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[Théâtre] Les Soldats & Lenz

© Le Festin – Cie Anne-Laure Liégeois

Il y a quelques semaines la compagnie du Festin dévoilait à Nantes sa dernière création, et la voilà passée au Théâtre 71 situé à Malakoff. Avant une grande tournée, Anne-Laure Liégeois livre aux spectateurs franciliens Les Soldats & Lenz, deux pièces quasi en une, de Lenz et de Büchner. Si Les Soldats suit le parcours tourmenté d’une jeune femme victime de ses désirs, c’est aussi le récit d’une société réglée par d’étroites conventions. L’œuvre prend de l’ampleur et se voit prolongée par le Lenz de Büchner, traverse initiatique tout à fait saisissante dans l’esprit tourmenté de l’auteur des Soldats.

Marie est une jeune femme qui découvre les hommes, ainsi que son désir. Inversons donc les lettres de ce prénom biblique afin de la décrire et l’ériger en « A-I-M-E-R », puisqu’elle ne veut que cela. Tout à la fois candide, terrible et provocante, elle lèvera un voile que son éducation avait mis sur les hommes. Elle séduit, s’en délecte, puis découvre à quel prix… Tout au long du spectacle qu’elle offre aux soldats, prédateurs insatiables de la caserne voisine, elle est une proie facile. Le fameux, mais subtil, « théâtre dans le théâtre », l’abandonne en pâture aux regards de ces hommes, sous les yeux d’une salle encore éclairée. Puis le foyer s’éteint et le texte devient sombre, avec pour toile de fond l’élite inaccessible par ascension sociale. La scène vomit alors aristos prétentieux et baronnes délurées. Au milieu de cette faune d’humanités vicieuses, c’est Elsa Canovas (Marie), irradiante et subtile, qui souffle la douceur de cette fille inconsciente. Fidèle à ses marottes, Anne-Laure Liégeois questionne sans tabous ni excès, le sexe et la violence : c’est trash mais pas gratuit alors c’est réussit. Pertinentes et sincères, les plusieurs scènes de viol sont infailliblement au service du propos, éminemment féroce.

Alors que les lueurs se rallument un instant, le décor s’allège et laisse place à Lenz. Olivier Dutilloy et Agnès Sourdillon donnent à ressentir ce texte de Büchner, autopsie frénétique de J.M.R. Lenz, dramaturge tourmenté et auteur des Soldats. Et c’est en sweat-basket que les deux interprètes s’empareront des planches, traçant par leurs cent pas la ligne imaginaire de la largeur de scène. Allers-retours terribles comme « tempête sous un crâne », on plonge dans le récit d’une nuit de janvier, dans la neige et dans l’eau où Lenz s’est tué. Tour de force corporel, les mouvements exacts de ces deux comédiens, ponctuent un texte amer, diagnostic douloureux de la folie d’un homme. Tout résonne et fait sens. L’usage des micros permet à chaque soupir d’accrocher le public, en miroir duquel se tiennent sept comédiens, assis en face de nous, à l’arrière de la scène. Néons braqués sur eux, parfois on les regarde, souvent on les ignore. Fantômes indélébiles du drame précédent, ils semblent immobiles mais cependant ils bougent au rythme ralenti d’une conception sonore habile et étincelante, signée François Leymarie.

Manœuvrés tous ensembles pour s’adresser aux sens, les outils du théâtre sont maniés de telle sorte que l’on se laisse faire. D’un drame social sublime à l’histoire ténébreuse de son compositeur, le spectacle est un tout. Jamais pris à parti, le spectateur est libre de vagabonder de l’œil ainsi que de l’esprit. Divaguant dans son coin sur Dieu, sur l’art, sur l’homme, il se saisit des thèmes de ces textes portées hauts par l’harmonie géniale de cette adaptation.

« Les Soldats & Lenz » d’après JMR Lenz, traduction adaptation et mise en scène de Anne Laure Liégeois. Durée 3h10, plus d’informations sur : http://www.lefestin.org/fiche_spectacle.cfm/272420-6813_les-soldats–lenz.html

 

 

 

 

 




[Cinéma] 3 Billboards : Les Panneaux de la vengeance

Pour son quatrième film (Bons baisers de Bruges, 2008), c’est dans un Missouri profond que Martin McDonagh situe le combat d’une fauteuse de trouble qui réveille good et bad cops. Malgré un esprit revanchard à peine planqué sous ses airs de cinquantenaire malmenée par la vie, le personnage principal fait naître une forme de tendresse. De quoi nourrir ce drame mêlé de malice et d’effronterie qui questionne les contours d’un politiquement correct à l’américaine.

Frances McDormand dans 3 Billboards : Les panneaux de la vengeance
© Fox Searchlight

En quête de justice, Mildred Hayes interprétée par Frances McDormand (Golden Globe de la meilleure actrice) est une mère qui n’a plus rien à perdre. Le meurtre de sa fille n’a toujours pas été élucidé alors elle va laver l’outrage en s’alliant au publicitaire du coin, un peu piteux mais brave.

Bien décidée à placarder la fainéantise de la police aux yeux de tous, elle nargue les autorités par des slogans en caractères noirs sur le fond rouge des Panneaux de la vengeance. Tant pis si les pancartes sont placées sur une route abandonnée, elle fera venir la télé ; tant pis si son gamin se fait victimiser à l’école, elle ira flanquer des coups de genoux.

Mildred s’accroche à sa détermination. Rongée par la culpabilité elle s’active, se met en mouvement pour semer le trouble à Ebbing où morale religieuse et objectif « pas de vagues » ont valeur de loi. Rien de tel qu’une petite ville reculée du Missouri pour mettre à jour faiblesses et beautés de la nature humaine. Tous à moitié ratés à moitié débonnaires, les personnages sont décortiqués par Martin McDonagh qui fabrique d’irrésistibles anti-héros attachants. L’officier Dixon par exemple, assidu au bar comme dans le giron de sa mère, illustre les violentes contradictions d’un grand dadet ravagé. Cette performance est brillamment livrée par Sam Rockwell, récompensé (lui aussi!) aux Golden Globes.

Cyniques et beaux, les traits d’humour ne sont pas seulement noirs, ils subliment la violence des êtres dans ce qu’elle a de plus humain. Chaque pétage de plomb apparaît légitime puisque le subtil cadrage sait les appuyer sans les parodier. Au rythme un peu épars des protagonistes, ce western prend le temps de surprendre et de renouveler le genre avec intensité.

« 3 Billboards : Les panneaux de la vengeance », de Martin McDonagh, sortie au cinéma le 17 janvier 2018

Frances McDormand : Mildred Hayes
Woody Harrelson : Chef William Willoughby
Sam Rockwell : Officier Jason Dixon
Peter Dinklage : James

 




[Exposition] « Daniel Brush » : l’esthétique intemporelle d’un artiste polymorphe

Second Dome, 1983-1989, pure gold, 22 karat gold, steel, 3 x 3 x 3 inches. Photography by Wesley Stringer.

Pour célébrer ses cinq années d’existence, l’Ecole des Arts Joailliers magnifie la création contemporaine internationale par le biais d’expositions temporaires et ouvre ses portes au grand public. Tel un écrin précieux, l’Ecole accueille jusqu’au 31 octobre seulement, les œuvres singulières de l’artiste en orfèvrerie Daniel Brush. A travers une sélection de sculptures, colliers, manchettes et dessins, l’exposition met en valeur l’univers de ce créateur polymorphe qui fascine par son perfectionnisme et sa maîtrise technique. Plus qu’une simple monstration esthétique, un moment d’une élégance rare.

Peintre, philosophe, sculpteur ou encore historien, Daniel Brush est un artiste aux multiples talents dont les œuvres reflètent en filigrane, ces complexes influences. Créateur énigmatique, ses réalisations comme sa vie personnelle étonnent et fascinent : telle une légende de l’artiste forgée au fil du temps, on le dit solitaire et volontiers reclus dans son atelier, travailleur acharné dont la vie quotidienne très ritualisée confère à son œuvre, une dimension méditative et quasi-mystique. Tel un enchanteur alchimiste, Daniel Brush façonne pierres et métaux pour en révéler la sensualité, dissimulée sous l’apparente rudesse du matériau. Ainsi sous ses doigts, l’acier brut se fait bijou, tour à tour papillons aux parures d’or ou coquelicots de diamants.

Ten Butterfly Box, 1991-1993, Pure gold, steel, rare earth magnets, 3 x 3 3/4 x 3 3/4 inches. Laurent Kariv.

Les créations ici présentées et magnifiées par une muséographie épurée aux tons de nacre, subjuguent par leur délicatesse et l’impression de mouvement qu’elles exhalent : faites d’or et de cuivre, d’acier et d’aluminium, leurs surfaces creusées de vagues métalliques et de fins sillons se parent de reflets lumineux et changeants.

De ces matériaux pourtant si lourds, émane une légèreté paradoxale où la maîtrise technique s’efface derrière la poésie du bijou. Fruits d’une réflexion plastique en perpétuelle innovation, les objets d’art de Daniel Brush recèlent un charme envoûtant que l’on ne saurait briser.

Red Breathing, Cantos for the Womenplays, 1991-2003, 117 drawings (One of the series), Ink on paper. Each 60 x 40 inches. Photography by Wesley Stringer.

Parmi les pièces exposées, les colliers créés par l’artiste métaphorisent une épopée poétique livrée aux caprices du temps. Issus d’une collection de 117 pièces, ils possèdent tous leurs spécificités, leur caractère propre aux accents parfois animaliers, sertis de pierres précieuses ou rehaussés de motifs floraux. Conçus sur une période de quatre ans, ces colliers célèbrent tant l’évanescence du présent que la beauté d’une femme imaginaire, absolue, dont le cou serait orné de ces créations uniques. Dès lors, le charme de ces pièces réside avant tout dans leur rareté, loin d’une logique marchande où la multiplication de l’objet annihile sa singularité.

Tout aussi hypnotiques, les dessins grands formats de l’artiste se déploient sur les murs de l’Ecole des Arts Joailliers. Plastiquement, l’influence japonaise de la calligraphie et du théâtre Nô est palpable. Ici, contrairement aux bijoux ciselés qui s’observent au plus près, il faut se détacher de l’œuvre pour en saisir la complexité intrinsèque : que l’on s’éloigne du cadre, et la toile s’anime, la sensation de mouvement affleure face à ces dessins qui semblent inachevés, mus par une vie propre à la fois fugitive et suspendue dans l’instant. Ainsi appréhendées dans l’espace, les lignes esquissent de fugaces stries ondulantes, comme autant d’échos aux fines ciselures des bijoux.

Par sa première exposition française, Daniel Brush insuffle à l’art de la joaillerie contemporaine, une forte dimension émotionnelle et bouleverse les codes par son insatiable quête d’originalité. « Il me faut repousser les limites de la bijouterie pour bousculer l’histoire » explique-t-il ; une subversion esthétique certes, mais qui privilégie l’harmonie et la richesse de la forme à la vile polémique. Collectionneur passionné d’objets anciens, Daniel Brush y puise une inspiration foisonnante teintée d’historicité, afin de créer des pièces à la sensualité quasi-viscérale et obsédante. Un tour de force tout en finesse.

Thaïs Bihour

L’exposition « Daniel Brush, Cuffs and Necks » se tient jusqu’au 31 octobre à l’Ecole des Arts Joailliers. Plus d’informations sur  https://www.lecolevancleefarpels.com/fr




[Théâtre] La Clef de Gaïa – Des airs de famille …

Voilà maintenant plus de 3 ans que La Clef de Gaïa a été présenté pour la première fois au public. Quelques tournées et festivals d’Avignon plus tard, l’équipe a posé sa tente depuis fin septembre au Théâtre des Mathurins, en plein coeur de Paris.

Mais on oublie vite la frénésie des grands boulevards si proches, dès que la lumière tombe et que les premiers mots retentissent. Nous sommes plongés dans les évocations de l’Algérie du milieu du siècle dernier. Lina Lamara nous emmène faire connaissance avec sa famille et plus spécialement sa grand-mère paternelle, sa Mouima. Déjeuners en famille (nombreuse), scènes de la vie quotidienne, rituel du hammam, le spectateur est littéralement présent au coeur de cette vie de famille.

Le talent de la comédienne nous fait ainsi passer d’un personnage à l’autre, son jeu se transforme du tac au tac, de l’aïeule et son langage tout en images et en sonorités méditerranéennes, à l’adolescente ennamourée aux complaintes revêches, et aux airs américains. Car c’est bien toute une vie qui nous est donnée à voir au travers du prisme de l’enfant grandissant et s’épanouissant sous nos yeux. Toute une vie imprégnée par l’histoire et l’héritage d’un pays meurtri par de terribles événements, mais également sublimé par une culture séculaire, où le partage, la famille, la bienveillance envers l’autre font office de lois naturelles. La vie d’une Mouima, ordinaire dans sa vie de tous les jours, extraordinaire aux yeux et dans le coeur de sa petite fille. Cette petite fille qui se présente à nous, sur scène, et nous envoûte aux mélodies des mondes qui s’entrecroisent dans sa vie et ses envies.

Portée par les accords d’une guitare, tantôt discrets, tantôt enjoués voire endiablés, Gaïa, comme l’appelle sa Mouima, nous transporte. En explorant ces différents mondes qui l’attirent ou l’aspirent, c’est aussi sa Mouima qui va s’ouvrir et se confier, destins croisés de deux femmes et de deux époques.

La mise en scène, sans extravagance, précise sur les jeux de lumières et les effets sonores, accompagne et magnifie l’évocation de ces destins familiaux. Et si certains instants peuvent sembler décousus ou certaines répliques parfois attendues, l’ambiance magique qui règne dans la salle est plus forte, l’émotion prend le dessus. La beauté des personnages que l’on observe, tout en simplicité et en naturel, fait mouche dans notre contexte troublé et incertain, où certaines valeurs semblent s’effacer progressivement de la nature humaine.

Alors, n’oubliez pas votre d’offrir une orange à ceux qui vous sont chers …

Affiche

La Clef de Gaïa
Théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins, 75008 Paris
Du jeudi au samedi, à 19h
28 euros en placement libre
Avec : Lina Lamara, Pierre Delaup
Mise en scène : Cristos Mitropoulos
Lumières : Maxime Roger
Décor : Christian Courcelles
Production : Compote de Prod
Réservations : http://www.theatredesmathurins.com/spectacle/336/la-clef-de-gaia




Gary Cook – Le Pont des Oubliés

Gary Cook.
Hymne à la camaraderie,
Ode à l’essence humaine,
Adolescence inhumaine.
Pêche de mauvaise fortune,
Amitiés de bon coeur.
Plongée dans les bas-fonds de l’espèce,
Pour un départ là-haut dans l’espace.
Découverte des joies, des peines,
Des amours, des trahisons.
Blessures des coeurs, douleurs des corps.
Petite ballade, grande échappée.
Cauchemar du présent, rêves d’avenir,
Des illusions, désillusions.

Gary, Max, Elliott,
Lou de mer,
Petits princes des temps modernes,
Ulysses aux sirènes wakoliennes,
L’Albatros veille sur ses pêcheurs.
Vertige des profondeurs,
Ivresse des espoirs.
Premier tome enchanteur,
Ravissement du lecteur.

 

Gary Cook
Tome 1 : Le Pont des Oubliés
Editions Nathan
Réservation / disponibilité : https://www.placedeslibraires.fr/livre/9782092573860-gary-cook-t-1-le-pont-des-oublies-romain-quirot-antoine-jaunin/
EAN : 9782092573860
A partir de 12 ans

 




[Exposition] « Klaus Barbie, le procès », ou l’absolue nécessité d’un réveil mémoriel

Copie du mandat d’arrêt international émis par le juge d’instruction Christian Riss le 3 novembre 1982 à l’encontre de Klaus Barbie. © Archives départementales du Rhône, Lyon.

Le 11 mai 1987, s’ouvre le premier procès pour crime contre l’humanité en France : Klaus Barbie, ancien chef de la Gestapo de Lyon, s’apprête à être jugé devant la cour d’assises du Rhône. A l’occasion du 30e anniversaire de ce procès historique, le Mémorial de la Shoah revient sur ces 37 jours d’audience qui ont marqué les consciences, à travers de nombreux témoignages et documents inédits. Saisissante, l’exposition met en lumière le rôle du contre-espionnage américain qui a protégé Barbie, mais aussi l’action déterminante des époux Klarsfeld dans la traque du criminel nazi, ainsi que les démarches menées par Fortunée Benguigui et Ita-Rosa Halaunbrenner, dont les enfants furent déportés. De salle en salle, documents des services secrets, images d’archives, extraits d’audiences et coupures de presse, retracent les étapes d’un procès qui a bouleversé l’opinion au-delà des frontières françaises. Trente ans après, la parole des rescapés d’Auschwitz et le souvenir des 44 enfants d’Izieu, restent gravés dans la conscience collective, marquant l’absolue nécessité d’une mémoire à conserver.

Né le 15 octobre 1913 en Rhénanie-Westphalie, Klaus Barbie intègre les jeunesses hitlériennes avant d’être recruté par le service de sécurité du parti nazi en 1935. Affecté à Lyon dès novembre 1942, il ne tarde pas à prendre la direction du département IV de la Gestapo et reçoit le surnom de « boucher de Lyon » pour les nombreuses arrestations, tortures et déportations qu’il ordonne. Il est ainsi reconnu comme le commanditaire de la rafle de l’Ugif rue Sainte-Catherine du 9 février 1943, de celle des 44 enfants d’Izieu le 6 avril 1944 qui furent gazés à Auschwitz, et du dernier convoi de déportés du 11 août 1944. Enfin, le 21 juin 1943, il arrête Jean Moulin et le torture à mort avant de s’enfuir lors de la Libération.

Klaus Barbie dans son box avec son interprète. © Archives photo Le Progrès.

Pour autant, à l’indicible effroi des crimes commis par Klaus Barbie, se superpose la cruelle opération des Américains : ces derniers le recrutent au sein de leur cellule de contre-espionnage et lui permettent de se réfugier en Bolivie sous le nom de Klaus Altmann, tandis que les services secrets français tentent de suivre sa trace. Tout aussi implacable est l’attitude des services de renseignements allemands qui emploieront secrètement Barbie jusqu’en 1966. Face à ce triste constat, le malaise va en grandissant. La muséographie sobre et épurée, parée de bois clair et tonalités sombres, accentue cette froideur qui prend au ventre ; toute démonstration ornementale serait superflue : les faits et les documents parlent d’eux-mêmes, silencieux mais criants de vérité.

Suivant une trame chronologique, le parcours s’ouvre sur la traque de Klaus Barbie ; douze années durant lesquelles l’ancien officier SS – aidé par le parquet de Munich qui enterre toutes les poursuites à son encontre, parvient à échapper à la justice, jusqu’à sa remise aux autorités françaises en 1983. Pour en arriver là, il aura fallu la détermination sans faille d’hommes et de femmes à l’instar de Serge et Beate Klarsfeld, d’Ita-Rosa Halaunbrenner ou du résistant Raymond Aubrac, prêts à tout pour faire entendre leur voix et celle des victimes de Barbie : « Six millions de morts étaient avec moi aujourd’hui : s’ils ont marqué le jury, j’aurais gagné quelque chose », témoigne l’ancienne déportée Simone Kaddoshe-Lagrange lors du procès.

Arrivée au palais de justice Fortunée Benguigui et Ita-Rosa Halaunbrenner le jour de leur audition le 2 juin 1987. © Archives photo Le Progrès.

Abondamment documentée, l’exposition relate minutieusement l’instruction du procès qui se déroule entre février 1983 et octobre 1985. Le dossier est complexe, tant par la nature des actes commis que par la temporalité des évènements : Barbie est accusé de crimes prescrits depuis près de dix ans lorsqu’il est transféré à la prison Saint-Joseph de Lyon. Il est donc primordial de fournir de nouvelles preuves pour relancer l’affaire ; désormais, c’est au juge Christian Riss de prouver que Barbie s’est bien rendu coupable de crimes contre l’humanité, imprescriptibles aux yeux de la loi.

Mais l’accusé refuse de se présenter au procès et lorsqu’il accepte de répondre aux faits qui lui sont reprochés, il les réfute et atteste n’avoir aucun souvenir des témoins qu’on lui présente. Face à l’une de ses victimes, Julie Fino-Franceschini, on lui demande : « Cette dame vous reconnaît formellement. Vous avez entendu son témoignage. Qu’en pensez-vous ? » ; il répond : « Je n’ai rien à dire. » Confronté aux rapports de déportations signés de sa main, aux documents qui comptabilisent les arrestations et au télégramme envoyé par ses soins après la rafle d’Izieu, il ne cesse de nier, soutenu par son avocat Me Jacques Vergès qui affirme qu’il s’agit de faux.

Durant sept semaines, magistrats allemands spécialisés dans la traque d’anciens nazis, experts de la persécution des Juifs en France, scientifiques chargés d’authentifier les pièces à conviction et témoins directs, se succèdent à la barre. La parole portée par les rescapés des camps ébranle l’opinion et le procès Klaus Barbie s’affiche en une des journaux du monde entier : le réveil de la mémoire est amorcé. Le 15 octobre 1992, le Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation est créé, les établissements scolaires organisent des entretiens entre élèves et anciens déportés, tandis que François Mitterrand inaugure le Mémorial des Enfants d’Izieu en ce 24 avril 1994.

À gauche, Alain Jakubowicz à droite, Serge Klarsfeld, avocats des parties civiles pendant le procès Klaus Barbie. © Archives photo Le Progrès.

Le parcours de cette exposition poignante et ô combien nécessaire, s’achève sur les images filmées du procès et retransmises pour la première fois en intégralité. Après tant de preuves à charge et de vies brisées, on est désemparé, la gorge nouée par la plaidoirie de Me Vergès qui scande lors de la 37ème audience : « Au nom de l’humanité, du droit et de la France, acquittez Klaus Barbie. »

Cette ultime déclamation échoue, et après sept semaines d’un procès inoubliable, Klaus Barbie est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Une nouvelle étape en faveur de la construction mémorielle de la Seconde Guerre mondiale est franchie, dont nous sommes désormais les garants.

Thaïs Bihour

L’exposition « Le procès Klaus Barbie. Lyon, 1987 » se tient jusqu’au 15 octobre au Mémorial de la Shoah. Plus d’informations sur http://www.memorialdelashoah.org/




[Exposition] « Lee Ungno » : un rêve de liberté à l’encre calligraphiée

Deux oiseaux, 1978, encre sur papier, 42,2 x 33 cm. © Alexandra Llaurency / Musée Cernuschi / Roger-Viollet – Adagp, Paris 2017.

Fort de ses liens avec la création plastique coréenne contemporaine, le musée Cernuschi dédie sa nouvelle exposition à l’artiste Lee Ungno (1904-1989). Considéré comme l’un des peintres asiatiques les plus importants du XXème siècle, son œuvre exprime une quête libertaire façonnée par les bouleversements politiques de son époque et résonnant des cris d’un peuple opprimé. Ancien prisonnier politique sous le mandat de Park Chung-hee, c’est toute la démocratie coréenne naissante qui s’incarne à travers ses encres calligraphiées et ses compositions abstraites, où se décline le motif symbolique des foules. En 1959, Lee Ungno s’établit en France et fonde quelques années plus tard, l’Académie de peinture orientale abritée par le musée Cernuschi ; durant sa carrière, il ne cessera d’explorer les liens entre l’Extrême-Orient et l’Europe, fréquentant des artistes occidentaux tels Hans Hartung ou Pierre Soulages. Ici, une sélection de 82 œuvres parmi les collections du musée, compose cette rétrospective où le travail académique de Lee Ungno côtoie ses créations plus intimes entre figuration et abstraction. Alors, l’émotion se mêle à la richesse du propos, promesse d’un songe où la liberté s’esquisse à l’encre calligraphiée.

Calligraphie (Longévité), 1983, encre sur papier, 137,8 x 71,5 cm. © Musée Cernuschi / Roger-Viollet – Adagp, Paris 2017.

Durant les années 1920-1930, la production de Lee Ungno se situe dans une veine traditionnelle qui lui assure ses premiers succès, exerçant même dans le domaine publicitaire en tant que concepteur d’affiches. Pourtant, la domination des autorités coloniales japonaises tend à bouleverser le paysage culturel coréen, incitant les artistes à se familiariser avec un nouveau vocabulaire. La nécessité d’étudier les pays occidentaux afin d’être en mesure de leur résister se dessine en filigrane : les mutations artistiques du Japon entre modernité et tradition – notamment durant l’ère Meiji, en sont le symbole. A partir de 1937, Lee Ungno teinte donc son langage plastique de nouvelles influences, empruntées tant aux courants européens qu’au nihonga, mouvement réformateur de l’art japonais.

Mais en 1945, la libération de la Corée amorce une rupture esthétique dans le travail de l’artiste : ses expérimentations sur la couleur, la matière et les textures portent la marque d’une société coréenne bouleversée, éreintée par les conflits sociaux et dont l’avant-garde artistique dépeint désormais la douleur. L’espace muséal, paré de tonalités rouge et de noir, restitue avec justesse cette atmosphère saturée d’une sourde violence. Dès lors, la confrontation de Lee Ungno avec les courants abstraits européens amorce un tournant, dont son installation définitive en France signe l’aboutissement.

Composition, 1979, couleurs sur papier, 41,3 x 70,5 cm. © Musée Cernuschi / Roger-Viollet – Adagp, Paris 2017.

En 1964, il fonde l’Académie de peinture orientale de Paris, véritable trait d’union artistique et intellectuel entre les mouvements occidentaux et asiatiques. L’artiste coréen y prodigue ses enseignements en tant que professeur ; il privilégie la liberté personnelle de ses élèves et le développement de leur propre vocabulaire plastique, rejetant ainsi l’usage de la copie. L’Académie devient au fil des ans, un lieu de dialogue franco-coréen qui se perpétue après la mort de son créateur en 1989.

Foule, 1983, encre sur papier, 96,6 x 33 cm. © Musée Cernuschi / Roger-Viollet-Adagp, Paris 2017.

Très attaché à sa culture coréenne d’origine, Lee Ungno réalise de nombreuses calligraphies et encres sur papier inspirées de la tradition lettrée. La plasticité et l’expressivité de ses motifs qui confinent à l’abstraction, deviennent pour l’artiste une source de créativité libérée de ses carcans formels. Ainsi, la spontanéité du trait prime parfois sur la lisibilité des caractères. Pour autant, Lee Ungno ne se détourne pas totalement des valeurs esthétiques et morales de la peinture traditionnelle ; elles s’incarnent dans des compositions où se déploient de majestueux bambous, signes contestataires de la vertu face à l’oppression du pouvoir.

Poignantes et subtilement mises en valeur par une muséographie épurée, ces œuvres où la poésie s’allie à la vindicte militante, portent les stigmates de son incarcération en tant que prisonnier politique. Détenu de 1967 à 1969, Lee Ungno préserve sa liberté créatrice et s’adapte aux conditions pénitentiaires, faisant ainsi évoluer sa pratique artistique. Morceaux de cartons, papiers et bouts de cordes, investissent désormais la toile dans des compositions abstraites aux formes cernées d’épais contours.

Ainsi, le motif particulier de ces foules humaines saturant l’espace pictural, découle des abstractions calligraphiques réalisées en prison. Ces silhouettes, dont la pureté géométrique annihile la complexité des formes, évoquent par leur multiplication des danses ou rituels collectifs. Mais la colère gronde encore en Corée et le soulèvement populaire de la ville de Gwangju en mai 1980, suscite une farouche répression des autorités. L’art de Lee Ungno se pare une nouvelle fois de contestation politique : ses foules démesurées appellent de leurs vœux, l’émergence d’une ère progressiste et démocratique.

Sans titre (détail), 1987, encre sur papier © Musée Cernuschi /Roger-Viollet – Adagp, Paris 2017.

Le parcours s’achève avec émoi sur ces individus massés, emblèmes d’une société unie contre la violence d’un état totalitaire. La conclusion ne pourrait être plus tranchante ; ces foules hypnotisantes matérialisent par leur élan vital, un rêve de liberté réalisé au prix de nombreuses existences et menant à la démocratisation de la société sud-coréenne. Ainsi en est-il de ce tiraillement qui affleure dans l’esthétique de Lee Ungno, où les préoccupations politiques grondent sous la poésie plastique et dont les idéaux, à l’encre dessinés, ne sauraient se diluer.

Thaïs Bihour

 « Lee Ungno, l’homme des foules » – L’exposition se tient jusqu’au 19 novembre 2017 au musée Cernuschi. Plus d’informations sur http://www.cernuschi.paris.fr/




[Exposition] « Animer le paysage » : une expérience immersive, pour mieux sensibiliser

© Musée de la Chasse et de la Nature

A la genèse de cette exposition qui explore la piste des vivants, il y a le domaine de Belval : situé au cœur des Ardennes et créé en 1972 par l’industriel François Sommer, le site – qui a œuvré à la réintroduction du cerf –, est conçu comme un espace de dialogue entre l’homme et la nature. Accessible au public, le parc pâtit cependant de l’afflux de visiteurs : en 2001, il est contraint de fermer pour préserver son écosystème. Le domaine de Belval devient dès lors, un centre de recherche tant scientifique qu’artistique, soucieux de la biodiversité et veillant au respect d’une chasse durable. Dans cette optique, « Animer le paysage » donne la parole à des écologues, chasseurs ou agriculteurs, afin de partager leur vision de la faune et de la flore, sans préjugé. Ainsi, le parcours engage le visiteur à devenir acteur de son environnement, aussi bien culturel que naturel ; une expérience immersive, au service d’une meilleure sensibilisation ?

« Si je vous dis : « Il faut sauver la nature », vous direz sans y penser : « Oui, oui, bien sûr » – et vous passerez à autre chose de plus important. Mais si je vous dis : « Il faut défendre votre territoire ! » alors, là, vous vous mobiliserez aussitôt », explique le socio-anthropologue Bruno Latour. Dans ce constat qui souligne l’écart de sensibilité entre la notion de « territoire » et de « nature », c’est notre individualisme, tout autant que la tradition iconographique du paysage qui sont mis en perspective. Face à la nature, on demeure extérieur, aussi simplement qu’un spectateur admire une peinture de paysage : l’émotion est certes présente, mais se sent-on véritablement concerné ? Tel est le postulat défendu par cette exposition : pour prendre conscience de son écosystème et le préserver, il faut s’y confronter de manière palpable. Traquer, capter, pister, sillonner ; telles sont les actions auxquelles ce parcours incite, à travers divers témoignages, photographies ou installations numériques.

« TRAQUER », telle est la première thématique illustrée par Sylvain Gouraud : par le prisme de la chasse, l’artiste évoque la complexité des enjeux relatifs à l’aménagement d’un territoire partagé, où animaux et humains doivent cohabiter et trouver leur place. Filant la métaphore de la traque – qui consiste à se fondre dans le paysage, son installation photographique matérialise cet exercice de dissimulation : pour observer ses clichés, il faut se courber, jouer avec la perspective, l’espace et la luminosité. Son œuvre, à l’image de la nature, ne se laisse appréhender qu’au terme d’une observation attentive.

Thierry Boutonnier, Le chemin du maïs, balise n°24, 2014-2016. © Photographie Sylvain Gouraud.

Thierry Boutonnier invite ensuite, à « SILLONNER » le paysage. Lauréat du prix COAL Art et Environnement en 2010 pour son œuvre Prenez racines !, l’artiste propose ici, une réflexion sur l’interdépendance entre humain et écosystème. En s’intéressant au maïs, cette plante dont la culture compte parmi les plus productives dans les pays industrialisés, Thierry Boutonnier met en lumière le travail des agriculteurs ; avec pudeur, il dévoile leurs difficultés, et leurs craintes face à l’avenir d’un monde agricole en pleine mutation. Telle une œuvre de Land Art détournée, les témoignages qui ornent les murs évoquent avec force, ces chemins de maïs tourmentés.

Puis, l’artiste Sonia Levy et l’architecte Alexandra Arènes, proposent de « CAPTER » les mouvements des êtres vivants. Invitées au domaine de Belval pour enquêter sur les modes de vie de différentes espèces, leur travail questionne les bouleversements industriels et leur impact sur l’environnement. L’objectif, tant artistique qu’écologique, est de façonner une carte géographique d’un genre nouveau, en croisant les chemins empruntés par divers êtres vivants – qu’ils soient humains ou non. Loin des traditionnels plans inanimés, les courbes décrites par les sangliers ou les flèches rythmant les vols d’oiseaux, dessinent des reliefs singuliers qui matérialisent ce fourmillement de vitalité au sein du territoire de Belval.

Alexandra Arènes, Cartogenèse du territoire de Belval, Vidéo, 2’14 », 2016. © Alexandra Arènes. Photographie In Situ © Béatrice Hatala.

Enfin, une alcôve abrite l’installation de Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual : au rythme d’un flash lumineux qui fend l’obscurité, l’on est convié à « PISTER » la faune sauvage et ses grands prédateurs. Telle une mise en abîme, nos pas se mêlent aux empreintes animales gravées au sol ; une trace visible et matérielle, qui questionne de manière poétique l’impact de l’homme sur l’environnement.

Aussi immersive et engagée que soit cette exposition, parvient-elle vraiment à transcender la tradition iconographique du paysage ? La contemplation extérieure, s’efface-t-elle au profit d’une nature incarnée ? S’il semble difficile d’appréhender une diversité suffisante de points de vue et de pratiques artistiques en seulement quatre thématiques, il serait irréfléchi de condamner une telle démarche en faveur de la biodiversité et d’une chasse durable. La question est si fondamentale, qu’elle ne souffre aucune critique sur le fond ; sur la forme, la concision du parcours et la réussite de l’expérience sensible, seront soumises au ressenti de chacun.

© Olivier Sévère

« Animer le paysage », c’est aussi l’occasion de découvrir le projet artistique d’Olivier Sévère, développé lors de sa résidence à la Villa Kujoyama. Intitulée « Loin d’une île », l’exposition dévoile de saisissantes sculptures, constituées de fragments de roches rapportées du Japon. Là réside toute l’émotion ; dans ce déracinement des pierres, matérialisé par le morcellement que l’artiste leur inflige : il les fragmente, les mélange et les fusionne, créant de nouvelles roches composites dont la cohérence visuelle, dissimule une complexité intrinsèque et poignante.

Pourtant, Olivier Sévère reste humble face aux matériaux qu’il manipule. A travers deux vidéos – Dans ces eaux-là et En Substance, l’artiste met en valeur la force créatrice de la nature et des puissances telluriques : elles portent en elles la force du sculpteur originel, bien avant que l’homme ne façonne le paysage et n’y laisse son empreinte. Plus qu’une sage conclusion qui relie ces deux expositions, un plaidoyer salutaire, une ode au vivant.

Thaïs Bihour

« Animer le paysage – Sur la piste des vivants » et « Loin d’une île » – Les expositions se tiennent jusqu’au 17 septembre 2017 au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/




[Théâtre] Avignon/IN : Grensgeval, la crise des réfugiés sous des flots d’images et de mots

Avec Le Sec et l’Humide aussi présenté au Festival d’Avignon, Guy Cassiers a commencé par s’en prendre au fascisme à travers la figure du belge Léon Degrelle, un engagé volontaire dans la Wehrmacht et la Waffen-SS. Après avoir questionné les mécanismes du fascisme, avec Maud Le Pladec il monte Grensgeval pour aborder une question plus brûlante encore que celle de notre Europe du XXe siècle, celle des réfugiés et de nos frontières, en partant du texte de Elfriede Jelinek.

Du début à la fin le spectacle est construit autour d’un flot de paroles et de danseurs qui parvient difficilement à s’équilibrer. Un groupe d’hommes et de femmes est assis autour d’une table, ils discutent de la crise des réfugiés, des problèmes qu’ils rencontrent et des réactions des européens à un rythme frénétique pendant qu’un groupe de danseurs occupe la scène. Alors qu’une mosaïque d’écrans surplombe l’ensemble et nous sature d’images de cette crise que nous ne pouvons plus éviter de regarder en face, les danseurs ondulent et endurent ce que les images et les mots créent comme atmosphère. Si le spectacle donne lieu à de belles compositions comme lorsque les danseurs forment un radeau de la méduse, ou qu’une métaphore est tenue entre ce que la mort d’Hector a levé comme indignation il y a des siècles et le fait qu’aujourd’hui, plus personne ne s’indigne même pour des milliers de personnes, nous avons une sensation de déjà vu. Le spectateur se retrouve donc dans une situation plutôt inconfortable pour en arriver à ce bilan dramatique, car si Guy Cassiers moralise le déni ou l’incompréhension qui a lieu envers les conflits que fuient les réfugiés, il tombe dans des lieux communs avec cette mise en scène trop démonstrative qui n’invite pas à réagir mais à subir.

Certes, Greensgeval fait partie de ces spectacles nécessaires qui contribuent à mettre le spectateur face une réalité qui n’est pas la sienne. Grâce à ce genre de spectacles il sera bientôt impossible de dire « je ne savais pas », mais s’il y a bien une leçon à retenir d’une Histoire que Guy Cassiers maitrise pourtant bien après avoir monté Le Sec et l’Humide et tout ce que le fascisme a engendré, c’est qu’il faut sortir de l’ère trop confortable de la dénonciation pour entrer dans l’action.

Greensgeval (Borderline), d’après Elfriede Jelinek, mise en scène de Guy Cassiers et Maud Le Pladec, Festival d’Avignon, Parc des expositions, jusqu’au 24 juillet 2017. Durée : 1h15. Plus d’informations ici : http://www.festival-avignon.com/fr/

 




[Exposition] « Potente di fuoco» : métamorphoses animales au prisme du temps

Potente di fuoco © Ericailcane

Au Musée du Temps de Besançon, cerné d’horloges et de trotteuses galopantes, le street artist italien mondialement connu Ericailcane / Leonardo, dévoile son incroyable bestiaire aux mille métamorphoses. Dans cette exposition au titre évocateur, « Potente di fuoco – Les âges de la vie », il se penche sur ses dessins d’enfant, à l’aune de son regard d’adulte. « Inventeur d’animaux » comme le surnomme son père, le petit Leonardo se retrouve pris dans l’engrenage du temps : les diptyques exposés, où ses illustrations enfantines et leurs réinterprétations se font face, tissent la trame d’un imaginaire permanent confronté au cycle de la vie. Une belle occasion de (re)découvrir l’artiste et son univers captivant.

Potente du fuoco © Ericailcane

Né à Belluno au nord de l’Italie dans les années 1980, Ericailcane côtoie le milieu naturaliste dès son enfance aux côtés de son père. Fasciné par la nature et le monde animal, ses œuvres se parent de créatures anthropomorphes qui, dans leur beauté ambigüe, dessinent les travers de la société humaine. Inspiré par l’imagerie zoomorphe du caricaturiste Grandville, ses bêtes étranges mêlent la précision d’un biologiste à l’iconographie fantastique et effroyable d’un Jérôme Bosch ; un jeu permanent entre tension et poésie, que l’artiste exprime dans ses fresques au cœur de l’espace urbain.

Ici, loin du regard des passants, les œuvres sont plus intimistes, centrées sur l’espièglerie d’un garçon de cinq ans à l’imagination foisonnante : les dessins – précieusement conservés par ses parents, racontent des histoires de grenouilles-pirates hissant le drapeau noir, d’oiseaux aux allures d’avions ou de hérissons cueilleurs de cerises.

Potente du fuoco © Ericailcane

Vingt ans plus tard, à travers le prisme du temps, la candeur s’efface devant l’expérience vécue ; hostilité entre espèces, armes tranchantes et gueules aux rictus inquiétants, sont désormais l’apanage de ces animaux modernes.

A la fois émerveillé et bouleversé, on ne sort pas indemne d’une telle confrontation : l’innocence du petit Leonardo, blesse l’adulte en nous comme un coup de poignard. Ainsi, perchées en équilibre entre onirisme naïf et cruauté du monde, les silhouettes anthropomorphiques d’Ericailcane esquissent à la seule force de feutres de couleurs, une incroyable odyssée du vivant.

Thaïs Bihour

« Potente di fuoco – Les âges de la vie » – L’exposition se tient au Musée de Temps de Besançon jusqu’au 17 septembre 2017. Plus d’informations sur : http://www.mdt.besancon.fr/

L’exposition est présentée en parallèle de l’édition 2017 du festival Bien Urbain – parcours artistiques dans l’espace public –, et qui accueille cette année l’artiste Ericailcane (http://www.ericailcane.org). Pour en savoir plus : http://bien-urbain.fr/fr/




[Théâtre] Avignon/IN : L’Antigone japonaise de Satoshi Miyagi

Photo : Christophe Raynaud de Lage

Après son Mahabharata monté il y a trois ans à la carrière de Boulbon, Satoshi Miyagi ouvre le 71e Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur avec Antigone version japonaise. Pour son spectacle, il fait disparaître toute la scène sous l’eau, et nous immerge dans la tragédie grecque par le biais du théâtre traditionnel japonais pour un beau – mais peut-être trop long – moment de contemplation.

Tout le monde ou presque a déjà vu Antigone, ou bien en connaît au moins les tenants et les aboutissants si bien que dès le début du spectacle Satoshi Miyagi nous surprend en se jouant de la connaissance partielle que nous avons de cette pièce. Les dix premières minutes sont en effet consacrées à un résumé en français de la tragédie de Sophocle avec un humour ravageur, tant le français semble être difficile à parler pour la troupe japonaise. Sur le miroir d’eau, le préambule comique passé, les comédiens tels des silhouettes fantomatiques blanches ondulent, jouent et miment la pièce. Le metteur en scène a en fait dédoublé certains personnages comme Antigone, Ismène ou Créon de sorte que l’un conte la fable tourné et figé vers nous, tandis que l’autre mime la scène dont les mouvements sont projetés sur le Palais des Papes dans un jeu d’ombres envoûtant.

Photo : Christophe Raynaud de Lage

Du début à la fin, la mise en scène de Satoshi Miyagi est parfaitement orchestrée, tous les gestes très lents des comédiens concourent à la création d’une ambiance très zen, très chorégraphiée tant les rituels sont dansés. Que ce soit Antigone fardée d’une perruque blonde perchée sur un rocher massif jouant les scènes avec grâce, ou tous les comédiens formant un cercle processionnel hypnotique, la démesure du lieu, du miroir d’eau et des ombres se heurtent à une quiétude remarquable mais qui finit par provoquer de l’ennui. Cette Antigone marquée par le bouddhisme japonais est surtout un spectacle contemplatif pour nous public occidental. Souvent, certains mouvements sont si codifiés que nous sommes relégués à la contemplation de ce que nous trouvons beau sans vraiment savoir pourquoi. Si le théâtre d’ombres voulu par le metteur en scène est spectaculaire, il reste néanmoins figé et certaines scènes s’étirent trop en longueur.

Heureusement pour le public, la méditation poétique à laquelle il est convié est accompagnée de la musique pensée par Hiroko Tanakawa. Ce dernier a composé une partition répétitive, faite de percussions très marquantes dont on ne se lasse pas. De fait, cette Antigone montée avec beaucoup de soin et de grandeur nous impressionne mais reste trop hermétique à son public pour qui la simple contemplation, aussi agréable soit-elle, ne peut suffire quand elle ne dit rien de percutant sur la situation du monde actuel.

Antigone, de Sophocle, mise en scène Satoshi Miyagi, Spectacle en japonais surtitré en français, Cour d’honneur du Palais des Papes, Festival d’Avignon – Du 6 au 12 juillet, relâche le 9 à 22h. Durée : 1h35. Pour plus d’informations : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2017/antigone




[Exposition] « Tout allumé » : les ensorcelantes parodies du vivant de Gilbert Peyre

Gilbert Peyre, L’ange, © Franck Grassaud

Après le succès de son exposition « L’électromécanomaniaque » à la Halle Saint-Pierre, Gilbert Peyre dévoile sa Cour des Miracles aussi fantaisiste qu’effroyable, à La Grande Vapeur d’Oyonnax. Ancienne manufacture dédiée à la fabrique de peignes, l’édifice classé monument historique offre à l’artiste, une scène à la fois épurée et théâtrale : dans cette ambiance industrielle, ses œuvres à l’esthétique savamment loufoque et disloquée, y trouvent une place de choix. Entre tintamarre mécanique et poésie burlesque, une exposition saisissante, où l’imaginaire enchante l’ordinaire.

De la FIAC à la Fondation Cartier, en passant par l’exposition « Persona » du quai Branly, les machines-opéras de Gilbert Peyre ont marqué les esprits par leur charme énigmatique et leur fragile beauté : un univers de paradoxes poétiques, où le matériel côtoie l’allégorique. Jean-Pierre Jeunet ne s’y trompe pas lorsqu’en 2009, il met en scène six œuvres de l’artiste dans son film Micmacs à tire-larigot ; un scénario à leur image, satirique et teinté d’absurde, un peu cruel sous ses dehors enfantins.

Gilbert Peyre, Tableau de Chasse, 2004, © Nicolas Gérard

À La Grande Vapeur, l’atmosphère de ce lieu chargé d’histoire restitue à merveille cette ambivalence : brute, saturée de béton armé, mais habitée par des créatures hybrides et attachantes. Là, une BêteMachine chante du Edith Piaf à tue-tête, tandis qu’une souris-marionnette exécute une danse endiablée, juchée sur des pinces à linge. Plus singulière, une femme sans tête se dandine voluptueusement dans sa culotte : sans nul doute, un clin d’œil sensuel et dérangeant à la célèbre Poupée du surréaliste Hans Bellmer, un hommage à cet objet fétiche devenu quasi-iconique.

Poèmes inventifs et sensibles, les dispositifs de l’artiste dévoilent aussi en filigrane, de subtiles références à l’Histoire de l’art ; tel est le cas de ce Tableau de Chasse créé en 2014. Visuellement, l’œuvre est très aboutie : des boîtes de sardines en métal miment, telle une nature morte mécanisée, un banc de poissons frétillant dans l’océan ; caressante, la lumière qui se reflète sur les conserves imite les reflets de l’eau. Telle une Vanité mise en abîme, cette installation où les objets eux-mêmes sont réifiés, devient un admirable pléonasme artistique. Certes, de l’onirisme émane de cette scène de chasse, mais la cruauté est sous-jacente : comment continuer de rêver dans une société de consommation qui a besoin de tels trophées ?

Gilbert Peyre, Fin de bal, 2016, © Nicolas Gérard

Matérialisant des univers désincarnés, faits de bric et de broc, le travail de Gilbert Peyre révèle les paradoxes du quotidien : tout va de travers et pourtant, tout fonctionne. Dès lors, ces installations interpellent et portent à réfléchir ; elles soulignent que la clef de certaines œuvres, réside parfois dans la curiosité et la patience, plutôt que dans la satisfaction immédiate : certains mécanismes sont lents, énigmatiques, les bourdonnements métalliques rythment une attente angoissée où rien n’a de logique apparente.

L’artiste, au fond, esquisse des allégories sarcastiques de la vie : on est au cœur du familier, entouré d’assiettes, de jouets, de linge et de vaisselle ; pourtant, c’est la maison des horreurs. Face à ce spectacle hallucinant, on a envie de s’échapper, mais on reste fasciné par ces ensorcelantes parodies du vivant.

Sans conteste, Peyre insuffle une âme à ses machines dont l’obsolescence devient la plus belle qualité. Sa maîtrise technologique est indéniable et ses œuvres, ersatz d’humanité, évoquent un incroyable imaginaire poétique. « La mécanique est la plus belle partie de l’objet », explique-t-il ; l’enchantement en effet, réside peut-être là : dans ce qui est insoupçonnable.

Thaïs Bihour

« Tout allumé ! » – L’exposition se tient jusqu’au 19 août 2017 à la Grande Vapeur d’Oyonnax. Plus d’informations sur http://www.oyonnax.fr/culture/musee-de-la-plasturgie/102-expositions-temporaires.html




[Exposition] « Grand Trouble » : entre fascination et regrets

Marcel Katuchevski, Recoudre un trou, 2017, Fusain et crayon, aquarelle, 120 x 80 cm

Réunis à la Halle Saint-Pierre pour acter la naissance de leur nouveau collectif, près de quarante artistes explorent le monde dans sa complexité, sa beauté et sa violence intrinsèque, au sein d’une exposition dont le titre interpelle : « Grand Trouble ». Sous cette dénomination énigmatique, se cache un dialogue permanent de médiums, de supports et d’identités artistiques qu’aucune école de pensée ne rassemble. Dans cette optique dégagée de tout dogmatisme, le parcours promet au visiteur d’expérimenter une nouvelle manière de s’émouvoir, sans carcan ni contrainte. Mais est-on réellement saisi par ce trouble tant attendu ?

Si la manifestation « Grand Trouble » se veut émancipée des codes de la création contemporaine, et détachée de l’esprit mercantile inhérent au marché de l’art, quelques réserves se dessinent. Porté par ce collectif d’artistes que leur amitié et leur admiration mutuelle rassemblent, le parcours souffre paradoxalement de l’incohérence stylistique qu’ils revendiquent ; si le postulat d’un mouvement libéré des dogmes peut constituer une véritable force, l’intention s’égare parfois dans la réalisation : en choisissant pour seul lien thématique la violence et la beauté du monde, le fil conducteur s’avère si ténu qu’il semble se dissoudre dans un léger déjà-vu.

Édith Dufaux, Puits au linge, 2017, Tirage jet d’encre pigmentaire, 43 x 32 cm

Certes, le sujet est porteur et de prenantes réalisations ponctuent la visite. Mais à l’évidence, choisir la fureur du monde et l’expressivité de l’angoisse comme sujet fédérateur est un exercice périlleux ; tant de grands noms s’y sont essayés : Otto Dix, Egon Schiele, Francis Bacon pour ne citer qu’eux…l’esprit est marqué par ces généalogies artistiques dont on ne parvient pas à se détacher totalement. Serait-on à ce point conditionné et aveuglé par une culture muséale des chefs-d’œuvre ? Ou emprisonné dans un discours formaté qui ne souffrirait aucune opinion divergente ? Que nenni ; car en contemplant les enfants armés du talentueux dessinateur Frédéric Pajak, ce ne sont pas les grands maîtres de l’histoire de l’art qui viennent à l’esprit, mais bien l’imagerie populaire – tantôt victimaire, tantôt patriotique – de la Première Guerre mondiale. Bien sûr, la posture de ce collectif d’artistes est défendable : aucune création ne peut naître ex nihilo. A raison, Frédéric Pajak admet volontiers que « tout artiste […] participe d’une filiation éthique et esthétique ».

Alors au fond, ce qui gêne dans ce « Grand Trouble », c’est son argumentaire : dans la forme, exposer librement les œuvres d’un collectif est un moyen pertinent de mettre en lumière la création contemporaine. Le souci n’est pas là. En revanche, la promesse d’une monstration du monde dans sa violence et ses paradoxes, engendre une attente démesurée vis-à-vis des artistes : l’atmosphère du lieu est poignante, les œuvres prises isolément fascinent et imposent leur présence ; mais la finalité de l’ensemble se dilue dès qu’on tente de l’effleurer.

Jean-Paul Marcheschi, Visages d’abîmes, 2014, cire, suie et encres sur papier, 42 x 29.7 cm

Néanmoins, la Halle Saint-Pierre reste fidèle à ses engagements de liberté artistique et de non-conformisme : « Grand Trouble » plonge dans des univers d’abstraction où la confusion du trait se mue en harmonie, à l’instar des troublants dessins de Marcel Katuchevski ; elle révèle des processus esthétiques quasi-cosmogoniques et dévoile un hyperréalisme glaçant d’où émergent les femmes mannequins désincarnées de Sylvie Fajfrowska. Ces œuvres fortes, portées par leurs créateurs, laissent leur empreinte et marquent l’esprit.

Ainsi en est-il de Tomi Ungerer et ses réifications dérangeantes du corps humain, où des prisonniers de guerre s’entassent dans des boîtes de sardines ; d’Alain Frentzel qui se joue de notre regard, brouillant les identités et les frontières entre visible et invisible dans sa série La vie dans les plis. On se laisse absorber par les toiles à la fois magnétiques, violentes et stellaires de Jean-Paul Marcheschi qui s’abîment dans ces fusions de cire, d’encre et de suie. Plus loin, on est saisi par les maquettes d’Edith Dufaux, comme autant d’espaces hallucinatoires et fictifs où la mémoire n’a plus de repère. De même, on reste captivé par les œuvres d’Uroch Tochkovitch, ce peintre mystique dont les autoportraits douloureux saisissent au plus profond de l’âme.

Mais transcrire le monde dans sa violence et son pur chaos, nécessite aussi de plonger dans l’ordre cosmique et le sacré des origines ; Chantalpetit livre ici une série de sculptures splendides, brutes et particulièrement valorisées par une muséographie en nuances. Mise en exergue dans une vidéo de l’artiste, la technique à l’œuvre dans sa Fabrique des météores se situe entre maîtrise du matériau et hasard du processus créatif ; une installation aboutie qui se déploie majestueusement au cœur de la Halle Saint-Pierre.

Jérôme Cognet, F.L.I.R, 2014, installation vidéo

Enfin, une œuvre de Jérôme Cognet capte littéralement le regard : un écran géant, posé au sol, diffuse des séquences d’archives en continu dont l’artiste a effacé au montage, toute forme de figuration pour ne garder que le grain de l’image et son rythme saccadé. Au son d’un grésillement quasi-hypnotique, une matière granuleuse et scintillante se répand à terre, telle une mine de graphite usée par un inlassable frottement ; celui d’une violence insatiable du monde ?

« L’art est fait pour troubler. La science rassure », affirmait Georges Braque. Alors que l’on se laisse emporter par les propositions de ce mouvement artistique ; ou que l’on reste sur la réserve, « Grand Trouble » est une manifestation inédite qui ne laissera personne indifférent. Probablement, il y a là matière à débat ; et c’est tant mieux !

Thaïs Bihour

« Grand Trouble » – L’exposition se tient jusqu’au 30 juillet 2017 à la Halle Saint-Pierre. Plus d’informations sur http://www.hallesaintpierre.org/




[Exposition] Le « Sentiment de la Licorne », ou l’enchantement des sens

Salle d’Armes, © Sophie Lloyd – musée de la Chasse et de la Nature

La Maison Cire Trudon, créatrice de bougies d’exception et plus ancienne manufacture de cire au monde depuis 1643, s’associe au Musée de la Chasse et de la Nature pour une installation éphémère : de salles en salles, quatre fragrances créées par le parfumeur Antoine Lie, offrent un écrin olfactif aux œuvres des collections permanentes et dialoguent avec elles. Une expérience immersive qui enchante les sens, à découvrir du 16 au 28 mai 2017.

De l’aveu-même de son directeur Claude d’Anthenaise, le Musée de la Chasse et de la Nature privilégie volontiers l’émotion à la didactique. Fidèle à ce parti pris, le parcours olfactif du « Sentiment de la Licorne » évoque ce besoin de liberté : hors des sentiers battus, l’interprétation des senteurs proposée par Antoine Lie se veut poétique, plus personnelle que littérale ; dès lors, la perception sensorielle s’avère propre à chacun et se décline selon l’atmosphère des lieux.

Dans la salle d’Armes, les vitrines emplies de fusils aux crosses et canons plus sophistiqués les uns que les autres et incrustés de matériaux précieux, feraient presque oublier la dimension mortifère de l’arme elle-même. Pourtant, l’odeur distillée ramène à la réalité de la traque : le parfumeur a saisi l’instant du coup de feu, cette odeur acre et métallique ; celle de la poudre à canon, mais aussi celle du sang. « Le sentiment de la Licorne », au fond, c’est peut-être cela : cette dualité constante d’une réalité où le « sentiment » désigne scientifiquement l’odeur laissée par un animal, et où la figure mythique de la licorne s’avère aussi évanescente qu’un parfum.

Cabinet de la Licorne, © Sophie Lloyd – musée de la Chasse et de la Nature

Le Cabinet de la Licorne exprime cet antagonisme dans l’odeur qui lui est attribuée, à la fois poudrée et chargée d’encens. Antoine Lie aime travailler les contrastes et cette salle, qu’il qualifie de « laboratoire d’élixirs », est probablement celle qui en offre le plus : sombre et quasi-mystique, ce cabinet de curiosités renferme des objets d’une blancheur éclatante, faits de nacre et d’ivoire. Alors, la magie opère avec une pointe d’admiration : dans un espace si exigu, créer de tels contrastes olfactifs relève de la prouesse technique.

Plus loin, le Cabinet de Diane se gorge de notes exacerbées de cuir qui résonnent avec les scènes de chasses de Jan Bruegel et Pierre Paul Rubens. Mais une seconde émanation, terreuse et animale, saisit après-coup ; il suffit de lever la tête pour comprendre : happé comme des proies par l’œuvre de Jan Fabre où des plumes et billes de verre multiplient d’impressionnantes têtes de chouettes, on est pris au piège. L’impression hostile n’en est que plus renforcée par l’odeur : qui est le chasseur à présent ?

Cabinet de Diane, © Sophie Lloyd – musée de la Chasse et de la Nature

Enfin, le Cabinet du Cheval dévoile la proposition la plus osée dans le fond, mais peut-être moins poignante dans la forme. Si la parfumerie de nos jours, répugne à utiliser les odeurs animales, c’est qu’elles ne sont pas assez lisses pour plaire au plus grand nombre. Pour l’occasion, Antoine Lie livre une ambiance inhabituelle aux senteurs bestiales, auxquelles se mêlent des notes de foin et de crottin. L’expérience est curieuse, mais l’odeur reste trop discrète ; il ne faut pas incommoder le visiteur : l’originalité, telle une touche de parfum, se dose avec parcimonie.

Ce parcours olfactif est aussi l’occasion d’admirer l’exposition temporaire « En plein cœur », où l’artiste Marlène Mocquet dissémine une soixantaine de ses œuvres à travers le musée. A l’instar d’un conte de fée, son univers se pare d’atours malicieux, colorés, mais terriblement menaçants. Faussement enfantines, ses toiles et sculptures sont si foisonnantes, si narratives, que l’on s’abîme dans leur contemplation jusqu’à l’accaparement.

Marlène Mocquet, Fil d’Ariane, 2014. Émail à froid, bombe aérosol, crayon de couleur, stylo indélébile, huile, inclusion de métal et de porcelaine sur papier, 14,5 x 21 cm. © Yann Bohac. Collection privée

Usant souvent de miroirs, Marlène Mocquet donne à contempler le reflet de son monde intérieur : au cœur du processus créateur, les entrailles absorbent, digèrent et extériorisent les émotions et la matière avec une avidité charnelle : la dévoration, on le comprend, est une thématique omniprésente chez l’artiste, vitale, quasi-intestine.

Mais ce qui frappe surtout, ce sont les détails foisonnants qui parsèment ses œuvres, les couleurs éclatantes et la brillance de la céramique ; ici, la dualité esthétique se retrouve dans la réalisation plastique : si les personnages sculptés sont d’une naïveté touchante, le savoir-faire de l’artiste est d’une maturité certaine. Là réside toute la beauté du geste : la technique est si bien maîtrisée qu’elle se dilue dans la candeur de la forme.

Marlène Mocquet, Cordon d’or, 2014. Grès et porcelaine émaillés de Sèvres, émail or. © Yann Bohac. Galerie de la Béraudière.

Pensées comme des mondes à part entière, ses sculptures recèlent la particularité d’être décorées sur toutes leurs faces ; il en va ainsi du dessous et de l’arrière de chaque pièce, même si le regard ne les effleure pas : une continuité dans la forme, comme une envie de ne jamais s’échapper du rêve, aussi cruel soit-il. Au fond, l’œuvre de Marlène Mocquet est un miroir aux alouettes, un leurre mortel à l’éclat fascinant.

Originellement issues de deux propositions distinctes, « Sentiment de la Licorne » et « En plein cœur » se répondent par les trames communes qu’elles tissent en filigrane : odes au sensible et à l’émotion, elles déclinent le vivant dans ce qu’il a de plus paradoxal et de captivant.

Thaïs Bihour

« Le sentiment de la Licorne » – Le parcours olfactif se tient du 16 au 28 mai 2017, au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/sentiment-de-la-licorne/

« En plein cœur » de Marlène Mocquet – L’exposition se tient jusqu’au 4 juin 2017, au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/artistes-invites/




[Exposition] « Kiefer – Rodin » : une communion des âmes et de la matière

Anselm Kiefer, Auguste Rodin : les Cathédrales de France, 2016, 380 x 380 cm. Huile, acrylique, émulsion, gomme-laque et plomb sur toile. © Anselm Kiefer. Photo Georges Poncet. Private collection.

En 1914, désireux de s’imposer en tant qu’intellectuel et plus seulement en tant qu’artiste, Auguste Rodin s’attèle à l’écriture de « Cathédrales de France », un ouvrage intime et complexe pourtant méconnu ; en cette année du centenaire de sa mort, la volonté de rééditer cet écrit s’est alors imposée. Respectant le souhait de l’artiste d’inspirer les futures générations de créateurs, le Musée Rodin veille à confronter l’œuvre du sculpteur à celle d’artistes contemporains ; ainsi, cette carte blanche donnée à Anselm Kiefer, loin d’être vaine, tient ses promesses et sonne d’une belle justesse : une confrontation artistique au sommet, un coup de cœur.   

Emancipée de toute chronologie comme suspendue hors du temps, cette exposition renouvelle le regard porté sur l’œuvre de Rodin : confrontée au travail de l’artiste contemporain Anselm Kiefer, des thématiques communes se dévoilent et transparaissent en filigrane. Ainsi en est-il de cette quête éperdue de sincérité au profit d’une perfection trop lisse ; de ce regard tourné vers le passé mais qui tend, par la réutilisation des motifs, vers une notion de création infinie.  De même, si Rodin confère à la matière et à l’architecture une dimension organique, Kiefer témoigne dans son travail, d’une matérialité qui lui est chère : ses toiles sont denses, sculptées de reliefs faits de peintures, de laque et de plomb ; imposantes, elles appellent au toucher alors que certains morceaux se décollent du tableau. Il y a là, un chamboulement de la matière qui n’est pas sans rappeler la gestuelle de Rodin, qui tel un iconoclaste, détruit ses moulages, les sépare et les rassemble indéfiniment. Dès lors, le lien entre les deux artistes est palpable : une symbiose des âmes et de la matière qui émane de manière saisissante.

Vue de l’exposition « Kiefer – Rodin », © agence photographique du musée Rodin – photo Jérome Manoukian.

En effet, confronté aux moules du sculpteur, à ses ébauches d’architecture et ses dessins érotiques, Kiefer s’est imprégné du processus créatif de Rodin. De ses expérimentations, naissent des peintures monumentales où maintes élévations architecturées se disputent la trame de la toile : à l’instar du sculpteur, Kiefer leur donne ici la dimension de cathédrales endommagées mais triomphantes. Jamais hasardeuses, les références sont subtiles, pertinentes et sans imposture ; ainsi, la réutilisation des moules de Rodin confère une identité supplémentaire aux œuvres créées par Kiefer : une empreinte, comme métaphore d’un héritage artistique conscient, où l’idée d’achèvement disparaît derrière de multiples résurrections, tant artistiques que religieuses.

Anselm Kiefer, Sursum corda, 2016, 290 x 125 x 90 cm, verre, métal, branches, feuilles séchées et plâtre, © Anselm Kiefer, photo Georges Poncet, collection particulière.

Ce mysticisme entre sacré et profane qui affleure chez Rodin, s’incarne dans la sculpture Sursum corda imaginée par Kiefer. Signifiant « Haut les cœurs » en latin, la locution évoque une injonction tournée vers le ciel ; à l’image des églises médiévales que le sculpteur admire, Kiefer matérialise une élévation à la fois spirituelle et terrestre : un arbre modelé, enraciné dans une terre jonchée de moulages rodiniens, s’élève aux côtés d’une échelle hélicoïdale mimant un fragment d’ADN. L’allusion biblique à l’arbre de la connaissance ou à l’arbre de Jessé – dans son ambivalence symbolique, métaphorise une généalogie ancrée dans un terreau artistique que Kiefer partage avec le sculpteur.

Conçue autour de l’ouvrage « Cathédrales de France », l’exposition présente aussi la série de livres illustrés par l’artiste en hommage à Rodin. Révélant une iconographie architecturale très organique, ces illustrations traduisent une dimension quasi-charnelle du matériau commune aux deux artistes. Ainsi, la matière contiendrait en amont l’intention artistique, et Kiefer n’exprime pas autre chose quand il produit ses livres imitant le marbreles Marmorklippen, où la matière se fait œuvre avant même l’acte créateur.

Auguste Rodin, Absolution (détail), après 1900, plâtre et tissu, bois, H 190 L 95 P 75 cm, Paris, musée Rodin, S.03452,© agence photographique du musée Rodin, ph. P. Hisbacq.

Le parcours se poursuit au cœur de l’Hôtel Biron, où des plâtres de Rodin sont exposés au public pour la première fois. Là, une œuvre monumentale et mystérieuse attire le regard ; intitulée Absolution, elle apparaît sans équivalent dans la production du sculpteur, mais témoigne de ses préoccupations nouvelles pour l’agrandissement de ses figures : amplifié, le Torse d’Ugolin est associé à la Figure de la Terre et à la Tête de la Martyre, dans une composition unique dont tous les secrets n’ont pas encore été percés.

Enfin, le cabinet d’art graphique du musée clôt le parcours : un couloir sombre et intime, ultime allusion à l’amour que Rodin vouait aux cathédrales médiévales. Dans ses croquis, les édifices se muent en figures féminines bien souvent dénudées ; une fascination pour l’architecture et un attrait de la corporalité, à l’origine de sa célèbre sculpture de Balzac : un monument pour un homme qui par sa grandeur, s’impose comme une référence temporelle ; telle est la vision grandiose que Rodin avait de l’écrivain.

Assurément, cette exposition mérite que l’on s’y attarde, tant le dialogue entre ces deux artistes se révèle poétique, authentique et sincère. Jusqu’à la muséographie épurée qui ne souffre d’aucun artifice, il n’est rien à ajouter : tout réside ici, dans la simplicité du geste.

Thaïs Bihour

« Kiefer – Rodin » – L’exposition se tient jusqu’au 22 octobre 2017 au Musée Rodin. Plus d’informations sur http://www.musee-rodin.fr/