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Une histoire des illuminations publiques et privées de 1790 à 2016

La maison d’un habitant de Whitestone aux États-Unis en 2015

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« Paris entier brille d’une nouvelle illumination (…) et la ville est encore magnifiquement illuminée », cette remarque si actuelle est pourtant du député Cabet, qui en 1845 évoque une fête de 1790. Devenu ordinaire, garanti par la ville, en 2016 à Paris, l’éclairage public ne nous surprend plus sinon pendant les périodes de fêtes, où l’on admire les façades des Grands Magasins et où l’on arpente les Champs-Élysées que l’on ne fréquente pourtant guère le reste de l’année…

Associée à la célébration, l’illumination, d’usage public ou privé, est désormais liée à Noël et plus généralement à décembre sans que l’on ne sache vraiment pourquoi. D’un autre côté, peut-on dater Noël tel que nous le fêtons aujourd’hui ? Alain Cabantous et François Walter dans leur ouvrage Noël : une si longue histoire (2016) esquissent des pistes pour répondre à cette question.

Les débuts de l’électricité

Aujourd’hui devenu rituel obligé, le sapin et les décorations (notamment en Europe et aux Etats-Unis depuis la fin du XIXème siècle), marquent Noël, une fête qui date pourtant de l’antiquité romaine ! Depuis quand ? Le sapin serait entré dans l’espace public dès le XVème siècle, et dans l’espace privé à la fin du XVIIIème. En cette même fin de siècle, Paris devient la « ville-lumière » : le temps de grandes fêtes, des rues entières se parent de décorations lumineuses qui ressemblent davantage aux décorations des siècles à venir qu’à celles du siècle passé, notamment de celles des fêtes royales de Versailles. Avant de parler de Noël, il faut faire un détour par la lumière…

MOREAU Jean Michel, La grande illumination de Versailles, exécutée pour le mariage de Louis XVI, Illumination du parc de Versailles et du Grand Canal à l'occasion du mariage du Dauphin futur Louis XVI avec l'archiduchesse Marie-Antoinette, le 19 mai 1770, Période création/exécution 3e quart 18e siècle, Lieu de conservation Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
MOREAU Jean Michel, La grande illumination de Versailles, exécutée pour le mariage de Louis XVI, Illumination du parc de Versailles et du Grand Canal à l’occasion du mariage du Dauphin futur Louis XVI avec l’archiduchesse Marie-Antoinette, le 19 mai 1770, 3e quart 18e siècle, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Une gravure d’un dessin d’Armand Parfait Prieur montre par exemple des fêtes et lumières aux Champs-Élysées le 18 juillet 1790, date où le roi Louis XVI prête serment et accepte la Constitution, un jour particulier « où l’on se réunit spontanément au milieu d’une illumination spontanée et générale ».

Fêtes et illuminations aux Champs-Élysées le 18 juillet 1790, Prieur, Armand Parfait, eau-forte, Musée Carnavalet, Histoire de Paris
Fêtes et illuminations aux Champs-Élysées le 18 juillet 1790, Prieur, Armand Parfait, eau-forte, Musée Carnavalet, Histoire de Paris

La fin du XVIIIème siècle, qui correspond aussi à l’arrivée de l’éclairage dans des lieux très fréquentés comme les jardins ou les promenades publiques marque un tournant vers la démocratie. En effet, la lumière adopte des fonctions symboliques particulières : on ne saurait s’intéresser à l’histoire des illuminations de Noël sans évoquer la place que l’éclairage et l’électricité vont progressivement prendre dans les espaces de vie de chacun.

Simone Delattre, dans Les Douze Heures noires : La nuit à Paris au XIXème siècle, explique ainsi que l’éclairage et l’illumination des rues vont aller de pair avec l’idée « de civilisation, de souveraineté, de démocratie, de réjouissance, de luxe, de sécurité, de salubrité, de modernité », alors que l’obscurité est associée à la subversion. Alain Cabantous, à l’origine d’ouvrages sur Noël et l’Histoire de la nuit, mais aussi Daniel Roche dans l’Histoire des choses banales, rappellent que, dès 1763, le royaume de France lance un concours auquel participe notamment Lavoisier, afin de repenser l’éclairage public. Cette initiative donnera naissance au réverbère. Gage de sûreté, la lumière évolue donc rapidement : en 1766, 7000 lanternes à bougies éclairent la ville et dès 1830, 6000 lampadaires au gaz sont installés.

Cette arrivée de l’éclairage dans l’espace urbain est suivie de près par son usage privé. Dès le XVIIIème, un goût plus affirmé de la part des parisiens pour la lumière au sein même de leur logis, et l’éclairage à gaz, « fixe et régulier », va rapidement constituer un premier pas vers les grandes avancées que va connaîtra le XIXème dans l’investissement du lieu privé.

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Apres le Bal, 1735 (oil on canvas) Troy, Jean Francois de (1679-1752), oil on canvas, 81.9×64.8 cm, Private Collection, Courtesy of Bernheimer Munich.

Le glissement se fait sentir lorsqu’on regarde des peintures comme Après le bal, de Jean-François de Troy où, en 1735, la bougie est encore présente dans l’espace privé, face à l’huile sur toile de 1840 de Prosper Lafaye représentant le pianiste Zimmermann dans son intérieur au Square d’Orléans, où la bougie a disparu de l’intérieur, remplacée par un lustre de lampes à huile suspendu au milieu de la pièce.

Prosper Lafaye, Pierre-Joseph-Guillaume Zimmermann, pianiste, vers 1840, huile sur toile, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
Prosper Lafaye, Pierre-Joseph-Guillaume Zimmermann, pianiste, vers 1840, huile sur toile, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon

Car avant la seconde moitié du XIXe, l’utilisation quotidienne de la lumière est encore l’apanage des bourgeois et aristocrates qui illuminent leurs hôtels particuliers, ce qui opère un premier pas entre lieu public et lieu privé puisque l’intérieur est un lieu de représentations sociales.

Eclairage à Londres en 1878
Éclairage à Londres en 1878

La lumière est une fête

C’est le quartier de l’Odéon et le Passage des Panoramas qui, en 1830, sont les premiers lieux publics à être éclairés, sortant ainsi la lumière de son luxe. La ville s’embellit et c’est par ce lent contexte d’avènement de la lumière, dont s’emparent et profitent les lieux de commerce, que l’on peut comprendre le goût pour les illuminations au moment de Noël. Pour les boutiques, la lumière est un objet de publicité efficace : elle permet d’attirer le regard, le premier appât commercial ! Elle orne les vitrines et annonce bientôt les devantures des Grands Magasins. Sous le Second Empire, sur l’actuel Boulevard Haussman, s’imposent les fêtes de nuits rendues possibles par la lumière qui leurs sont alors associées.

Éclairage au bec de gaz de la Place de l'Opéra à Paris, autour de 1892, par Ludwik de Laveaux (1868–1894)
Éclairage au bec de gaz de la Place de l’Opéra à Paris, autour de 1892, par Ludwik de Laveaux (1868–1894)

En 1840, la place de la Concorde et les Champs-Élysées sont embellis, les contre-allées sont enfin éclairées et Victor Mabille, célèbre pour ses bals et le bal qui porte son nom, investit dans près de cinq mille becs de gaz : la lumière devient résolument festive.

Le Bal Mabille, lithographie de 1858
Le Bal Mabille, lithographie de 1858

 

Le bal Mabille, Jean Béraud
Le bal Mabille, Jean Béraud

L’exposition Internationale d’électricité

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Pour autant, Noël et les illuminations n’est pas encore une association évidente avant la fin du XIXème siècle. Il faut attendre l’exposition internationale d’électricité de 1881, soit deux ans après que Thomas Edison a déposé le brevet de l’ampoule électrique, pour que l’électricité devienne un vrai service universel et que celle-ci bénéficie d’un réel tremplin. Lors de l’exposition et la mise en lumière du Palais de l’électricité, plus de 800 000 personnes se pressent pour venir admirer le spectacle, pendant que près de 1000 lampes sont installées par Edison en plein Paris. Inventeur de l’ampoule, en 1880 Thomas Edison mettait au point la guirlande électrique de Noël en 1882. La première guirlande de Noël est commercialisée en 1884, et les illuminations de Noël entrent dans l’histoire pour devenir une tradition. Si la guirlande illuminée se popularise d’abord aux États-Unis, qu’en est-il du sapin ?

Le sapin, cet illuminé

Le sapin de Noël d’une famille protestante, peut-être de Luther.

Martin Luther (1483-1546) aurait eu l’idée de décorer un sapin, l’arbre qui symbolise la vie éternelle parce qu’il est toujours vert, avec des bougies. Ce qui symbolisait alors la lumière du Christ avec au sommet, une étoile rappelant l’étoile de Bethléem qui avait conduit les rois mages jusqu’au lieu de la naissance de Jésus. Et avant les bougies, les dictionnaires du XIXème siècle évoquent le fait que l’on décorait les maisons avec des branches, et les sapins avec des bonbons ou des petits jouets pour les enfants.

Peinture de Guillaume Corden qui montre l’arbre de Noël de la jeune Reine Victoria au Château Windsor, en 1850. Conservé au Royal National Trust.
Peinture de Guillaume Corden qui montre l’arbre de Noël de la jeune Reine Victoria au Château Windsor, en 1850. Conservé au Royal National Trust.

Ensuite, on raconte qu’en 1738, Marie Leszczynska, mariée à Louis XV, aurait fait installer un sapin à Versailles. Il faut attendre près de 100 ans pour en entendre de nouveau parler : en 1837, la duchesse d’Orléans aurait fait décorer un sapin aux Tuileries. Le conifère le plus connu reste celui du prince Albert et de la reine Victoria qui, en 1841, l’auraient fait dresser au château de Windsor en Angleterre. L’ère victorienne aurait donc marqué un tournant dans l’histoire du sapin de Noël. Encore exceptionnels les sapins, jusqu’en 1880 sont rares ou du moins rarement représentés, et seules des bougies les illuminent.

Gravure de Mode, autour de 1890.
Gravure de Mode, autour de 1890.

 

What is a home without love ? circa 1900, shows a tree with lighted candles. Photo: Prints and Photographs Division, Library of Congress.
What is a home without love ? circa 1900, shows a tree with lighted candles. Photo: Prints and Photographs Division, Library of Congress.

Mais rapidement, grâce aux avancées électriques et au fait que les bougies deviennent dangereuses (elles sont à l’origine de nombreux accidents) l’Edison’s Illumination Compagny est créée afin de promouvoir l’industrialisation des décorations lumineuses aux Etats-Unis. Une démocratisation encore toute relative jusque dans les années 1920, puisqu’une seule guirlande lumineuse coûtait l’équivalent de 300 dollars, soit 2000 dollars en 2016 !

The Cleveland Family tree decorated with red, white and blue electric light bulbs, delighted the president's young daughters. It was placed in the second floor Oval Room of the White House in 1894.
The Cleveland Family tree decorated with red, white and blue electric light bulbs, delighted the president’s young daughters. It was placed in the second floor Oval Room of the White House in 1894.

On comprend que l’un des premiers à acquérir ces guirlandes ait été le président américain Grover Cleveland qui, en 1895, installe le premier sapin de Noël illuminé à la Maison Blanche, avec de surcroît, des éclairages multicolores.

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Dans les années 1920, la famille Sadacca décide de créer une entreprise de guirlandes lumineuses et domine le marché jusque dans les années 60. Elle est à l’origine de la vraie popularisation de ces décorations, à un moment où aux Etats-Unis, la tradition du sapin se pérennise à cause du « sapin national », éclairé de près de 3000 petites ampoules.

The General Electric Christmas lighting outfit, the first set offered for sale to the public. Circa 1903-1904. Photo: The Antique Christmas Lights Museum.
The General Electric Christmas lighting outfit, the first set offered for sale to the public. Circa 1903-1904. Photo: The Antique Christmas Lights Museum.

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Eyeing a Christmas toy display in New York, circa 1910. Above: An early rendering of an animated display at R.H. Macy’s in New York City, circa 1884
Eyeing a Christmas toy display in New York, circa 1910. Above: An early rendering of an animated display at R.H. Macy’s in New York City, circa 1884

 

Les décorations de Macy's en 1959
Les décorations de Macy’s en 1959

Et la France dans tout ça ?

Du côté français, l’influence américaine retentit en un rien de temps. À l’image des vitrines des magasins Macy’s à New York qui, en 1884, animent pour la première fois leurs vitrines pour Noël et dont la parade de Noël est encore l’un des plus attendues qui soit, les Grands Magasins français s’illuminent à leur tour. En 1883, c’est Le Printemps qui est le premier à être uniquement éclairé à l’électricité. Déjà, en 1860, Émile Zola s’émerveille des vitrines des ces immenses boutiques et de la fée électricité : dans Au Bonheur des Dames il évoque sa « la clarté blanche ».

Puis, les photographies de Léon Gimpel, qui travaille à l’invention de la photographie en couleurs avec les Frères Lumières dès 1904, donnent à voir les illuminations de Noël de Paris des années 1925-1930. Une série de clichés exceptionnelle à plus d’un titre : non seulement les décorations des Grands Magasins (Galeries Lafayettes, BHV Marais, Samaritaine, Le Bon Marché) impressionnent, mais après l’éclairage public et privé, les illuminations de Noël correspondent à nouveau à une avancée technique d’envergure, à savoir ici, l’autochrome !

Léon Gimpel
Léon Gimpel

Léon Gimpel
Léon Gimpel

Léon Gimpel
Léon Gimpel

Léon Gimpel
Léon Gimpel

 

Les Galeries Lafayettes aujourd'hui
Les Galeries Lafayettes aujourd’hui

 

Fête de nuit à l'Exposition universelle de 1889
Fête de nuit à l’Exposition universelle de 1889

Face aux Grands Magasins qui profitent des innovations pour se faire de la publicité et attirer le public, les monuments de la capitale ne sont pas en reste, on pense notamment à la Tour Eiffel. Construite en 1889 (en plein essor de l’électricité!) dès son inauguration elle est illuminée par 10 000 becs de gaz. En 1900 elle est ornée de 5000 ampoules, puis en 1978, à l’occasion de Noël, elle est décorée d’un sapin lumineux de 30 000 ampoules !

Tour Eiffel, à l'exposition universelle de 1900.
Tour Eiffel, à l’exposition universelle de 1900.

Paris, comme New York, est alors réputée au moment des fêtes pour ses Grands Magasins. La « ville-lumière », associée au luxe, utilise l’éclaire comme publicité, comme un signe d’opulence et de finesse.

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Revenons-en au sapin : en somme, durant l’ère victorienne et pendant tout le XXème siècle jusqu’à nos jours, le sapin et ses illuminations ont investis l’espace public et privé au rythme du progrès électrique. Depuis l’intérieur cossu de la Maison Blanche et de l’Angleterre bourgeoise des années 1880 qui marquent le début d’un Noël commercial, les illuminations sont devenues un temps fort de nombreuses grandes villes.

Époque victorienne.
Époque victorienne.

Seconde Guerre Mondiale, Noël au front
Seconde Guerre Mondiale, Noël au front

Le sapin illuminé est devenu un tel symbole de Noël qu’on ne compte plus les photographies des années 40 et de guerre qui montrent des soldats fêtant Noël et parvenant, malgré tout, à se procurer un sapin et bénéficier pour un temps de répit, d’un peu de lumière.

Une famille ouvre ses cadeaux, années 40-50
Une famille ouvre ses cadeaux, années 40-50

De la même manière, les années 50, le baby boom, les trente glorieuses et l’avènement du capitalisme font monter en flèche les ventes de guirlandes de Noël et autres accessoires de décorations pour les fêtes. Comme en témoignent ces photographies d’époque mettant en scène des familles, on est bien loin des illuminations des premiers Grands Magasins du XIXème siècle,  l’effet escompté par le rôle de celles-ci a atteint son paroxysme et les sociétés de vente de décorations font fortune. On ne spécule plus seulement sur le passage du Père Noël la nuit du 24 au 25 décembre. Plus qu’une fête : Noël est un business.

Années 40-50
Une famille décore son arbre de Noël, années 40-50

 

Noël, années 40-50
Noël, années 40-50

À l’échelle de la capitale française, la tradition s’est bien installée au cours du XXème siècle. Les rues se décorent et des lieux, comme les Champs-Élysées, font l’objet d’innovations perpétuelles pour séduire les parisiens et renouveler l’écrin lumineux des fêtes de fin d’année.

Paris, Rue du faubourg Saint Denis, années 60
Paris, Rue du faubourg Saint Denis, années 60

 

Paris, Champs Élysées, années 60
Paris, Champs Élysées, années 60

 

Paris, Devant la Samaritaine, décembre 1964
Paris, Devant la Samaritaine, décembre 1964

L’engouement est tel que des concours, plus répandus aux Etats-Unis qu’en Europe, sont organisés et font triompher ceux qui auront le mieux, et le plus décoré leur demeure. Certains vont jusqu’à illuminer leur maison pour qu’elle soit vue de l’espace. Il existe même une ville, en Virginie, où Noël est fêté comme au XIXème siècle.

Jusqu’où irons-nous ?

Virginia City, Noël comme au XIXème
Virginia City, Noël comme au XIXème

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Avignon IN 2016 « Lenz » : de l’idéalisme à l’ennui

Photo : Christophe Raynaud de Lage
Photo : Christophe Raynaud de Lage

En 2012, à l’occasion du Festival de Salzbourg, Cornelia Rainer a présenté Lenz, une création qui vise à réhabiliter le poète et dramaturge allemand Jakob Michael Reinhold Lenz à partir de son séjour en 1777 au Ban de la Roche, dans les Vosges chez le Pasteur Oberlin, resté dans l’ombre de Goethe. Alors que le théâtre de Lenz est traversé par des portraits de la société allemande du XVIIIe et de son aristocratie, la mise en scène de Rainer ne donne à voir qu’un poète devenu naïf à force d’idéalisme, écrasée par des détails.

Dès le départ, toute la pièce est centrée autour de l’arrivée de Lenz dans la demeure du Pasteur dans les montagnes. C’est une énorme structure de montagnes russes en bois qui contient la maison où le mobilier et les costumes des personnages sont d’époque. Dans ce décor très esthétique un batteur fait son entrée et se met à utiliser tout ce que la scène réserve pour faire du bruit et jouer de la musique, mais cette introduction captivante qui laisse présager un spectacle bien mené et surprenant laisse rapidement place à de longs silences, discours plats et à un jeu d’acteurs qui sonne faux. Dans le rôle de Lenz, Markus Meyer en fait trop, son idéalisme et son besoin de réclamer la vie dans tout auront raison de lui, il finira désespéré , seul dans les montagnes.

Le travail de réhabilitation de Cornelia Rainer n’a pas l’effet escompté car en nous plongeant dans cette maison sans vie sinon domestique où l’on épluche des pommes de terre en continu, Lenz appelle au rejet. On comprend alors le fait qu’il soit resté dans l’ombre et on regrette que le rythme lancé par les dix premières minutes du spectacle n’ait pas été tenu davantage, le batteur infernal ne refaisant une apparition qu’une fois la fin venue. Loin d’être aiguisée, notre curiosité ne nous pousse pas à nous renseigner quant aux écrits du poète, la mise en scène de Cornelia Rainer, à vouloir en dire trop manque de cohérence, seule la scénographie parvient à attirer notre attention le temps de la représentation.

Lenz, adaptation et mise en scène Cornelia Rainer, scénographie et costumes Aurel Lenfert, dramaturgie Sibylle Dudek, avec Markus Meyer, Heinz Trixner, Cornelia Köndgen, Jakob Egger, Noah Fida, Merlin Miglinci, Jele Brückner, Julian Sartorius

Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph, 62, rue des Lices, 84000 Avignon, 04 90 14 14 14, jusqu’au 13 juillet, 22h, durée 1h40.




Théâtre contre maltraitances

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Marie Ruggieri, femme mûre et conquise par la vie, entre sur scène avec une générosité palpable. Avec sa gouaille et son plaisir d’amour, elle nous berce d’abord avec son langage fleuri. Pourtant, elle va s’attacher durant une cinquantaine de minutes, à dénoncer le traitement fait aux femmes dans des situations atroces, où celles-ci frôlent et rencontrent la mort à cause de la barbarie des hommes. La descente aux enfers d’une amoureuse, le sort terrible réservé à une prostituée et une petite Somalienne, victime d’excision.

Spectacle commandé par une antenne locale d’Amnesty International, « Femmes en danger » est une dénonciation confortant une prise de conscience. Simple, mais essentielle. Marie Ruggieri dit le danger, sans le travestir ou l’adoucir, mais l’interprétation est humaine et fait naître une volonté positive dans le cœur du spectateur. Un spectateur qui pourrait être concerné par ces maltraitances.

Petit spectacle, bref comme une sonnette d’alarme, il a mérite d’attirer l’attention de ceux que ces questions touchent particulièrement. « Femmes en danger », derrière un visage tragique, nourrit l’espoir sincère que les violences faites aux femmes cessent, au moins un peu chaque jour.

« Femmes en danger », de et avec Marie Ruggieri, jusqu’au 26 avril 2016 au Théâtre Essaion, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris. Durée : 50 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.essaion-theatre.com/.




Thomas Jolly trône sur l’Odéon

RICHARD III de Shakespeare - Mise en scène et scenographie Thomas Jolly -  avec :  Thomas Jolly (Richard III),  Nathan Bernat (le prince Edouard),  Francois-Xavier Phan (le duc de Buckingham)  - Costumes : Sylvette Dequest - Lumiere : Francois Maillot, Antoine Travert, Thomas Jolly  - Compagnie La Piccola Familia - - Theatre National de Bretagne - octobre 2015  - Odeon - Theatre de l'Europe - janvier 2016 © Brigitte Enguerand
© Brigitte Enguerand

Après avoir triomphé à Avignon et aux Ateliers Berthier avec la présentation dans son intégralité du cycle shakespearien d’Henry VI, Thomas Jolly, directeur de la compagnie la Piccola Familia se sentait suspendu à cette histoire qui n’était pas finie. Pour conclure ce long cycle, il vient alors occuper l’Odéon et conquérir le public parisien par la mise en scène de Richard III, dans laquelle il s’accorde le rôle éponyme de ce sombre roi.

Créée à Rennes en octobre, cette mise en scène de Richard III par Thomas Jolly se base sur une sublime traduction du texte que l’on doit à Jean-Michel Déprats, et qui éblouit la sombre création du jeune metteur en scène. Dans le rôle du roi sanguinaire, du roi des ombres, Thomas Jolly l’enfant terrible propose une esthétique glaciale et sombre pour cette grande pièce de Shakespeare. À cet effet, le décor est réduit au minimum : une structure en fer modulable, et la lumière pour sculpter l’espace cerclé de rideaux noirs. Grâce à une quantité de projecteurs d’une lumière blanche extrêmement puissante, Thomas Jolly tantôt agresse son public, tantôt l’éclaire. C’est une lumière créatrice de formes qu’il propose, comme lorsque de simples raies lumineuses suffisent à créer la prison qui renferme Georges duc de Clarence, le frère de Richard. De bout en bout, c’est la lumière qui dicte les mouvements et rythme les entrées et sorties des personnages. En plus de ces lumières, le metteur en scène joue sur les contrastes de noir et de blanc jusqu’à provoquer l’aveuglement. Les visages peints de blanc, les comédiens sont pour la plupart vêtus de noir, ce qui les fond parfois à l’obscurité et contribue à créer des effets magiques d’apparitions et de disparitions. Ainsi la frontière devient floue entre personnages réels et fantômes ; Thomas Jolly entretient volontairement la porosité entre ces deux mondes que sont le ciel et l’enfer dont Richard III semble être le tyran, le grand dictateur des allées et venues.

Richard III, vêtu de plumes, de cuir, de strass, tout en noir pendant la première partie de la pièce alors qu’il manipule habilement la cour, tout en blanc une fois devenu roi, arbore un style pop rock qui va avec l’ambiance générale de la mise en scène. Dans ce rôle, Thomas Jolly est magistral et incarne puissamment les tourments de ce grand traître par un jeu de contorsions effrayant mais maîtrisé. Il est tellement convaincant qu’il en devient impossible de ne pas l’acclamer lorsqu’il chante et crie « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog » ou « I’m a monster » à l’assemblée. Toute la réussite de cette mise en scène qui dure plus de quatre heures trente, réside bien dans le fait que Thomas Jolly parvient brillamment à faire participer le public à l’intronisation de ce roi que deux heures trente de spectacle avaient pourtant rendu détestable. Malgré lui, le public devient à la fois complice et captif de cette usurpation tyrannique et des meurtres récurrents de celui qu’il appelle désormais son roi. Lorsque Richard III monte sur son trône Thomas Jolly, lui, en vrai tyran s’empare de l’Odéon qui l’applaudit. De cette histoire macabre où les cortèges funèbres s’enchainent, où le sang envahit l’air épais, cette fumée constamment présente sur le plateau et dans la salle, le public est devenu acteur d’un royaume corrompu et surveillé par des caméras de sécurités dont les écrans surmontent le trône royal. Une captivité du public sans doute rendue possible par l’absence de cadre temporel clairement défini dans lequel pourrait se fixer le spectateur. En effet, le décor et les costumes nous perdent et nous retiennent dans un hors temps qui pourrait être tous les temps et tous les lieux. L’usurpation n’a pas de limites et le peu de couleurs présentes sur scène se réduit à du rouge souvent porté par les femmes, ces ventres maudits, sans cesse implorantes et confrontées à leurs pertes, survoltées, souhaitant mourir plutôt que de continuer à engendrer le mal. Et enfin ce vert, cette couleur maudite sur scène, qui sera pourtant celle de l’ordre royal ordonnant l’ultime trahison.

Thomas Jolly, maître du chaos et du temps, nous courtise et nous fascine autant qu’il nous scandalise. Il crée surtout un spectacle exigeant et terrifiant où les neveux du roi même morts assassinés chevauchent encore une monture blanche sur un fond sonore de jeu vidéo, un cheval qui finira par tomber, annonçant la chute de ce chien sanglant que fut Richard III.

« Richard III », de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, jusqu’au 13 février 2016 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 4h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.