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Jacques Air Volt: « C’est la musique qui décide »


Une après-midi d’été, aux Tuileries. La rumeur ambiante, la terre qui entre dans les ballerines, un coca avec glaçons. Je rencontre Jacques Air Volt, de son vrai nom Denis. En plus de parler, on a joué aux chaises musicales. En une heure de discussion, on a changé quatre fois de tables, chassés par la pluie, les parasols qui ploient sous l’eau, le bruit, le manque de place. L’été est pourri, moi j’vous dis. Heureusement qu’il y a la musique, et son EP à se mettre dans les oreilles, Attendre. Rencontre.


Tu t’appelles Denis mais joues sous le nom de Jacques Air Volt. Tu nous racontes son histoire ?


Jacques Air Volt est arrivé il y a 5 ans. En fait on commençait à monter avec des copains Le monstre de papier, un court métrage avec des personnages en papier. J’avais fait la musique de ce clip, et je devais trouver un nom. JAV vient de là. En fait, et c’est une exclu attention, Air Volt c’est Voltaire à l’envers, je trouvais que ça sonnait bien.


Ensuite, j’ai voulu continuer l’histoire avec une chanteuse qui s’appelle Harmony Baudou. On a fait un duo à partir d’un morceau que j’ai écrit. On a fait pas mal de cafés concerts avec toujours un décor en papier, on s’amusait sur le côté théâtral des choses.


Puis des musiciens sont venus, ce qui a mené à Première Bande, qui est composé de chansons enregistrées ces dernières années.


Mais alors pourquoi avoir fait le choix de sortir un EP après un premier album ?


Parce que je pense qu’aujourd’hui il vaut mieux sortir quatre/cinq titres que treize. Je trouve que cela correspond plus aux attentes des gens. Sur un album, j’ai souvent du mal à tout écouter. Je préfère m’arrêter uniquement sur les morceaux que je préfère. Les Beatles, à cette époque là, sortaient des singles de quelques titres. Et je trouve que ça correspond bien à ce qu’on attend aujourd’hui.


Tu as mis un an à produire cet EP. Un perfectionnisme lié à un grand respect de la musique ?


Je pense que si on veut faire une bonne musique, il faut y passer beaucoup de temps. Je cherche vraiment à faire quelque chose qui soit un peu différent. C’est peut être un peu audacieux. C’est surtout dur, il faut du temps, trouver les arrangements, chercher les bons mots… Du coup pour faire un album il m’aurait fallu peut être trois ans. Sur 4 titres avec 2 intros j’ai mis 1 an depuis la première prise de guitare !


Tu as toujours fonctionné comme cela ?


En fait, quand j’ai voulu faire cet EP, j’ai eu la chance et le confort de travailler dans un très bon studio, avec du temps, donc je me suis dit que j’allais le prendre. Je ne voulais pas que les chansons arrivent posées, mais faire ce que je veux, tout m’autoriser, quitte à détruire les chansons, à les transformer, les déstructurer. C’est ce qu’on a réussi à faire. C’était un de mes rêves d’enregistrer dans ces conditions là, et on y est arrivés.


Tu parles de déstructurer. Et c’est vrai que quand on t’écoute, on ne peut que remarquer des ruptures dans l’harmonie des morceaux.


Je pense que tu fais allusion à la dernière chanson, Dernière Division, qui passe du jazz à la pop. Le but était de figurer la mort et la vie. C’est l’histoire de quelqu’un qui marche dans le cimetière du pere Lachaise, qui figure la vie et qui regarde des petites filles limite en train de danser sur des tombes. Ca c’est la pop. Et la mort est figurée par le jazz, avec cette espèce de saxophone qui crie, qui est un peu dissonant. Je me suis amusé avec ça en créant des ruptures, de grandes oppositions que j’ai ressenties en me baladant dans le cimetière.


C’est vrai qu’on a l’impression que tu accordes autant d’importance à la musique qu’aux paroles. Comme si chacun était porteur d’un sens vraiment distinct, et qu’il n’y en a pas un pour accompagner l’autre.


Oui, ils sont à la fois parallèles et liés par le sens. En fait j’essaie de faire que la musique illustre les mots au maximum, qu’elle leur donne un sens. En fait dans le processus de création les deux s’entremêlent. La musique peut aussi nourrir les paroles, même si c’est souvent le contraire. Mais je veux qu’à un moment les deux se rencontrent, que ce soit cohérent, que ça crée un univers réel, un monde.


En écoutant les textes, on n’a pas l’impression que tu racontes des histoires mais que tu délivres des touches, des images…


En fait c’est plus des descriptions, des questionnements. Ce n’est en effet pas des histoires complètes, il n’y a pas forcément de chute. Parce que j’aime bien qu’on puisse interpréter, qu’on puisse trouver un autre sens. Ou s’imaginer autre chose. J’aime bien les textes à double lecture. Dans ce disque là il y en a peut-être moins, mais j’aime que cela reste onirique. J’essaie que le sens soit donné par la musique. Qu’elle donne le ton du texte. Parce qu’un texte on peut l’interpréter de dix manières différentes, donc peut être que c’est la musique qui décide. Comme si le texte se reflétait dans la musique.


Tu as un côté un peu mutin et désinvolte, et en même temps mélancolique. Est-ce que c’est une dualité sur laquelle tu veux jouer ou est-ce que c’est plutôt naturel ?


Je n’ai pas trop l’impression de jouer avec, ça vient spontanément. C’est assez sincère. Dans la création, ça vient des influences. J’aime autant Nick Drake que Rage Against the Machine. Les propos sont différents, on ne l’aborde pas avec la même énergie ! Je n’aime pas trop les disques où tout est sur le même temps, ça m’ennuie. Si on prend Grace de Buckley, on passe de chansons presque monastiques à des trucs violents. C’est super, du coup on a envie de réecouter le disque. De toute façon je pense que les disques qu’on réecoute sont ceux qui sont contrastés. Aussi bien dans les propos que dans la musicalité.


Et d’ailleurs qui t’inspire ?


La chanson française pour les textes et la mélodie : Gainsbourg, Bashung, Léo Ferré, Brel, en passant par Higelin, Jacques Dutronc, Arthur H. Et pour le côté anglo-saxon, Radiohead, les Pink Floyd, Nick Drake, Jeff Buckley à fond…


Jeff Buckley et Nick Drake, ça s’entend !


Ca me fait plaisir, ça ! Nick Drake, je l’ai connu à 15 ans, grâce à une cassette que mon frère avait rapportée de l’armée. Il était inconnu, on a commencé à le chanter plus tard grâce à une pub Volkswagen qui reprenait l’un de ses titres ! Ce qui est triste, c’est qu’il s’est suicidé après une longue dépression, sans avoir jamais connu le succès. Il y a dix ans, sa soeur a écrit sur Internet que si cette pub avait été faite avant sa mort, et qu’il s’était senti reconnu, peut-être qu’il ne se serait pas tué. Alors moi je trouve ça quand même terrible !


Je crois qu’il avait une grande frustration, c’est de pas pouvoir jouer en concert, ça le paralysait. Du coup il en a fait très peu. Comme il tournait pas, il pouvait pas se faire vraiment connaître. Il voyait tous les mecs qui jouaient, comme Neil Young, et pas lui. Il jouait dans sa chambre !


Or chanter comme il fait, avec des paroles et des notes qui ont l’air simples mais qui en fait sont super sophistiquées, c’est très dur ! Moi j’ai jamais vu un mec jouer du vrai Nick Drake. Les gens reprennent mais ils simplifient.


Je te demandais tes influences parce qu’on t’en attribue un sacré paquet. Tu trouves qu’elles sont justes ?


Je trouve surtout ça super, ça veut dire que j’ai quand même un peu réussi mon pari de faire une musique étonnante, un peu audacieuse. Je suis assez fier en toute humilité !


Ca rejoint l’image du perfectionniste. A partir du moment où tu considères qu’un morceau est terminé c’est que tu en es fier, que tu considères qu’il correspond à ce que tu souhaites ?


Pour cet EP là, oui complètement. Le but était d’aller vraiment jusqu’au bout d’une destruction. On a réenregistré je sais pas combien de fois les parties, on coupait, on collait. C’était génial. C’est la première fois que j’ai pu aller jusqu’au bout. Jusqu’au bout de quelque chose sans savoir où on allait ! Je savais juste que j’allais faire quatre titres.


Tu as grandi auprès de musiciens et d’artistes. Est-ce que tu as dû du coup te poser la question : est-ce que je peux faire autre chose que de la musique ?


Je ne me suis jamais posé la question, c’est vrai ! Ah si je voulais être agriculteur à un moment. J’aurais bien aimé être sur mon tracteur. Mais ça n’a pas duré longtemps car un de mes frères m’a dit que quand je serai grand tout serait robotisé, que ce serait des robots qui s’occuperaient de tout. Ca m’a détruit mon rêve et j’ai vraiment pleuré quand, en 6ème, une prof a demandé ce que je voulais faire comme métier plus tard. Je ne savais pas quoi écrire, alors je me suis mis à chialer. Elle m’a demandé pourquoi, je lui ai répondu que c’était parce que je ne pouvais plus devenir agriculteur, à cause des machines. Donc j’ai fait de la musique !


Attendre. Jacques Air Volt. Believe/Zimbalam. Disponible en digital.


Crédits photo: Valérie Archeno


Mathilde Cristiani




Laurent Binet : « Pour que quoi que ce soit entre dans les esprits, il faut le transformer en littérature »
















On pourrait commencer en bonne ancienne élève de prépa, qui a bien lu son « Qu’est-ce que la littérature ? », et écrit d’interminables bafouilles dessus. On pourrait en rédiger des pages, sur le rapport que tisse l’auteur de HHhH* et Goncourt du premier roman avec la chose littéraire, avec la fiction et la réalité. On pourrait aussi lui demander, en fait. Entretien avec Laurent Binet.


Dans HHhH, vous ouvrez le livre sur l’inutilité du personnage de fiction, en citant Kundera. Et en même temps vous soulignez l’impossibilié de s’attaquer réellement à l’Histoire, de la reproduire. Alors pourquoi et comment écrire ?

En fait, pour que quoi que ce soit entre dans les esprits, il faut le transformer en littérature. C’est vrai que c’était un problème pour moi, sinon un regret. Mais disons que j’ai voulu voir si on pouvait changer ce principe qui fait qu’aujourd’hui, dans la tête des gens, littérature égale roman. Et c’est vrai que la fiction, c ‘est sa spécificité première. Mais le genre a une histoire très longue, qui a beaucoup muté. Du coup j’ai voulu voir si je pouvais raconter cette histoire comme un roman, mais sans recourir à la fiction. Soit en utilisant les outils offerts par le genre, qui ne se limitent pas à l’invention, mais qui permettent les effets de suspense, de style, etc. C’est pour ça que j’ai forgé ce concept d’infra-roman.

Aviez-vous dès le début cette intention de vous prêter au jeu d’esquisser un nouveau genre ?

Oui, c’est un fantasme d’écrivain un peu mégalo, j’imagine, de vouloir inventer. Inventer un nouveau genre ou révolutionner le genre ? Je ne sais pas. Peut-être que mon sentiment s’est infléchi en cours de route. Je crois qu’à la base j’avais une méfiance vis-à-vis du roman, mais des auteurs comme Kundera m’ont fait réfléchir au fait que le genre était assez complexe pour ne pas le cataloguer. On me posait souvent la question au début pourquoi il y avait écrit roman sur la couverture. Je disais que c’était un choix marketing. Mais finalement, je pense que le roman est un genre qui a encore de l’avenir, car il a cette formidable capacité à se renouveler, à se transformer. Du coup ça ne me dérange pas l’idée de me dire que j’ai fait un roman qui a aussi comme intention de renouveler le genre. Et pas un truc qui serait hors roman. J’assume, oui, d’avoir fait un roman !

Reste que vous semblez avoir un rapport complexe à la littérature, entre amour et méfiance…

Disons que pour moi, la littérature est l’arme la plus puissante du monde. Ensuite il faut voir ce qu’on en fait. Ce que je lui reproche, et qui n’est pas forcément de sa faute, c’est d’être sacralisée. C’est-à-dire qu’au nom de la littérature on peut tout se permettre, tout faire. Pour moi ce n’est pas correct. Je suis contre toute forme de sacralisation. La littérature a quelque chose de beau, fort, puissant, mais aussi de dangereux, de plein de mauvaise foi, de défauts. Je ne suis pas déçu par la littérature, mais j’en ai une idée qui n’est pas celle qui est dominante aujourd’hui.

Et l’Histoire, vous la sacralisez ?

Je suis fasciné par le réel. Le fait de savoir que telle histoire est réellement advenue m’impressionne plus qu’une histoire fictive. Qui me plaira pour d’autres raisons. Pour moi l’Histoire est une plusvalue du réel. Même si je pense que, sans être une construction, elle est au moins une reconstruction. Et que la grande Histoire est faite de petites histoires. Sans qu’elle soit une fiction. Je crois vraiment que Heidrich est mort comme ça, même si j’ai pu faire quelques petites erreurs à la marge.

Mais alors comment est-ce qu’on approche l’Histoire quand on est écrivain ?

Je crois que non seulement on a le droit, mais le devoir, de l’approcher. Mais il faut le faire avec circonspection, avec humilité et honnêteté. C’est sûr que c’est un cahier des charges compliqué. D’une manière générale, je ne veux pas parler de l’Histoire comme d’un scénario, comme de quelque chose que j’aurais inventé. En plus dès qu’on touche à la deuxième guerre c’est encore plus sensible.

Quand on vous lit, on a l’impression parfois que vous êtes cet auteur fictif dont parle Borgès et qui essaie de réécrire le Don Quichotte mot à mot, sans y parvenir.

C’est marrant que vous disiez cela, car à un moment dans mon livre, je disais que je me sentais comme un personnage de Borgès, mais cela n’a pas été gardé. Donc en effet, la problématique Pierre Ménard, c’est quelque chose que j’ai vécu ! Avec la peur d’avoir l’impression à la fin de ne pouvoir que recopier des documents historiques.

Pour continuer avec Borgès, il écrit sur Le Livre de sable, qu’il a voulu « conjuguer avec un style simple, parfois presque oral, un argument impossible ». Votre démarche ne se rapproche t-elle pas de cette vision ?

C’est vrai, c’est assez proche de ma conception du naturel. Pour moi le naturel de l’écriture a à voir avec une forme de réalité, relative évidemment. Là encore une fois c’est peut être un goût personnel, mais je pense qu’il vaut mieux éviter trop d’effets de manche, trop d’effusions lyriques, auxquelles je cède dans certains chapitres d’ailleurs. Si vous voulez, ce relâchement était aussi un moyen de conjurer le risque de la grandiloquence dans laquelle on peut facilement tomber avec un sujet pareil.

Le risque de tomber dans la grandiloquence et dans l’effet de réel, que vous dénoncez. Mais en même temps, vous le reproduisez un peu dans votre livre, par votre présence. Vous êtes la caution qui rattache au réel.

Sauf que l’effet de réel c’est inventer un épisode qui a priori ne sert à rien pour donner l’impression que c’est vrai. Dans HhhH, les éléments d’ambiance ne sont pas inventés. Je conçois qu’il y ait des gens qui ne voient pas la différence. Mais pour moi savoir que sur le bureau du président tchèque en exil il y avait un petit speed flyer en étain, ce que j’ai vu en photo, ça m’intéresse beaucoup plus de lire ça, sachant que c’est vrai, plutôt que de lire la même scène, conscient qu’il s’agit uniquement d’un effet. A ce moment-là, je préfère même qu’on n’en parle pas, qu’on me dise juste qu’il est dans son bureau, que je m’imaginerai comme je veux.

Quel rapport avez-vous du coup avec des ouvrages comme ceux de Bukowski, qui mettent en scène un personnage – ici Chinaski – qui est une sorte d’avatar de son auteur ?

Là ça me plaît, parce qu’il y a un jeu, il y a une dimension ludique. C’est la fiction qui joue à plein de sa supériorité sur la réalité, qui est dans le récit de ce qui est fantastiqiue, impossible, de ce qui est irréel. Mais quand elle se contente d’être une pâle copie du réel, ça ne m’intéresse pas. Même si elle peut être tirée jusqu’à la perfection ! Ce que je déteste vraiment c’est le roman réaliste psychologique. C’était intéressant à l’époque, mais il faut arrêter avec ça maintenant.

Est-ce que le rapport entre la réalité et la fiction est un thème que vous souhaitez encore explorer ?

Oui, ce sera du coup la problématique de mon prochain livre. Sauf que là, j’ai eu envie d’aborder ça sous l’angle opposé, celui de la fiction. Ca se passera dans les années 80. Dans HhhH j’ai vraiment essayé d’être transparent, de faire participer le lecteur à mes doutes. Dans mon nouveau roman, il s’agira plus d’un jeu de chat et de souris. Mais pour moi c’est deux traitements différents d’une même question.

Quelque chose qui m’a vraiment intéressé sur ce thème, ça a été le film de Quentin Tarentino, Inglorious Basterd : la première scène est une réécriture de Il était une fois dans l’ouest qui est absolument magistrale. C’est tellement intelligent, notamment parce que ça a ce parti pris de réflexivité : Tarentino s’appuie toujours sur l’histoire du cinéma pour donner sa vision de ce qu’est le cinéma. Ce que j’aime dans le roman moderne – depuis Don Quichotte en gros – c’est que c’est un genre qui passe beaucoup de temps à réfléchir sur lui même, sur ce qu’il est, et à se poser des questions sur son existence. Et ça je trouve que c’est très bien. Cela implique tout une réécriture incessante et une réflexion sur cette réécriture. J’adore ça, parler d’autres films et romans quand moi j’écris une histoire.

Finalement, quand vous réfléchissez à votre travail, à votre démarche, vous vous sentez plutôt écrivant ou écrivain ?

Ecrivant. Socialement, statutairement, j’ai toujours pensé qu’écrivain est un métier comme un autre, même s’il peut être plus cool qu’un autre. On peut se dire écrivain à partir du moment où ça devient notre occupation principale. Mais le problème c’est la mythologie qui est charriée par ce terme, et qui me déplaît globalement. C’est comme la littérature, il y a une sacralisation du statut qui me déplaît. Dans l’art en général. C’est grotesque de dire « Je suis un artiste », je trouve. Le mot écrivain est un peu touché par ce ridicule là. Derrière, on sent qu’il y a une telle posture.

Alors après évidemment, je suis quand même sensible au fait que ce prestige rejaillisse sur moi, c’est flatteur. Mais qu’on en parle franchement. Ce que je déplore, c’est qu’il y a beaucoup de livres qui font semblant de parler d’autre chose, mais qui en fait ne font que ça, viser le « Regardez comme je fais de la littérature ». Quand on attaque Angot, sa réponse est « C’est la littérature qu’on assassine ». Elle s’en sert comme d’une arme à tous les niveaux.
Mais c’est vrai que ce n’est pas toujours facile. Moi qui ai fréquenté simultanément le milieu de l’éducation nationale et de l’édition, je peux vous dire qu’on n’est pas traité pareil, c’est le jour et la nuit ! C’est parfois dur de ne pas devenir complètement mégalo !


*HHhH a été publié chez Grasset. Le livre revient à la fois sur l’histoire de l’opération Anthropoïde, tentative d’assassinat par le gouvernement tchèque en exil du « cerveau d’Himmler », Reinhard Heydrich. Et sur la difficulté de raconter l’Histoire sans se laisser dépasser par la fiction.




GaBLé : « Dès qu'on maîtrise un son parfaitement, on se dit qu'il faut aller chercher autre chose »
















GaBlé ? C'est Gaëlle, Thomas et Mathieu. Trois Caennais qui font de la musique. Leur style ? On vous laisse le soin de le définir. Si on devait quand même craquer, on aurait envie de les appeler les Monty Python de la musique. Ils s'amusent, et ça s'entend. Ils expérimentent, ils recherchent, ils étonnent, avec humour et simplicité. Entretien.


arKult : Difficile de vous mettre une étiquette. D'ailleurs, quand on parle de vous dans la presse, les mots qui reviennent souvent sont « bidouillage », « électro-foutraque ». Est-ce que l'image qu'on vous colle est celle que vous voulez donner ?


Mathieu : Ce qui me plaît, c'est que ce soit si difficile à cerner. Et que nous, on n'ait pas à le faire. J'aime bien voir les personnes qui nous suivent définir elles-mêmes ce qu'elles entendent. Et pop foutraque, je trouve ça plutôt cohérent.

Entre vos premiers albums et Cute Horse Cut, le bidouillage n'est en tout cas plus du tout le même. Il est quand même beaucoup plus maîtrisé, maintenant, il me semble.

Gaëlle : On était bordéliques à l'époque.

Mathieu : On avance, mais on garde le côté qui fait qu'on enregistre dans tous les sens puis on recherche une harmonie dans ce bordel là !

Comment est-ce que vous composez ?

Mathieu : On enregistre pendant des semaines. Puis on pioche dedans, on découpe, on remodèle, on colle. Ca donne des chansons plus courtes qu'on rebidouille. Parfois on rajoute du chant mais on enlève la guitare. Jusqu'à qu'on trouve quelque chose qui nous plaît.

Le tout, depuis chez vous, c'est ça ?

Thomas : Oui, et c'est un choix super pratique, qui nous permet de pouvoir passer beaucoup de temps à enregistrer. On ne ferait pas la musique qu'on fait si on allait dans des studios, parce qu'on serait limité dans le temps, les sons, les outils. Là, on peut quasiment tout se permettre. Il y a tellement de choses qu'on peut encore explorer, comme les bruits de la nature. On s'en est déjà inspiré, mais pas assez, peut-être parce qu'on a un micro au milieu du salon et qu'on s'intéresse souvent plus aux bruits qui viennent à nous.

Est-ce que chaque chanson correspond à un projet ?

Mathieu : Il y a des morceaux pour lesquels on va dans tous les sens, puis tu te rends assez vite compte, après trois morceaux acoustiques avec du chant, qu'il faudrait en faire un avec guitare électrique, sans chants. Peut-être qu'on fait attention à ne pas rester tout le temps dans la même énergie, la même direction.
Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a pas une personne qui compose et les autres qui jouent. C'est tout le temps déséquilibré. Parfois c'est Gaëlle qui compose, une autre fois c'est Thomas qui amène un texte, et on pose la musique dessus. C'est le morceau qui fait l'expérience, et ce n'est jamais tout le temps pareil.

Faire des morceaux courts, c'est un hasard aussi ou un choix ?

Thomas : C'est pas tant un choix que notre façon de faire. Il y a un énorme boulot d'écrémage, je crois. Dès qu'une chose nous semble se répéter, ça perd du sens. Une fois qu'on a dit un truc une fois, ça ne nous semble pas nécessaire de le répéter.

Mathieu : Je me rends compte que même quand on essaie d'étirer au maximum parce qu'on a une chanson d'1 minute 30, elle fera 1 minute 40 ! On essaie vraiment de faire qu'ils soient plus longs, mais on n'y arrive pas !

Pourquoi est-ce que vous chantez de plus en plus en anglais ?

Mathieu : Parce que c'est rigolo quand t'es Français de chanter en anglais. Quand un Français chante français, il y a un impact, une espèce de truc direct, de communication, où tout d'un coup le texte prend un sens énorme. Et là le fait de chanter en anglais en France, ça te donne l'impression que tu peux porter moins d'importance au texte, même s'il l'est. Du coup, tu développes autre chose.

Cute Horse Cut est la traduction un peu boîteuse d'une blague française. Seminéoproantiantifolk. Purée hip-hop… : vous aimez autant jouer avec les mots qu'avec les sons ?

Mathieu : Oui, c'est de la musique, c'est un plaisir, des choses ludiques. C'est bien d'essayer de changer, et en effet, on s'amuse autant dans les titres que dans les sons.

Gaëlle : D'ailleurs, pour seminéoproantiantifolk, c'était Herman Düne qui faisait de l'anti-folk, et à cette époque on nous demandait beaucoup quel style on faisait, alors on a inventé celui-là.

Vous dîtes à chaque fois que vous n'êtes pas de bons musiciens. Est-ce pour cela que vous vous servez du coup de tout ce qui vous tombe sous la main, que vous donnez sa chance à tout objet ?

Thomas : C'est bien vu! On n'essaie pas de hiérarchiser entre les instruments nobles, les choses bien jouées, la virtuosité, et les petits bruits et bruitages. On essaie de trouver un juste équilibre entre tout ça.

Et alors est-ce que le fait d'explorer autant de styles, de sons, ou encore de voix, ça correspond à une recherche peut-être d'un son, peut-être du morceau parfait, une sorte de quête ?

Thomas : Je ne me pose pas la question. Je suis content de ce qu'on fait et de la façon dont on le fait, et que ça mérite d'être creusé encore.

Mathieu : Et je fais toujours attention à ce qu'on n'aille pas dans la direction dans laquelle on se se sent à l'aise. Dès qu'il y a un truc qu'on maîtrise parfaitement, on se dit qu'il faut aller chercher autre chose. Je crois que ce qu'on fait, on le fait aussi parce qu'il y avait de la place pour ça. Je trouve que c'est assez facile de s'installer dans un milieu. Le fait de ne jamais être en place, ça amène à plus de possibilités, plus de risques, plus de tout. Je trouve ça très excitant. Après, peut-être que ce qu'on fait n'est pas nouveau du tout, mais quand on le fait on se dit que c'est bien notre identité qui est là dedans.

GaBlé a sorti le 22 mars un nouvel album, Cute Horse Cut. Après le Café de la Danse, à Paris, le groupe est en tournée, en France et en Europe. Les dates sont à retrouver sur leur site.




Denis Villeneuve met le feu aux poudres

Le réalisateur québécois adapte la pièce de Wajdi Mouawad, Incendies, au cinéma. Pour le meilleur. On en oublierait presque le texte d’origine.















« Jeanne, Simon, où commence votre histoire ? ». C’est ce qu’écrit à ses enfants Nawal, une libanaise expatriée au Canada, et qui a passé sa vie à cacher ce qu’elle a vécu à sa progéniture. C’est un peu aussi l’histoire de la pièce d’origine, et du film de Denis Villeneuve, cette interrogation.

A la mort de Nawal, les jumeaux Jeanne et Simon se retrouvent en effet en possession de deux lettres. L’une à remettre au père, qu’ils ne connaissent pas et qu’ils croyaient mort. L’autre à remettre au frère, dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Commence alors une quête initiatique qui passe par la découverte du passé de la mère pour réussir à remonter à ces deux êtres dont ils ignorent tout.

Le but de cette remontée vers leurs origines : mettre un terme à la colère et au silence qui rongent leur famille. Comme toujours chez Mouawad, petite et grande histoire sont toujours mêlées. Eclaircir la première, c’est aussi réaliser une mise en abyme de l’histoire houleuse de leur pays d’origine, le Liban.



Au théâtre, c’est l’opus de la Trilogie (Littoral – Incendies – Forêts) le plus clairement historique, peut-être le plus complexe sur ce point, mais aussi dramaturgiquement parlant, le moins réussi. La faute à quelques longueurs, quelques dialogues moins enlevés, une certaine lourdeur qui n’est pas que celle du poids de la situation. Le cinéma de Villeneuve – dont l’un des précédents films, Polytechnique, revient sur le massacre opéré à l’école de Montréal le 6 décembre 1989, et que Mouawad évoque, d’ailleurs, dans sa pièce Forêts – donne toute son ampleur à ce texte.

Si au départ le cinéaste reprend presque mot pour mot le texte du dramaturge, il s’en éloigne très vite et se l’approprie complètement. Pour quelqu’un qui n’a pas lu le texte, difficile de croire à la mise en scène au théâtre de cette histoire. Et pour qui l’a lue, c’est au contraire une évidence. Il y avait déjà tout dans la pièce. Et notamment la multiplicité de lieux et d’époques, avec lesquels Mouawad aime jouer.

On notera également dans l’adaptation la puissance de l’interprétation des deux femmes du film. Et plus particulièrement celle de Nawal, jouée par Lubna Azabal, et qui parvient à ne jamais tomber dans le pathétisme facile et l’attitude d’héroïne tragique. Cela, même si la tentation est grande, si l’on se réfère à la succession de drames que le personnage va connaître. Et c’est là qu’on perçoit aussi la qualité de l’adaptation de Villeneuve. Car la frontière chez Mouawad entre le lyrisme qui pourrait être dégoulinant et la beauté tragique, l’émotion véritable, est souvent fine mais jamais dépassée. C’est la même chose dans sa version cinématographique : le fond sonore (du Radiohead parfois presque assourdissant), les plans lents, souvent le silence, donnent de l’intensité et pas du larmoyant au propos.

Des regrets ? Il y en a forcément. Le choix de certaines ellipses par exemple rendent la narration moins fluide que dans la pièce. Alors qu’elles sont censées simplifier au contraire la compréhension. L’une d’entre elles, liée au fils, nuit même à la fin à la logique et à la force du film. Il n’y a pas d’incohérences dans la pièce de Mouawad (affirmation loin de toute idolâtrie, c’est promis). Il y en a dans le film de Denis Villeneuve. Par exemple, le réalisateur rend le notaire qui accompagne les enfants complice du secret de Nawal. Difficile de comprendre cette décision, qui n’apporte rien au déroulement de l’histoire. On pourrait la justifier en se disant que le personnage ne dévoile pas ce qu’il sait car c’est aux enfants de réaliser eux-mêmes leur voyage initiatique s’ils veulent comprendre et grandir. Mais avait-on réellement besoin de ce coup de stabilo sur une symbolique qui est tout de même assez claire ? Pas sûr…

Littoral avait déjà été adapté, par son auteur himself. J’aimerais savoir si avec succès, mais n’ai pas encore eu l’occasion de le voir. Incendies en a suivi le chemin. On attend désormais de pouvoir voir sur les écrans Forêts. Il y aurait là aussi matière à s’amuser en brassant drames familiaux et historiques. En attendant, il n’y a plus qu’à chercher les salles où aller voir le deuxième opus, à partir du 12 janvier.

http://www.youtube.com/watch?v=qpd9J-hDnpI




La démesure se réfléchit dans les salles obscures

Bon évidemment, c’est mieux d’être un minimum partisan, au moins sur certains points, avant d’aller à l’édition 2010 du festival de cinéma d’Attac, dédié cette année à « La démesure, jusqu’à quand ? ».

Pourquoi partisan ? Parce que l’association, dont l’acronyme signifie Association pour la Taxation des Transactions Financières, lutte pour, je cite, « la reconquête, par les citoyens, du pouvoir que la sphère financière exerce sur tous les aspects de la vie politique, économique, sociale, et culturelle dans l’ensemble du monde ».

Mais y être sensible n’est pas nécessaire pour se sentir concerné par les thèmes abordés tout le long de ce festival : la gestion des déchets, les impérialismes, l’innovation technologique, l’agroalimentaire et la santé, la surveillance ou encore les impacts de la finance. Cela via des films et documentaires – médiatisés comme celui de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global ou plus confidentiels, et point trop partisans – mais aussi par des débats.

Enfin, si, malheureusement, comme Houellebecq, vous estimez que votre pays n’est ni plus ni moins qu’un hôtel*, il me semble qu’il y a la TV dans ces lieux de passage. Vous aurez alors peut-être plaisir à simplement aller visionner des longs métrages comme Wall-E (d’Andrew Stanton), Trafic (de Jacques Tati), Soldat Bleu (de Ralph Nelson), ou encore le cultissime Brazil, de Terry Gilliam.

Pour tout cela, le rendez-vous est au cinéma La Clef, à Paris, du 17 au 23 novembre. Pour le programme, c’est ici. Quant à l’adresse, c’est .

*Matinale de France Inter du 09 novembre 2010




Wajdi Mouawad en trois actes

« L’espace, ça aide à contenir les peines et les colères ». Et ils en traversent, des espaces – géographiques et temporels – les personnages de Wajdi Mouawad pour assécher leurs peines en remontant vers leurs origines. Et pour pouvoir dire ensuite en le pensant vraiment, « Je suis Wilfrid, Jeanne, Simon, ou Loup ». Le spectateur aussi, a droit à la grande traversée.

Surtout quand, armé de thermos, gâteaux secs mais pas trop pour ne pas virer au rongeur exaspérant, et force mouchoirs, il a suivi le marathon qui était proposé fin septembre au théâtre Chaillot : la Trilogie (Littoral, Incendies et Forêts), jouée pour la dernière fois.

Difficile en quelques lignes de résumer plus de onze heures de spectacle. Reste que, puisque c’est une trilogie, il y a une trame entre les trois pièces. Pas dans les personnages : les trois histoires sont différentes. Mais dans les thèmes. Littoral ? C’est celle de Wilfrid, qui apprend par téléphone que son père, qu’il n’a quasi pas connu, vient de mourir. Et qu’il décidera d’enterrer au pays natal de son géniteur, et scène de son amour pour Jeanne, sa mère : le Liban. Ça, c’est la belle histoire. La réalité, c’est que si le fils n’a pas pu mettre son père sous terre canadienne, c’est parce que celui-ci est accusé d’être le meurtrier de sa mère : il aurait insisté pour que sa femme porte un enfant censé la tuer (la réalité n’est pas tout à fait la même). Et au Liban rebelote, personne ne veut concéder de bout de terrain pour y abandonner le padre. Et qu’il faudra à Wilfrid aller jusqu’à la mer, escorté d’un chevalier imaginaire et de compagnons de voyage tous plus meurtris les uns que les autres par la guerre et obnubilés par la mémoire, pour y « emmerer » un père qui deviendra celui de tous, et le gardien du souvenir des morts, de l’enfance, de la souffrance.


Incendies ? Cette fois c’est des jumeaux, Jeanne et Simon, dont la mère – presqu’une inconnue là encore – vient de mourir. Et qui leur demande dans son testament de porter une lettre : Jeanne à leur père – qu’elle ne connaît pas, sinon c’est trop facile – Simon à leur frère – vous aurez deviné qu’il n’avait pas la moindre idée qu’ils en avaient un. Le tout entrecoupé de meurtres, incestes et autres délicieusetés. Quant à Forêts, il s’agit de Loup, qui va devoir elle aussi remonter sept générations de femmes pour arriver à ne plus dire « je suis fossilisée par ce que je porte et ne comprends pas de moi ». Là encore, les atavismes familiaux sont forts (c’est un euphémisme).

L’omniprésence de ces monstruosités familiales, de ces abandons, de l’inceste, du meurtre ou du silence ne sont pas ici dans le but de faire un théâtre du choc, de l’exhibition. Ils sont plutôt à prendre comme la trame de tous les mythes, version moderne. Mouawad nous propose du Oedipe revisité, qui copine avec Galaad et ses compagnons du Graal, quand il ne fricote pas avec Electre, Agamemnon ou encore Antigone. Chacun de ses personnages, presque chacune de ses scènes, en est l’allégorie. C’est parfois un peu trop, mais il parvient à son but : faire de ses pièces des voyages initiatiques à travers lesquels ses héros affrontent passions humaines et histoire meurtrière pour parvenir à leur but : se découvrir.

L’autre talent de Mouawad, c’est celui de nous convier à un spectacle total. Visuel et auditif : la mise en scène joue admirablement bien avec les ruptures spatio-temporelles, la musique et les quelques éléments du décor. On se croirait au cinéma, en train de regarder un film truffé de flashbacks. Scénaristique ensuite : ses pièces peuvent se lire dans un contexte historico-politique, psychologique ou émotionnel. Le brassage des mythes, et le mélange des registres – du tragique au comique en une phrase – apportent enfin une force très charnelle, très réelle, à ses propos. Le tout forme un cadre certes complexe, mais le rythme, assez lent, permet de ne pas se perdre et de se faire de fréquentes mises à jour personnelles pour resituer histoire et sens.


Alors forcément, on peut regretter l’usage un peu trop abondant de la peinture, notamment rouge. Dans laquelle les acteurs trempent leurs mains pour la barbouiller sur le mur, ou dont ils s’aspergent pour bien nous signifier que nous sommes face à un crime. Peinture aussi présente pendant tout Incendies sur la gorge des membres de la famille, comme une marque pour montrer qu’ils ne seront libres que quand ils « auront arraché le couteau de l’enfance planté dans leur gorge » (citation approximative et plus certainement dite par Wilfried dans Littoral. Onze heures de texte entraînent parfois une légère confusion). On peut aussi penser que la folle chorégraphie imposée aux chaises qui composent le décor est excessive. Ainsi que celle des corps qui font l’amour (ça aura été mon premier cunnilingus de théâtre). Et qu’il n’y a pas forcément besoin, quand on s’inspire de mythes, de les citer ensuite.

C’est peut-être là le petit travers de Mouawad, s’assurer qu’on a bien compris. Là encore de manière totale. Par le texte, par le jeu, par la mise en scène. Mais la puissance émotionnelle qu’il réussit à instaurer est si forte qu’on en devient non seulement indulgent, mais qu’en plus on aime ça. C’est du pathos, et c’est bon. C’est un peu vers la catharsis que le dramaturge veut nous emmener. Et qu’on pleure, et qu’on rit, et qu’on pense, et qu’on sente. Alors il use de tous les remèdes. Et on en redemande. Avec un message final toujours puissamment humain et optimiste. Celui – entre autres – qu’il faut accepter de revenir et d’affronter son histoire pour devenir grand. Pour acquérir son identité et véritablement vivre. C’est presque du spectacle populaire didactique finalement. Du vitrail d’église. Moi je m’incline (et pas d’ennui).




God bless America, qu'ils disaient…

La Terre promise pour un jeune juif dans les années 50, c’est aussi et surtout les petits boulots, le taudis avec WC communs, la chemise crasseuse et les filles de joie pas beaucoup plus propres. Voilà pour le point de départ. On approfondit avec Edgar Hilsenrath.


Fuck America commence comme son titre le suggère, pas dans la finesse. Mais dans un échange épistolaire complètement absurde entre le père du héros et le consul d’Amérique. Ce dernier refusant à la famille juive allemande d’émigrer, en 1939, pour la bonne raison que «des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique». Le livre se poursuit ensuite d’un «Fuck America» bien senti à la face de la statue de la Liberté, et d’écriture d’un roman intitulé «Le Branleur».

La critique du Nouveau Monde est cependant loin d’être aussi primaire que le style voudrait (pourrait) le faire croire. L’histoire tient en quelques mots, celle d’un jeune juif rescapé de la Shoah, et dont la famille a immigré aux Etats-Unis au début des années 50. Et qui, écrivain en devenir, cumule les jobs miteux et les putes qui ont bien voulu lui faire un rabais (parce que les vraies femmes, celles qui sont secrétaires de direction, ne regardent pas les rangs grouillants d’étrangers).

Rien de larmoyant ni de pathétique au premier degré dedans, néanmoins. Bien au contraire. Mais un enchaînement de situations entre le caustique et le burlesque, et qui permettent à Hilsenrath d’évoquer avec pudeur une double histoire : celle de l’immigré dont le pays ne sait que faire et qui se heurte – mais sans jamais les toucher – à des Américains pure souche – heum heum – et celle du traumatisme du génocide. D’ailleurs, ce qu’il y a de bien dans ce livre, c’est que la fameuse écriture du Branleur qui occupe le héros, Jacob Bronsky, et tout le roman – et dont nous ne saurons jamais rien – est un moyen pour Hilsenrath d’accoucher de sa propre histoire avant l’Amérique.

Le tout dans un style très cinématographique. Comme dans un film de Jim Jarmusch, Hilserath nous balade de séquences en séquences, mais avec un seul personnage : Jacob à la cafétéria des immigrants, Jacob chez sa logeuse qui compte combien de tranches de pain et de noix de beurre il peut voler sans que son voisin ne s’en aperçoive, Jacob à l’agence pour l’emploi ou dans l’un de ses jobs à la petite semaine, Jacob au restaurant chic et qui en sort par la fenêtre… On entend presque le clap entre deux scènes, on imagine le jeune écrivain en Charlot voûté. Avec la trogne du Roberto Benigni de chez Jarmusch encore, absurde, irritant, pathétique, émouvant. L’impression visuelle est renforcée par de longs dialogues sibyllins qui habillent la page de grattes-ciel lithographiques, et de passages écrits en gras et en police obèse. Et par des scènes restituées comme en direct, au présent ou au passé composé, à la première personne, ponctuées d’interpellations à soi-même par le personnage : «Bronsky, je me suis dit…».

La dernière fois qu’on m’a dit : «Si tu aimes Bukowski et Fante père, tu aimeras le fils», raté, j’avais trouvé que le fils se débattait entre ces deux images sans parvenir à trouver sa propre plume. Pour Hilsenrath, difficile d’y couper : c’est écrit sur la quatrième de couverture. Sauf qu’ici, c’est vrai. Non seulement il y a du Henry Chinaski dans Jacob Bronsky, et du Bukowski dans Hilsenrath. Mais surtout, il s’en éloigne. Certes, cela fait beaucoup de «i». Pour le reste, il suffit d’ouvrir le livre.

Fuck America, Edgar Hilsenrath, aux éditions Attila




Yoko Ogawa veut se souvenir des belles choses

Cristallisation secrète, c’est l’histoire d’une île, sur laquelle choses et êtres disparaissent peu à peu du paysage et des mémoires. Difficile pour les habitants de protester : une police secrète les traque en permanence. Science-fiction, métaphore politique ou essai philosophique ? Un peu des trois, en fait. Et la sauce prend.

A l’origine, je cherchais un livre pour une amie qui aime Wajdi Mouwad, Milan Kundera, Murakami et Gabriel Garcia Marquez. Du fantastique, du lyrique aussi, et du questionnement sur la mémoire, l’identité. A la librairie L’Arbre à Lettres à Bastille – que je recommande d’ailleurs, pour ses libraires qui vous parlent bouquins comme d’un bon plat – c’est presqu’immédiatement que le libraire qui me conseillait s’est dirigé vers le coin Littérature étrangère pour me tendre Cristallisation secrète*. J’étais un peu dubitative au départ. Cristallisation secrète, j’imaginais quelque chose d’un peu mièvre, du Harlequin à la sauce mélancolique. En quelques mots, j’étais séduite, c’était plutôt du Kafka, digéré par Terry Gilliam.

Sur une île anonyme, les habitants sont confrontés à des disparitions pour le moins étranges : un matin un objet, une chose ou un animal s’efface. C’est-à-dire continue à matériellement exister mais n’évoque plus rien à la population, qui du coup s’en défait. Après avoir « oublié » les chapeaux, les rubans, les oiseaux, les roses ou encore les photographies, ce sont des morceaux de corps qui commencent à « mourir » à la conscience de leurs propriétaires. Face à cet oubli collectif, certains résistent, mais sans le vouloir : ils n’oublient pas et continuent à conserver la mémoire et surtout l’émotion des choses, sans pouvoir se l’expliquer. Yoko Ogawa aurait pu s’arrêter là, et ne livrer qu’une réflexion fantastico-philosophique sur le rôle de la mémoire, sur la capacité de se souvenir et de ressentir qui définit notre existence, qui fait notre essence. Mais elle le mêle à une métaphore beaucoup plus politique de dénonciation des régimes dictatoriaux et du processus de soumission des individus. Elle y ajoute en effet une police secrète qui traque les « résistants à l’oubli », un éditeur – la narratrice est romancière – qu’il faut cacher, des habitants terrés qui aimeraient parfois comprendre mais qui sont terrorisés. Et qui pour survivre, acceptent de se délester non pas seulement des choses physiques, mais aussi et surtout de leur capacité de penser et de ressentir.

Ce que j’ai aimé ? L’écriture courte, incisive, le ton similaire à celui qu’on adopterait pour écrire un compte-rendu objectif d’événements. C’est factuel et dénué de sentiments, et c’en est d’autant plus dramatique. On a l’impression d’un combat déjà perdu, que le bateau a coulé et qu’on vient de retrouver le journal de bord du capitaine. Et c’est aussi de cette neutralité apparente, ajoutée à la résignation omniprésente, que naissent une mélancolie et une nostalgie qui sont la trame du roman. D’autant que la narratrice fait partie de ce tout, elle aussi oublie. Elle non plus ne comprend pas pourquoi perdre les choses, ou plutôt en perdre la mémoire et l’émotion, la fait mourir peu à peu. Et nous impose cet ordre qui nous brutalise presque plus nous que la narratrice : on ressent un véritable malaise à voir disparaître ce monde au fur et à mesure qu’on lit.

Ce qui me fait arriver au petit bémol, pour moi, du roman : Yoko Ogawa joue sur le métier de sa narratrice pour insérer des passages du roman qu’elle tâche d’écrire : l’histoire d’une jeune femme que son amant, son professeur de dactylographie, possède dans tous les sens du terme. Pour asseoir son emprise sur elle, il lui a d’abord volé sa voix, puis l’enferme et ne la fait exister que par lui. En perdant son identité, en ne voyant le monde plus que par lui, elle finira par disparaître, elle aussi résignée. Le problème, c’est qu’il me semble que l’on n’avait pas besoin ici de cette mise en abyme pour mieux comprendre, pour mieux ressentir. Plus que parallélisme, j’ai trouvé que cela faisait doublon, et m’a gênée dans ma lecture.
L’impression reste néanmoins clairement positive. La preuve : je viens de m’offrir L’Annulaire.

*Cristallisation secrète, Actes Sud.