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Un Gon-cours de littérature par Jérome Ferrari

Des destins qui se croisent, des générations qui se mêlent, des familles qui se déchirent.
Voici quelques-uns des ingrédients qui ont permis au « chef » Jérôme Ferrari de se voir attribuer le Graal de la littérature française, j’ai nommé le Prix Goncourt millésime 2012.

« Le sermon sur la chute de Rome » nous plonge au coeur de la Corse, entre tradition et modernité, une sorte de salé sucré temporel…

Dans le rôle du salé, la Tradition, incarnée par le vieux Marcel, grand-père d’une famille en décomposition, seul survivant d’une époque en noir et blanc.
Sa mémoire en bandoulière, une photo de ses frères et soeurs encore enfants comme seul témoin d’une époque révolue.

Dans celui du sucré, la Modernité incarnée par Matthieu et Libero, amis depuis l’enfance, naturellement devenus frères de coeur, en quête d’un projet commun.
Et ce projet va se présenter à eux sous une forme inattendue. Un bar de village, tombant en décrépitude au gré des repreneurs successifs, va constituer leur promesse d’avenir commun.

Au fil des pages, la mayonnaise va prendre progressivement, le projet des deux amis va devenir une réalité douce, sucrée, au bon goût de l’été et du soleil corse. Mais tout bon cuisinier vous le dira, il ne faut jamais laisser sa préparation sans surveillance … Au risque de voir tous les efforts réduits à néant.

« Ce que l’homme fait, l’homme le détruit ».
Cet adage tiré du sermon de Saint-Augustin trouve tout son écho dans les pages de Jérôme Ferrari. Tout empire aussi puissant et vaste soit-il semble hélas voué à disparaître sous les ravages de la passion humaine.

Dans son dernier roman, la plume de l’auteur est dense, parfaitement maîtrisée. Elle étouffe le lecteur sous la chaleur et les traditions corses.
La bassesse de l’esprit humain lui répugne. Petit à petit, il étouffe. La vétusté du libre arbitre l’oppresse, l’angoisse, le désarçonne.
La bataille entre générations qui est dépeinte dans ce chef d’oeuvre laisse l’âme en terreur. Cette même terreur dans laquelle il nous avait déjà emmené dans son précédent opus « Où j’ai laissé mon âme ».

Le sermon sur la chute de Rome

 

Extrait
« Dans ce village, les morts marchent seuls vers la tombe – non pas seuls, en vérité, mais soutenus par des mains étrangères, ce qui revient au même, et il est donc juste de dire que Jacques Antonetti prit seul le chemin du caveau tandis que sa famille regroupée à la sortie de l’église sous le soleil de juin recevait les condoléances loin de lui, car la douleur, l’indifférence et la compassion sont des manifestations de la vie, dont le spectacle offensant doit être désormais caché au défunt. »

 

Le sermon sur la chute de Rome
Jérôme Ferrari
Editions Actes Sud
202 pages
ISBN 978-2-330-01259-5
19€

 




Week-end – De cendres et de papier

Dans un pays en guerre, deux fossoyeurs sont chargés de brûler les morts. Avec les cadavres, ce sont les paumes de leurs mains qui s’échauffent, leurs cheveux qui grésillent, les illusions du nettoyage qui s’envolent un fumée. Une femme, laissée pour morte, se relève et se joint à eux. Elle se met à travailler à leurs côtés mais à sa manière. Les morts, elle les recoiffe, leur caresse les joues, déplie leurs membres et leur parle. D’ailleurs, elle ne parle qu’à eux.

Cette pièce de théâtre de Laurent Gaudé, publiée dans la collection « Papier » d’Actes Sud, est une grotesque tragédie qui donne à lire l’indicible. Le savon, la chaux, la fumée pour dire la douleur, l’horreur et le néant. Inspiré par le témoignage d’une réfugiée kosovare, Laurent Gaudé prouve ici que les tragédies du 21e siècle n’ont rien à envier aux drames antiques.

J’ai longé des routes,

Traversé des terres que je ne connaissais pas.

J’ai fait saigner mes pieds.

J’ai erré longtemps jusqu’à atteindre, un jour, le haut de la colline.

Je me suis arrêtée.

A mes pieds,

Sur des kilomètres, à perte de vue, se tenait un campement.

Un amas immense de tentes et d’abris.

Une ville entière d’enfants pieds nus et de réfugiés.

Je suis restée là, à les contempler.

J’ai embrassé du regard cette foule qui se tenait serrée.

Et je suis descendue, lentement, au milieu des miens.

 

Cendres sur les mains
Laurent Gaudé
Actes Sud-Papiers
42 pages, 7,50 e

 




De victimes à bourreaux…


« Où j’ai laissé mon âme » retrace le parcours de deux hommes. Deux militaires français « engendrés par la même bataille, sous la pluie de la mousson » au Viêtnam. L’un est capitaine, l’autre lieutenant. Tous deux sont coincés dans le cercle impitoyable de la violence et de leurs pensées. L’un écrit à l’autre pour dénoncer ses dérives, l’autre se débat éperdument avec sa conscience et soliloque. Tous deux sont confrontés à une profonde réflexion sur le Bien et le Mal. Mais, au beau milieu de cette si sournoise guerre d’Algérie, où est le Bien ? Un livre magistral parfois brutal sur la souffrance et la torture.

 


 

Des hommes face à d’autres hommes. Des soldats face à d’autres soldats. Prêts à se battre quelle que soit la guerre et qui en oublient leur âme. Les gentils contre les méchants, cette simpliste vision de l’histoire n’a pas cours dans ce livre. Des personnages bouleversants, dont l’un des prisonniers Tahar. Victime christique de l’armée française, ce rebelle a quelque chose de douloureux et d’énigmatique.

 


 

Le capitaine Degorce est une figure forte de résistant et déporté de la Seconde Guerre Mondiale. Il sera le mentor du jeune lieutenant Andréani. Des liens inaltérables naîtront lors des affrontements. Jusqu’à ce qu’ils deviennent eux-mêmes les bourreaux.

 


 

Sous la plume de ce professeur de philosophie, Jérôme Ferrari, le capitaine Dégorce et le lieutenant Andreani se débattent pour rester droits dans leurs bottes. Jérôme Ferrari nous propose humblement une réflexion prenante, philosophique et poignante. Une histoire bestiale et cruelle.

 


 


 

L’Auteur :

 


 

Jérôme Ferrari aborde sans détours une page noire de l’histoire. Grâce à l’alternance du discours de ses deux personnages pivots, «Où j’ai trouvé mon âme » prend un tour romanesque sans pour autant dénaturer l’importance des faits historiques. Tantôt déchaînés et accusateurs pour Andréani,  tantôt littéraires et  nuancés pour Degorce, les propos s’équilibrent et sonnent juste.

 


 

Après s’être essayé au recueil de nouvelles avec « Variétés de la mort », c’est en 2003 que Jérôme Ferrari publie son premier roman, « Aleph Zero » aux éditions Albiana.
Prolixe, Jérôme Ferrari publiera chaque année un nouveau roman chez Actes Sud toujours. En 2007, « Dans le secret »,  en 2008 « Balco Atlantico », en 2009 « Un dieu un animal ».

 


 


 

Extraits :

 


 

« Pendant toutes ces années, il n’a pas vraiment repensé à tous cela ; les guerres qu’il a menées ne lui ont pas laissé le temps, et les dix mois passés à Buchenwald s’étendent derrière lui comme une immense steppe grisâtre qui coupe sa vie en deux et le sépare à jamais du continent perdu de sa jeunesse, mais il n’a pas oublié. Le mois de juin 1944 s’est installé silencieusement dans sa chaire pour y inscrire l’empreinte d’un savoir impérissable qui lui a permis d’expliquer à ses sous officiers : « messieurs la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l’âme humaine. […] N’oubliez pas qu’il en existe d’autres. La nostalgie. L’orgueil. La tristesse. La honte. L’amour. » [1]

 


 

«Rappelez-vous, mon capitaine, c’est une leçon brutale, éternelle et brutale, le monde est vieux, il est si vieux mon capitaine, et les hommes ont si peu de mémoire. Ce qui s’est joué dans votre vie a déjà été joué dans des scènes semblables, un nombre incalculable de fois, et le millénaire qui s’annonce ne proposera rien de nouveau. Ce n’est pas un secret. Nous avons si peu de mémoire.
Nous disparaissons comme des générations de fourmis et tout doit être recommencé. » [2]

 


 

[1] « Où j’ai laissé mon âme » Jérôme Ferrari, édition Acte Sud (2010), page 83

 

[2] « Où j’ai laissé mon âme » Jérôme Ferrari, édition Acte Sud (2010), page 23