passage de la séduction où elle roule des pelles à son homme, lui demandant entre chacune s’il peut reconnaître ce qu’elle a mangé la veille. De son propre aveu, c’est la possibilité de manger du saucisson qui tient le père en vie. Il se voit « marié à une imposture », puisque la femme qu’il a épousée n’est plus la même que lorsqu’ils avaient vingt ans. Pourquoi ces gens passeraient leur temps à s’empiffrer s’ils étaient heureux ? Au milieu de cette vie que l’on imagine sans cesse répétée, l’angoisse prend le pas sur le rire qui, jusque-là, rassurait le spectateur.

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Tout cela est effrayant. Levin est un virulent critique de la société Israélienne qu’il a vue grandir. Cette pièce « politique », écrite en 1975, n’a pas pris une ride quant à sa force de dénonciation d’une société fascinée par la consommation, notamment des produits d’Outre-Atlantique : « Je vais à Los Angeles, tout est merveilleux là-bas, ne serait-ce parce que tout est américain », dira la mère. Levin dénonce aussi le militarisme forcené de l’état. La jeune fille fait un enfant surtout dans le but qu’il parte à la guerre (une guerre qui, au cours de la pièce, éclatera deux fois à l’heure du repas). Le mari, après après avoir fait fortune en creusant des tranchées pouvant être utilisées comme tombe à la fin de la guerre, finit par mourir. Son beau père dont il attendait la mort ardemment hérite de ses affaires. Ironie du sort, cet événement plonge cette tragi-comédie au sommet de l’horreur : cette femme à la « vie peu reluisante » s’est fait prendre son homme par la patrie qu’il exploitait pour s’enrichir.

La mise en scène de David Strosberg et le jeu des acteurs, souvent face au public, semblent d’abord brouillons et imprécis dans l’utilisation de l’espace. Le texte est déclamé et non incarné. Mais que pourrions-nous attendre d’esthétique de la part de ces monstres qui ne se rendent même pas compte que leurs plus grandes victimes, ce sont eux-mêmes ? Bruno Vanden Broecke et Jean-Baptiste Szezot, respectivement père et beau-fils, font preuve d’une distanciation glaçante propre au jeu flamand. Ils nous disent quelle est la réalité brute et froide dénoncée par Hanoch Levin. Si d’abord les membres de cette famille prêtent à rire, avec ces corps devenus des fardeaux, on sombre vite dans le drame de vies ratées, utilisées pour un destin auquel la vie du peuple n’a que peu d’incidence : les guerres.

Schitz, dans son agonie qui ne vient jamais, semble nous dire : c’est donc ça la vie ?

« Schitz » d’Hanoch Levin. Mise en scène de David Strosberg, actuellement au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris, 75014 Paris. Durée : 1h35. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-bastille.com.

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