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Le Malade Imaginaire, bal de névrosés cartoonesque

Copyright : Serge Martinez
Copyright : Serge Martinez

Le 13 janvier 2015, dans le théâtre de la Manufacture de Nancy, Michel Didym (directeur du CDN et metteur en scène du spectacle) prend la parole avant le lever de rideau. Il tient à marquer sa solidarité vis-à-vis des victimes des tueries de la semaine passée : « les artistes sont nécessaires. Ils doivent faire appel au sens critique, à l’intelligence du spectateur. C’est ce que faisait Molière, un français, cela est important car en France, plus qu’ailleurs, notre génie réside dans la critique. Dans ce théâtre, notre façon de résister, c’est donc de porter Molière ». L’acte de résistance est totalement réussi.

Le « Malade Imaginaire » est connu pour être la dernière pièce jouée par Molière. La légende voudrait qu’il soit mort dans le fauteuil du héros, Argan (André Marcon). Dans cette comédie, celui-ci est un hypocondriaque prêt à tout – dont sacrifier le bonheur des siens –, pour s’entourer de nombreux médecins et recevoir leur science.

Ici, l’objet du rire n’est pas le médecin, ni même le malade. C’est le ridicule dans lequel certains se complaisent en se croyant importants. En cela, la comédie n’est pas cruelle ou offensante, elle conduit le spectateur (bien avant la création de la psychanalyse) à la prise de conscience que seul un regard extérieur peut nous apporter. Dans le « Malade Imaginaire », on retrouve certains personnages de Tartuffe : un homme qui en idolâtre un autre alors que celui-ci n’a aucun mérite, un frère qui incarne la raison, une servante désinvolte – l’esprit critique –, et une fille soumise aux colères de son père.

Cette résonance avec la pièce-symbole de la critique de la religion, conforte le spectateur dans la confiance d’assister à une pièce absolument moderne. L’hypocondrie n’est pas le sujet principal. Cette comédie pose la question de notre rapport à la médecine, mais plus encore à toutes les drogues ou objets de dépendance. La médecine devient un culte, car c’est en elle que tous les espoirs de vie sont placés. La contradiction entre les discours des docteurs, l’absurdité des remèdes, rien n’ébranle Argan dans sa croyance. La mise en scène vient souligner cet aspect évident : on serra notamment effrayé par l’arrivée du médecin-inquisiteur, lorsque le frère du héros, Béralde (Jean-Claude Durand), ordonne que « le lavement de monsieur » soit reporté.

Copyright : Eric Didym
André Marcon / Copyright : Eric Didym

André Marcon incarne ici un malade extrémiste, fanatique de ses gourous médecins. Il est prêt à leur donner sa fille (Jeanne Lepers) pour venir à bout de la maladie contre laquelle il croit se battre. La servante (Norah Krief) s’assoit sur les tables devant Argan pour mettre les pieds dans le plat. Elle le brutalise, lui met son nez dans le ridicule dans lequel il baigne. C’est elle qui fera ouvrir les yeux à son maître en lui faisant simuler sa mort. Toinette « est Charlie ».

Sous la baguette de Michel Didym, ce combat devient film d’animation aux multiples facettes. Cartoon, par la couleur et la forme de la scénographie, à la fois classique et futuriste. Une grande pièce à vivre classique est installée en diagonale, cachant une scène de cabaret derrière un voile doré. Dans l’exagération contrôlée des personnages, il y a du Tex Avery. Chacun est marqué de traits névrotiques distinctifs (hypocondrie, hystérie, psychopathie …), ce qui soutient le comique du texte à merveille. Pour souligner ces traits, les acteurs semblent parfois pris d’accès burlesques, très maîtrisés.

Enfin, ce « Malade Imaginaire » est plein de surprises. La pièce ne s’installe dans aucun cycle répétitif – notamment au moyen des intermèdes, trop souvent supprimés. Didym réussit la prouesse d’ajouter à cela, une fidélité sans faille au texte que l’on entend très bien. On en ressort (a)guéri.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Le Malade Imaginaire » de Molière, mise en scène Michel Didym, actuellement en tournée : jusqu’au 24 janvier à la Manufacture de Nancy, du 27 au 29 janvier 2015 à l’Opéra-Théâtre de Metz, les 31 janvier et 1er février à La Nef (Saint-Dié-des-Vosges), du 3 au 5 février au Théâtre de Lorient, le 7 février à Ris Orangis, les 9 et 10 février au Manège (Maubeuge), le 12 février à la Maison de la Culture de Nevers, les 16 et 17 février à Limoges, les 19 et 20 février à La Comète (Chalons-en-Champagne), du 22 au 24 février à Clermont-Ferrand, les 26 et 27 février au Théâtre Anne de Bretagne (Vannes), le 1er mars à Cesson-Sévigné, les 3 et 4 mars à la Comédie de Caen, le 6 mars à Epinal, du 10 au 21 mars au Théâtre National de Strasbourg, les 23 et 25 mars à Annecy, du 27 au 29 mars à Montpellier (au Domaine d’O), du 31 mars au 10 avril, aux Célestins (Lyon), du 14 au 17 avril à la Comédie de Béthune, du 21 au 24 avril au Volcan (Le Havre), les 28 et 29 avril à Quimper, les 5 et 6 mai à Perpignan, les 12 et 13 mai à Tarbes, les 15 et 17 mai à Recklinghausen (Allemagne), du 19 au 23 mai à la MAC de Créteil, du 26 mai au 6 juin à Rennes (TNB). Durée : 1h50. 




A Limoges, un Vania intime

Copyright : Marion Stalens
Copyright : Marion Stalens

Pour son Oncle Vania créé au théâtre de l’Union (Limoges), Pierre Pradinas a placé Scali Delpeyrat dans le rôle titre et Romane Bohringer en Eléna Andréievna. Autour de ces deux grands noms, le metteur en scène réalise un travail classique et élégant, entièrement au service du texte.

Dans la pièce de Tchekhov, Alexandre Vladimirovitch Sérébriakov et sa femme, Eléna, viennent s’installer quelques temps dans la propriété familiale, loin de la ville. Celle-ci est occupée par la fille du premier et l’oncle de celle-ci, Vania. Cette réunion provoque inévitablement un choc des cultures où les sentiments bassement humains se mélangent pour créer une situation dramatique et à la fois banalement prévisible, où l’amour et le désir tiennent une place importante.

A l’action originelle se déroulant dans une grande propriété de province Russe, Pradinas situe le départ dans un jardin discret agrémenté de quelques buissons qui bordent une balançoire et où les oiseaux chantent. Il nous plonge ainsi dans un onirisme champêtre qui se prolongera durant toute la durée du spectacle. Onirisme maintenu notamment par les lumières superbes d’Orazio Trotta.

Du bocage, on migre vers l’intérieur de la demeure. Le décor y est composé de grands volumes d’aplats gris et les ornements y sont esquissés. Si l’éclairage zénithal illuminait intimement le jardin, à l’intérieur la lumière s’invite par les baies. Elle est douce, reposante et participe activement à la construction d’une ambiance intime, qui fait glisser cette lecture de Tchekhov dans des émotions bernhardiennes.

L’Oncle Vania de Pradinas n’est donc pas sombre, mais grinçant. Il y a une ambiance de vacances, on se dit que rien n’est grave, que tout passera. Scali Delpeyrat campe un héros plutôt sympathique, tenant plus du ravi de la Crèche que d’un Léon. Il voit la vie « telle qu’elle est » ; mais à la rancœur franche, ce Vania préfère l’espièglerie et l’abandon de l’idéalisme se fait au profit d’un plongeon dans une ironie désespérée.

Sa partenaire, Romane Bohringer, est dotée d’une voix incroyable. Quand elle parle, elle capte instantanément l’auditoire. Son corps accompagne sa finesse, elle a une démarche aérienne et la tension qu’elle entretien avec les hommes qui la désirent est presque palpable.

Par ces choix de mise en scène, on entend bien le texte et le propos est plus saisissant que chez Christian Benedetti, par exemple, qui en faisant dire les mots à une vitesse accrue, nous déconnecte de l’essence profonde de certaines situations qui demandent du temps. Pradinas prend les minutes nécessaires (et parfois un peu plus) quand celles-ci s’imposent. On pense notamment à la fin de la pièce, où le vide provoqué par le départ du couple de la ville est comblé par le retour instantané des personnages aux petites tâches qui occupent l’esprit et qui a pour seul intérêt de combler l’ennui profond.

Un seul regret dans ce spectacle : la musique choisie pour les changements de décor. C’est une sorte de world music aux accents pop. Elle n’entretient pas de rapport logique avec ce que l’on voit, elle ne prolonge pas l’onirisme et brise l’intimité créée par les acteurs et la lumière.

Cependant, la création est globalement réussie. Même avec ce parti pris édulcorant, Pradinas fait ressortir la désespérance d’une vie ratée, d’une existence mise de côté au service des autres pour des questions d’honneur. En filigrane, la situation nous questionne, sans nous brusquer, sur le sens même de l’existence moderne. On assiste à un doux manifeste théâtral, pour que chaque « vie ressemble à une vie ».

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« Oncle Vania » d’Anton Tchekhov, mise en scène Pierre Pradinas, actuellement en tournée : jusqu’au 17 décembre au théâtre de l’Union (Limoges), les 14 et 15 janvier à la Comédie de Caen, du 20 au 23 janvier à La Coursive (La Rochelle), les 26 et 28 janvier au Bonlieu (Annecy), 5 février au Théâtre de la Princesse Grace (Monaco), du 11 au 14 février à Amiens, 24 et 25 février à Narbonne, du 3 au 6 mars à Nancy, 10 et 11 mars à Albi, le 15 mars à Ajaccio, 19 au 21 mars au théâtre du Jeu de Paume (Amiens). Durée : 2h.