1

Identités


 

– « Martin Page ? J’connais pas. »

– « Ca va te plaire » m’avait-elle dit, en bonne boulimique d’encre qu’elle était, « c’est  l’auteur de Comment je suis devenu stupide…. »

– « … »

« … Mais c’est des nouvelles ? Bof, c’est chiant à lire les nouvelles… Ah, y’ a des images … »

Alors j’ai lu. Et j’ai ri. Et j’ai beaucoup réfléchi…. à La mauvaise habitude d’être soi.


J’ai commencé par l’histoire de Raphaël. Héraut kafkaïen hébété devant cet enquêteur chargé de résoudre son meurtre. Puis, curieuse, j’ai continué avec Philippe, aux prises avec ce choix cornélien : échangera-t-il sa vie avec un inconnu au risque de n’être plus personne ?


Alors conquise, j’ai enchaîné avec ce mec qui emménage à l’intérieur de sa tête, cet autre qui découvre qu’il est une espèce en voie de disparition, ce dernier qui enquête sur la désertion des cafards parisiens… Avant d’enfermer tous ces frappés dans leur prison de papier.


Quelque chose me dit que ce livre pourrait me remuer bien plus que ce qu’il n’y paraît. Alors, je le ré-ouvre quelques fois, lorsque je chasse le zébu, nue à la pleine lune sur les toits de Paris, tout en cherchant une nouvelle tête volontaire, mon corps ayant eu raison de la première.



Martin Page et Quentin Faucompré, La mauvaise habitude d’être soi, Éditions de l’Olivier, 2010.






Pas de panique avec Midam

Le nouveau tome des aventures de « Kid Paddle », (Panic Room) signé Midam est sorti à la fin du mois d’août. Ce nouvel album marque le retour du petit héros, après la plus longue absence qu’il ait connue depuis sa création, en 1993.


L’auteur qui pour l’occasion fait une tournée des FNAC françaises confie que cela lui « prend de plus en plus de temps de produire un volume ». Et à son impresario de rajouter, plus tard, que l’auteur « passe parfois des journées entières sans vouloir voir personne pour finir un gag, pour qu’il soit percutant, c’est un véritable stakhanoviste du travail », et cela se ressent.


Les « running-gags » sont très présents dans les pages, Midam a gardé les bonnes habitudes sans être répétitif. « C’est bien plus dur de faire des variantes ! », assure-t-il. On y retrouve à nouveau Horace qui finit à l’hôpital, le Kid en train d’imaginer son père en agent spécial, ou encore la salle de jeu vidéo et son gardien patibulaire. De nouvelles idées font aussi leur apparition et elles deviendront des gags récurrents. « Un jour dans un aéroport, j’ai acheté une sorte de livre  »Que-sais-je ? », et c’est en lisant ce bouquin que j’ai pensé à la piscine de salive qu’on retrouve dans Panic Room. J’aimerais garder l’idée de ces  »le saviez-vous ? » dans les prochains albums ».


Et Kid Paddle, hors-Euope, comment ça marche ? « C’est la deuxième bande dessinée étrangère la plus vendue au Québec après Garfield, la troisième si on compte  »Les Nombrils », BD typiquement québécoise. C’est quand la série télévisée est apparue qu’ils ont commencé à être demandeurs ». Seul ennui, le retard que prend la sortie des albums du Kid dans la Belle Province : d’un à deux mois à cause du transport en bateau ! Midam s’y rendra donc cet automne. Dans un genre voisin, l’épouse de l’auteur explique que « Titeuf ne marche pas au Canada, à cause du sexe », il est vrai que de ce côté, Kid Paddle sait rester discret, même si l’arrivée d’une nouvelle héroïne amoureuse du garçon à la casquette apparaît dans le dernier numéro…


Dans sa tournée, l’auteur s’arrêtera pour la deuxième fois de sa carrière à Angoulême. Pour l’occasion, il a mis les petits plats dans les grands avec un stand customisé : « un Kid Paddle géant et une immense tâche d’acide sulfurique qui se verra de très loin ! », nul doute que les fans sauront apprécier. Au fait, qui sont-ils ? Quelle relation Midam entretient-il avec eux ? « Je suis toujours un peu intimidé, mais eux aussi ! », alors pendant qu’il dédicace, il pose des questions, s’intéresse vraiment à qui le lit. « Maintenant, le héros a plus de 18 ans d’âge, il traverse les générations, je n’ose plus demander aux adultes qui viennent en dédicace si c’est pour leurs enfants, car c’est souvent pour eux-mêmes ». Certains lecteurs y trouvent d’ailleurs plusieurs niveaux de lecture, là où le gosse voit un gag, l’adulte y décèlera une complicité particulière père-fils par exemple. « Quand j’entends cela, j’acquiesce, même si je n’avais absolument pas voulu faire passer ce message lors de la création du dessin ».


À propos de relation père-fils. Même les lecteurs occasionnels de la BD ont dû se rendre compte que la mère n’était tout bonnement jamais dessinée, ni même évoquée. « Elle a existé le temps d’une case dans le premier volume de Kid Paddle, elle disait à son mari  »Chéri, tu vas être en retard à ton travail », puis à la réédition j’ai remplacé  »chéri » par  »papa », j’aime les contraintes, et pour l’instant la contrainte c’est que la mère n’existe pas ». Le public se pose-t-il la question ? « Au début, j’ai eu droit à des félicitations de gens qui m’affirment  »bravo, vous avez su créer une bande dessinée avec une famille monoparentale », là aussi je laissais dire, mais c’est l’imagination du public ».


Et au fait, le père du Kid doit être forcément fan de jeux vidéos ! « Pas du tout, je ne joue pas » confesse-t-il timidement.


Les lecteurs les plus assidus ont dû remarquer que Midam avait quitté Dupuis depuis le dernier tome. « La rentabilité prenait trop le pas sur la qualité, la première édition du tome 11 était intégralement gondolée, à force de vouloir faire des économies, ils ont vendu 380 000 exemplaires dans cet état, je n’aime pas ça ! »  clame l’auteur. Il a créé en réaction, MAD Fabrik, qui en est à sa cinquième parution ! Sa maison met un soin tout particulier à la qualité de l’objet. Un pari réussi avec ce tome 12, en papier, comme en gags !



 

 

 

 




J. S. Foer – Dis-moi ce que tu manges …


Quoi ? Vous avez mangé de la viande à midi ?

Vous préparez du poisson pour ce soir ?

Tout laisse à penser que le nom de Jonathan Safran Foer vous est encore inconnu …



Dans son ouvrage, l’écrivain new-yorkais se livre en effet à une étude de nos comportements alimentaires et de leurs conséquences sur les élevages et les traitements infligés aux animaux.

Si vous pensiez vous abriter derrière les labels et appellations tels qu’ « élevés en plein air », « bio », et j’en passe, jetez un oeil à « Faut-il manger les animaux ? ».


Loin des discours moralisateurs de certains extrémistes végétar/l/iens, J. S. Foer livre par écrit ses propres réflexions sur quelle alimentation donner à son jeune fils.
Et il tient à ce que le lecteur garde à l’esprit que c’est le père de famille qui est allé visiter des élevages considérés comme traditionnels. Il a également rencontré d’anciens (ou actuels) employés d’élevages industriels (…ayant presque toujours souhaité garder l’anonymat).


Ces mêmes élevages où vetusté, torture et barbarie représentent souvent le quotidien des animaux qui y sont cultivés (peut-on vraiment parler d’élevages dans ces conditions), abattus, et « préparés » en vue de les rendre « propres » à la consommation humaine.

Privations, enfermement, dégénérescence génétique, démembrements à vif … les pires pratiques y passent … et créent des espèces animales mutantes, incapables de vivre à la lumière du jour ou encore de se reproduire entre elles …

Des dindes assexuées, des poulets n’ayant comme espace vital que la surface d’une feuille A4, des porcs électrocutés, torturés, de jeunes boeufs castrés à vif … Il est préférable de terminer son assistte avant de reprendre sa lecture…

Et pourtant, jamais l’auteur ne se pose en extrêmiste moralisateur mais se propose toujours de fournir les clés pour que chaque lecteur puisse répondre, en son for intérieur, à cette question essentielle, et universelle : « Est-il vraiment naturel de manger des cadavres d’animaux ? »


Vous vous en doutez, cette lecture interroge. Retourne. Bouleverse.
A découvrir de toute urgence pour se faire sa propre opinion sur la question !


Cet ouvrage, qui fait suite dans l’oeuvre de Foer au succès de « Extrêmement fort et incroyablement près » est le fruit de trois années de recherches et de rencontres. Jeune père, compagnon de la romancière Nicole Krauss, Foer s’affirme comme une vraie figure de la nouvelle littérature états-unienne.
Il sort en 2011 son nouveau roman « Tree of Codes ».



Bibliographie de J. S. FOER :

2009 : Eating Animals (Faut-il manger les animaux ?)
2005 : Extremely Loud and Incredibly Close (Extrêmement fort et incroyablement près)
2005 : The Unabridged Pocketbook of Lightning
2005 : A Beginner’s Guide to Hanukkah
2004 : The Future Dictionary of America
2002 : Everything Is Illuminated (Tout est illuminé)
2001 : A Convergence of Birds






De victimes à bourreaux…


« Où j’ai laissé mon âme » retrace le parcours de deux hommes. Deux militaires français « engendrés par la même bataille, sous la pluie de la mousson » au Viêtnam. L’un est capitaine, l’autre lieutenant. Tous deux sont coincés dans le cercle impitoyable de la violence et de leurs pensées. L’un écrit à l’autre pour dénoncer ses dérives, l’autre se débat éperdument avec sa conscience et soliloque. Tous deux sont confrontés à une profonde réflexion sur le Bien et le Mal. Mais, au beau milieu de cette si sournoise guerre d’Algérie, où est le Bien ? Un livre magistral parfois brutal sur la souffrance et la torture.

 


 

Des hommes face à d’autres hommes. Des soldats face à d’autres soldats. Prêts à se battre quelle que soit la guerre et qui en oublient leur âme. Les gentils contre les méchants, cette simpliste vision de l’histoire n’a pas cours dans ce livre. Des personnages bouleversants, dont l’un des prisonniers Tahar. Victime christique de l’armée française, ce rebelle a quelque chose de douloureux et d’énigmatique.

 


 

Le capitaine Degorce est une figure forte de résistant et déporté de la Seconde Guerre Mondiale. Il sera le mentor du jeune lieutenant Andréani. Des liens inaltérables naîtront lors des affrontements. Jusqu’à ce qu’ils deviennent eux-mêmes les bourreaux.

 


 

Sous la plume de ce professeur de philosophie, Jérôme Ferrari, le capitaine Dégorce et le lieutenant Andreani se débattent pour rester droits dans leurs bottes. Jérôme Ferrari nous propose humblement une réflexion prenante, philosophique et poignante. Une histoire bestiale et cruelle.

 


 


 

L’Auteur :

 


 

Jérôme Ferrari aborde sans détours une page noire de l’histoire. Grâce à l’alternance du discours de ses deux personnages pivots, «Où j’ai trouvé mon âme » prend un tour romanesque sans pour autant dénaturer l’importance des faits historiques. Tantôt déchaînés et accusateurs pour Andréani,  tantôt littéraires et  nuancés pour Degorce, les propos s’équilibrent et sonnent juste.

 


 

Après s’être essayé au recueil de nouvelles avec « Variétés de la mort », c’est en 2003 que Jérôme Ferrari publie son premier roman, « Aleph Zero » aux éditions Albiana.
Prolixe, Jérôme Ferrari publiera chaque année un nouveau roman chez Actes Sud toujours. En 2007, « Dans le secret »,  en 2008 « Balco Atlantico », en 2009 « Un dieu un animal ».

 


 


 

Extraits :

 


 

« Pendant toutes ces années, il n’a pas vraiment repensé à tous cela ; les guerres qu’il a menées ne lui ont pas laissé le temps, et les dix mois passés à Buchenwald s’étendent derrière lui comme une immense steppe grisâtre qui coupe sa vie en deux et le sépare à jamais du continent perdu de sa jeunesse, mais il n’a pas oublié. Le mois de juin 1944 s’est installé silencieusement dans sa chaire pour y inscrire l’empreinte d’un savoir impérissable qui lui a permis d’expliquer à ses sous officiers : « messieurs la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l’âme humaine. […] N’oubliez pas qu’il en existe d’autres. La nostalgie. L’orgueil. La tristesse. La honte. L’amour. » [1]

 


 

«Rappelez-vous, mon capitaine, c’est une leçon brutale, éternelle et brutale, le monde est vieux, il est si vieux mon capitaine, et les hommes ont si peu de mémoire. Ce qui s’est joué dans votre vie a déjà été joué dans des scènes semblables, un nombre incalculable de fois, et le millénaire qui s’annonce ne proposera rien de nouveau. Ce n’est pas un secret. Nous avons si peu de mémoire.
Nous disparaissons comme des générations de fourmis et tout doit être recommencé. » [2]

 


 

[1] « Où j’ai laissé mon âme » Jérôme Ferrari, édition Acte Sud (2010), page 83

 

[2] « Où j’ai laissé mon âme » Jérôme Ferrari, édition Acte Sud (2010), page 23
 

 




Quand souvenirs et oubli s’entremêlent …

« Le Goût des pépins de pomme » s’ouvre à la lecture des dernières volontés d’une grand-mère qui pourrait être la nôtre: « Clair comme de l’eau de roche tel était le testament de Bertha – une douche froide en vérité. Les valeurs mobilières étaient de peu de valeur, les pâturages de la pénéplaine d’Allemagne du Nord n’avaient d’attrait que pour les vaches, de l’argent il n’y en avait guère, et la maison était vieille. » Une plongée dans l’Allemagne contemporaine et une famille haute en couleur.


Entre stupeur et enchantement, la jeune héritière s’expose à une psychothérapie involontaire. En effet, en acceptant ce legs, Iris entame une flânerie dans un jardin buissonnant et sauvage qui ouvre un portillon vers un passé tumultueux et non sans surprises. Trois générations de femmes, trois époques, des mœurs qui évoluent mais des pommes, encore et toujours présentes.


Iris est le personnage principal du « Goût des pépins de pomme » mais je n’ai pas ressenti pour elle une excessive proximité. Son rôle est comme dilué dans les événements du passé. Je l’ai d’avantage vue comme une clé de lecture de douloureuses cicatrices ou comme un témoin silencieux qui nous permet de nous glisser dans cette famille, plutôt que comme un personnage attachant et charismatique. Elle est tenaillée par d’angoissantes histoires d’enfants revenant en écho à ses oreilles d’adultes, tant et si bien qu’on a parfois envie de la bousculer. La galerie de personnages familiaux qui s’ouvre derrière elle, réhausse la tonalité en étant subtilement mystérieuse.


Quelle ironie, la maladie d’Alzheimer est la pierre d’achoppement de la mémoire commune de cette famille allemande. Avec une prodigieuse délicatesse poétique, Katharina Hagena décrit sans détours cette maladie dont le nom n’est pourtant jamais évoqué.




L’auteure

Ce roman intimiste traduit de l’allemand par Bernard Kreiss (« Der Geschmack von Apfelkernen » dans la langue de Goethe) a une musicalité qui lui est propre. Il fait vibrer en chacun la nostalgie des nuits d’été. Un roman dans lequel on flotte paisiblement même s’il traite entre autres de la mort, de l’homosexualité, de la maladie et de l’oubli.

Délicieusement narratif et parsemé de pépins, Katharina Hagena nous confie ici un premier roman à l’humour pince-sans-rire très british. Elle enseigne à ce jour les littératures anglaise et allemande à l’université de Hambourg, et fera sans aucun doute les beaux jours de la littérature allemande.



Extraits

« Tante Inga portait de l’ambre. De longs colliers de pierres d’ambre polies dans lesquelles on distinguait de minuscules insectes. Nous étions convaincues qu’ils secoueraient leurs ailes et s’envoleraient à l’instant même où la coque de résine viendrait à se briser. Le bras d’Inga était cerclé d’un gros bracelet jaune laiteux. Si elle portait ces bijoux faits d’une matière soustraite à la mer, ce n’était pourtant pas pour rester dans la note de sa chambre aigue-marine et de sa robe sirène mais, comme elle le disait, pour des raisons de santé. Bébé déjà elle envoyait à quiconque s’avisait de la caresser une décharge électrique, à l’ époque à peine perceptible, certes, mais l’étincelle était bel et bien là, et la nuit notamment, quand Betha lui donnait le sein, elle avait droit à une brève décharge, presque comme une morsure, ensuite seulement le nourrisson se mettait à téter. Elle n’en parla à personne, pas même à Christa, ma mère, qui avait alors deux ans et sursautait chaque fois qu’elle touchait sa sœur. » [1]


« Les mains de ma grand-mère passaient sur toutes les surfaces lisses : tables, armoires, commodes, chaises, télévision, chaîne stéréo ; elles essuyaient ces choses, constamment en quête de miettes, de poussière, de stable, de restes de nourriture. […] C’était un symptôme de la maladie, tout le monde le faisait ici, avait dit à ma mère une aide soignante de la maison de retraite – le « home », comme cela s’appelait chez nous. Un établissement cauchemardesque. D’un côté, tout était organisé de manière pratique et fonctionnelle, d’un autre côté, c’était un lieu peuplé de corps qui, chacun à sa manière et à différents degrés, avaient, avaient été délaissés par leurs esprits. » [2]


[1] Katharina Hagena « Le gout des pépins de pomme », éditions Anne Carrière (2010) p.43

[2] Katharina Hagena « Le gout des pépins de pomme», éditions Anne Carrière (2010) p.149

 

 




Les titres à rallonge ont quelque chose de fascinant


Le titre est copieux et l’histoire est truculente.  « Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates » est un recueil de lettres écrites au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale.


Leur point commun ? Juliet, jeune romancière fantasque, utopiste qui décide de farfouiller dans les cendres encore chaudes du passé.


Leur thème ? L’île de Guernesey et ses habitants.



Si on a pu attifer la guerre d’adjectifs tels que « drôle » ou «froide » celle des Guernesiais est incongrue. Avec cet ouvrage on ne ressasse pas, on ne retrace pas une énième fois les horreurs de 39-45, on découvre un nouveau genre de résistants. Le témoignage des insulaires fournit un nouveau point de vue sur cette guerre au sujet de laquelle on a déjà beaucoup lu. Ils aiment la littérature, la grande, et aussi la petite depuis longtemps ou depuis peu mais c’est une fenêtre vers l’extérieur. Isolés et têtus ils le sont, mais ils ne sont pas dépourvus d’auto-dérision et d’amour.


On commence par esquisser un sourire et à s’enticher de Juliet et de ces fameux correspondants. Puis, on pouffe en parcourant les récits ubuesques des indociles de cette île. Puis, on rit à gorge déployée de leur ingéniosité et surtout de leur profonde humanité. Et enfin, on a la cornée humide en éprouvant la dureté de la guerre. Même les plus coriaces ne résisteront pas et verseront une petite larme, dans le métro, sur la plage ou où qu’ils se trouvent, tant on s’attache aux personnages.



Les auteures :


Mary Ann Shaffer et Annie Barrows ont la plume tendre et l’humour insolite. Tante et nièce à la ville, elles nous livrent une bien belle histoire, ni « nian-nian » ni intello, tout bonnement pétillante et profondément touchante.

Restée coincée contre son gré à Guernesey, Mary Ann Shaffer nous communique au travers de ces pages iodées son affection géographico-littéraire pour l’île. Mary Ann ne vivra malheureusement pas suffisamment longtemps pour savoir à quel point son œuvre eut du succès. Éditrice, bibliothécaire puis libraire elle décède en 2008 peu de temps après avoir su que leur roman serait publié.

Annie Barrows, écrivain pour enfants insuffle au roman un peu de la magie qui manque parfois au quotidien.

Ce récit épistolaire ne souffre certainement pas des maux habituels propres à cet exercice.


Cela faisait longtemps qu’une ribambelle de personnages de roman ne vous avait pas manqué comme un vieux groupe d’amis?

Alors, si ça n’est pas encore fait, faites connaissance avec ces amateurs éclairés de rognures et vous sentirez à nouveau le vertige de la dernière page.


Extraits


[1} « 21 Janvier 1946

Cher Sidney,

Voyager en train de nuit est redevenu un bonheur ! Finies les attentes de plusieurs heures dans les couloirs, finis les stationnements en voie de garage pour laisser la place à un train militaire ; et par-dessus tout, finis, les rideaux tirés du couvre feu. Toutes les fenêtres des habitations étaient allumées et j’aime me remettre à espionner, ça m’a tellement manqué pendant la guerre. J’avais l’impression que nous étions transformés en taupes, cavalant dans des tunnels séparés.»

 

[2]  «  5 Avril 1946

Chère Juliet,

Vous devenez insaisissable. Cela ne me plaît guère. Je ne veux aller au théâtre avec personne d’autre que vous. J’essaie juste de vous déloger de votre appartement. Dîner ? Thé ? Cocktail ? Balade en mer ? Soirée dansante ? A vous de choisir. Je suis à vos ordres. Je me montre rarement aussi docile, ne gâchez pas cette opportunité de m’amadouer.

A vous,

Mark »

 

[3]  « 31 Mai 1946

Chère Miss Ashton,

Miss Pribby m’a dit que vous vous intéressiez à notre récente expérience de l’occupation de Guernesey par l’armée allemande, d’où cette lettre.

Je suis un homme discret et, néanmoins, au contraire de ce que prétend ma mère, j’ai connu mon heure de gloire. […] Je suis siffleur et pendant la guerre je me suis servi de ce talent pour mettre l’ennemi en déroute. »

 

[1] Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, « Le Cercle des amateurs des épluchures de patates », NIL p25

[2] Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, « Le Cercle des amateurs des épluchures de patates », NIL p149

[2] Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, « Le Cercle des amateurs des épluchures de patates », NIL p256




Vous n’êtes pas prêt d’oublier Aliide Truu…


Dressons rapidement le tableau. En toile de fond, des territoires ruraux et bucoliques piétinés sans détour, tour à tour par l’Allemagne d’Hitler puis l’URSS de Staline. Au milieu, des Estoniens et des Estoniennes qui survivent, luttent, se révoltent ou s’inclinent. C’est l’histoire d’une rencontre, une histoire de famille mais avant tout, l’histoire d’un pays balte: l’Estonie. Il plane sur ces pages l’ombre d’un autre monde, le bloc de l’Est. Rien de bien réjouissant en somme… Cependant ce livre est une petite merveille.


L’écriture de Sofia Oksanen est brutale. On n’entre certainement pas dans l’histoire comme on entrerait dans une maison de famille douillette où l’on retrouve ses chaussons. On doit s’accrocher aux personnages, on se heurte à leurs destins chaotiques, on se bat pour recoller aux bribes de l’histoire de l’après-guerre. Et puis, avant qu’on ait eu le temps de s’en rendre compte, on est coincé dans le terrible engrenage invisible qu’on croyait pourtant propre aux polars.


La narration est alternée et décapante, moitié à l’Est moitié à l’Ouest. Les chapitres ont des titres à rallonge aussi évocateurs que « C’est toujours la mouche qui gagne », ou « Aliide avale un lilas à cinq pétales et tombe amoureuse », ou encore « Un passeport, ça se met dans la poche intérieure ».


Aliide et Zara, des prénoms pas communs, pour des héroïnes peu conventionnelles. Ces deux femmes que deux générations séparent ont en commun un destin bouleversé par la folie des hommes. Leur rencontre est un choc, quasiment une rencontre du 3ème type. Le face à face de ces deux femmes est un huis-clos oppressant. Au fur et à mesure que l’on remonte dans le temps, on comprend la haine, la rage, la jalousie, la rancœur, la douleur et la peur. On assiste, impuissant, à la naissance d’un tyran malgré elle dans un pays déshonoré. Une tragédie moderne et puissante comme on en rencontre rarement.


Aliide n’est pas une méchante au rire diabolique qui retentit jusqu’aux confins de l’enfer mais elle est implacable.

Zara, elle, est innocente, peut-être aussi inconsciente.


Alors, purge-t-on le bébé ? Oui c’est sûr.

Jette-t-on le bébé avec l’eau du bain ? Sûrement pas !



L’auteur


 


Sofi Oksanen écrit en finnois, son père est finlandais et sa mère estonienne, elle a peut être reçu de celle-ci l’amour de ces terres méconnues.  Passionnée de Marguerite Duras, cette trentenaire ne fait pas mentir l’adage qui dit que « L’habit ne fait pas le moine ». La plume a beau être rigoureuse et le style recherché,  Sofia Oksanen est une punk au look anticonformiste. Qui l’eût cru ?


Prix Femina étranger en 2010 et véritable best seller, son  troisième roman remue, secoue, bouleverse et fait découvrir une partie obscure de l’Histoire.
Au même titre que le personnage de « Grenouille » de Patrick Süskind ou que le personnage Dexter de la série américaine éponyme, vous n’êtes pas prêt d’oublier Aliide Truu.


Extraits

« 1991, BERLIN

La photo que Zara tient de sa grand-mère

Sur la photo, deux jeunes filles étaient assises côte à côte et regardaient fixement l’objectif, sans oser lui sourire ? Leurs robes qui tombaient sur les hanches étaient un peu bizarres. L’ourlet de l’une des filles était plus haut à droite qu’à gauche.[…] Et tandis que Zara observait la photo, elle remarqua quelque chose qui lui avait échappé jusque-là : les visages des filles avaient quelque chose de très innocent, et cette innocence rayonnait sur leurs joues rondes jusqu’à elle si bien qu’elle se sentit gênée. » [1]


« 1952, ESTONIE OCCIDENTALE

L’odeur du foie de morue, la lumière jaune de la lampe

L’odeur du chloroforme flottait par la porte. Dans la salle d’attente, Aliide se cramponnait à un numéro tout corné de Femme soviétique, où Lénine était d’avis que la femme, dans le capitalisme est doublement soumise, esclave du travail ordinaire du capital et du travail domestique. » [2]


[1] « Purge »  Sofi Oksanen, édition la Cosmopolite chez Stock (2010) , p114

[2] « Purge »  Sofi Oksanen, édition la Cosmopolite chez Stock (2010) , p265