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[Exposition] « Précieux vélins » au Muséum d’Histoire Naturelle : un Éden en fleur au milieu de l’hiver

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Amaryllis belladona – Hæmanthus coccineus. Nicolas Robert. © MNHN, Dist. RMN/Tony Querrec Couverture de l’ouvrage sous la direction de Pascale Heurtel et Michèle Lenoir

À l’occasion de la parution de l’ouvrage « Les vélins du Muséum national d’histoire naturelle », sous la direction de Pascale Heurtel et Michèle, aux éditions Citadelle et Mazenod, le cabinet d’histoire du Jardin des Plantes expose une sélection de près de 150 vélins parmi les 7000 réalisés du XVIIème au XXème siècle. Une occasion unique d’admirer des œuvres fragiles très rarement sorties, porteuses de l’histoire riche de ce lieu mythique qu’est devenu le Jardin des Plantes.

« Préparez-vous à faire avec moi le tour du globe. C’est peut-être le tour de Paris ; mais n’importe. Là nous embarquâmes pour traverser la Seine et aborder au Jardin des Plantes », écrivait L.F. Jauffret à la fin du XVIIIème siècle dans son Voyage au Jardin des Plantes. Pascale Heurtel, conservatrice à la bibliothèque centrale du Muséum, est parvenue à proposer un véritable voyage au cœur des collections dont elle est en charge, et nous embarque à son tour dans une immersion qui embrasse près de trois siècles. Cela en dépit d’une contrainte de poids, à savoir le manque d’espace dont dispose le Muséum d’Histoire Naturelle pour proposer une exposition d’envergure.

Cabinet d'Histoire du Jardin des Plantes, entrée de l'exposition. Photo : Marianne Guernet-Mouton
Cabinet d’Histoire du Jardin des Plantes, entrée de l’exposition. Photo : Marianne Guernet-Mouton

Au milieu du Jardin des plantes, l’histoire se sème depuis 1635. Ici se trouve le cabinet d’histoire, où se tient l’exposition qui, d’une certaine manière, a déjà commencé dès lors que l’on a franchi l’enceinte par la rue Cuvier : pour tout visiteur sensible à l’histoire du lieu, c’est là que logeaient les artistes pensionnés par le Muséum sous l’Ancien Régime. Dès les premiers pas dans le cabinet, une généalogie de ceux qui ont participé à l’entreprise d’inventaire de la nature nous accueille, placée directement face au livre prétexte à l’exposition et à de nombreux cartels qui mettent en lumière le vélin comme matériau : peau de veau mort-né, et pour cela support d’exception.

Le « Raphaël des fleurs »

À l’origine de la collection des vélins, le frère de Louis XIII, Gaston d’Orléans (1608-1660). D’après le botaniste Antoine de Jussieu, celui-ci « ne se contenta plus dans son jardin de voir croître les plantes rares […], il voulut encore que son cabinet fut orné des dessins et des peintures qu’il faisait faire d’après le naturel ». Nicolas Robert fut alors le premier peintre à réaliser des vélins de ce qui allait bientôt devenir une grande collection à la croisée des arts et des sciences. Après lui se sont succédés Jean Joubert, Claude Aubriet, Madeleine Basseporte (qui « conservait la nature des plantes » dans ses dessins, selon Jean-Jacques Rousseau), Gérard Van Spaendonck, ou encore Pierre-Joseph Redouté (aussi appelé le « Raphaël des fleurs »). Ces artistes était tenu de fournir régulièrement des vélins. D’abord destinés à servir les arts décoratifs et la broderie, ces dessins tendaient en même temps à devenir de réels outil pour les naturalistes, notamment lorsque le Jardin du Roi est remanié en 1793 en Muséum d’histoire naturelle et que les vélins sont entreposés à la bibliothèque à la vue du public.

Première salle d'exposition. Photo : Marianne Guernet-Mouton
Première salle d’exposition. Photo : Marianne Guernet-Mouton

Dans deux petites salles d’exposition tapissées de rouge, comme pour subtilement rappeler le cuir des portefeuilles gardant depuis des siècles ces vélins, s’organise un dialogue intelligent entre la faune et la flore. Suivant un cheminement chronologique, les dessins sont exposés sous vitrines et ne restent accrochés que peu de temps, de sorte que l’exposition aura changé trois fois en quelques mois pour éviter d’abîmer les œuvres.

Sur les murs, des fleurs et plantes rares ayant été naturalisées au Jardin, mais aussi oiseaux, chevaux et autres animaux de la main de Robert à Redouté. S’il fallait retenir une seule chose de cette collection, c’est l’esthétique commune à toutes les œuvres.

Enfin, aux images se greffent des écrits, car pour ne citer que Les Liliacées de Redouté, de nombreux vélins firent l’objet de gravures et de publications. Il ne faut pas perdre de vue que, pour le savant, ces représentations venaient compléter des observations et des écrits que les commissaires de l’exposition nous montrent également. Bien que l’ordre chronologique ordonne la visite, les nombreuses indications tendent à reconstituer l’usage des vélins suivant les siècles. Une place particulière est donnée au caractère éminemment scientifique des œuvres, qui au premier coup d’œil, ravissent surtout pour leur beauté incontestable.

Julie Ribault, redouté's school of botanical drawing in the salle Buffon of the Museum d'histoire naturelle, 1830, aquarelle, Cambridge, The Fitzwilliam Museum
Julie Ribault, redouté’s school of botanical drawing in the salle Buffon of the Museum d’histoire naturelle, 1830, aquarelle, Cambridge, The Fitzwilliam Museum

Face aux contraintes techniques pesant lourdement sur l’organisation d’une telle exposition, il faut saluer l’effort de construction d’un discours commun à des œuvres contraintes à la rotation. Toute l’intelligence de ce voyage réside dans ce fascinant effort d’inventaire de la nature ayant traversé les siècles et tient finalement dans le titre de l’exposition « Précieux vélins ». Ainsi, jusqu’au 13 janvier et pour la première fois depuis 1793, au Cabinet d’Histoire du Jardin des plantes : un Éden en fleur déjoue l’hiver et le cour de ses heures.

« Précieux vélins. Trois siècles d’illustrations naturalistes », sous la direction de Pascale Heurtel, au Cabinet d’Histoire du Jardin des Plantes, Muséum National d’Histoire Naturelle, entrée par le 57, rue Cuvier, 75005 Paris. Tarifs : 1€ tarif réduit, 3€ plein tarif. Prolongation jusqu’au 13 janvier 2017. Plus d’informations ici : http://www.mnhn.fr/fr/




Broodthaers à la Monnaie de Paris

« Une fiction permet de saisir la vérité et en même temps ce qu’elle cache »
Marcel Broodthaers, Communiqué de presse, Documenta 5, Kassel, juin 1972.

Après avoir montré au public la Chocolate Factory de Paul McCarthy, la Monnaie de Paris présente actuellement une exposition consacrée à Marcel Broodthaers (1924 – 1976), artiste belge à l’œuvre protéiforme qui a largement participé au tournant artistique des années 1960. Après trois années de recherches effectuées par la commissaire de l’exposition, Chiara Pisari avec Maria Gilissen-Broodthaers et Marie Puck-Broodthaers, le projet vu le jour en 2015.

Nous partons dès lors à la rencontre d’un artiste à la carrière tardive, puisqu’il ne la débute qu’à quarante ans. D’abord poète et homme de lettres, libraire, reporter photographe, puis critique d’art, il coule en 1963 cinquante exemplaires de son dernier recueil de poèmes, Pense-Bête, dans du plâtre. Ainsi commence la carrière de l’un des artistes les plus importants de la seconde moitié du XXème siècle.

Marcel Broodthaers est connu pour ses assemblages et ses accumulations, faits de matériaux pauvres tels des moules ou des coquilles d’œufs. Mais c’est une toute autre œuvre que nous découvrons à la Monnaie de Paris. Ainsi, dans cette courte carrière artistique, Broodthaers consacre quatre années à un projet ambitieux : le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles (1968-1872). Il s’agit d’une œuvre majeure de l’artiste, projet à la fois conceptuel et hermétique, mais aussi absurde et provoquant, qui n’a ni lieu fixe ni collection permanente. Dans le contexte de l’année 1968 à Bruxelles, ce projet s’inscrit dans un climat européen contestataire, à l’heure des grands questionnements sur les changements de la société et sur les institutions artistiques. En 1968 Marcel Broodthaers s’autoproclame dans des Lettres ouvertes « directeur » et « conservateur » du Musée, qui est inauguré dans son appartement la même année, avant de prendre son envol pour différentes villes européennes (Angers, Düsseldorf, Kassel…). Ce musée est composé de onze « sections » qui seront créées au fur et à mesure et qui retracent la vie d’un musée traditionnel : des salles exposant des objets agencés selon une scénographie réfléchie, la publicité autour de l’institution et sa promotion, les documents d’archive du musée… L’espace regroupe ainsi tant bien des képis militaires, des statues et dessins, des emballages de cigares, des lithographies, des panneaux de signalisation, ou encore des cartes postales de peintures du XIXème siècle scotchées au mur. Peu d’homogénéité donc, au risque de perdre le visiteur parfois.

Plaques (Poèmes industriels) (1968-1972), 16 plaques en plastique embouti et peint,  Estate Marcel Broodthaers, prêt de longue durée S.MA.K. Gand. Salle 6.
Plaques (Poèmes industriels) (1968-1972), 16 plaques en plastique embouti et peint,
Estate Marcel Broodthaers, prêt de longue durée S.MA.K. Gand. Salle 6. © Morgane Walter

Une question s’impose à nous de prime abord : pourquoi exposer Marcel Broodthaers dans un lieu aussi emblématique et historique que la Monnaie de Paris ? C’est la Section Financière qui semble dénouer ce paradoxe. En effet, le comble de l’ironie est atteint lorsque l’artiste annonce, en 1970-71, que le Musée est « à vendre pour cause de faillite ». C’est à ce moment-là qu’est créée la Section Financière, composée d’un lingot d’or d’un kilogramme, frappé d’un aigle par la Monnaie de Paris elle-même, qui sera vendu deux fois la valeur de l’or de l’époque pour collecter des fonds pour la sauvegarde du Musée. Le lingot d’or présenté à la Monnaie de Paris est celui acheté par l’artiste contemporain Danh Vo. Ainsi, c’est précisément dans ce lieu fabriquant l’argent depuis des siècles, s’interrogeant sur le devenir de ses collections, que l’œuvre de Broodthaers est la plus à même de trouver un écho : celui-ci questionnant sans cesse le rapport de l’art à l’argent, sa valeur financière et ses liens à l’institution muséale.

Le visiteur doit être averti que la Monnaie de Paris ne présente que des « détails » de ce musée fictif – l’exhaustivité étant impossible à atteindre pour des raisons matérielles. C’est la première fois que ces détails sont reconstitués, et ce grâce aux prêts des mêmes institutions, antiquaires et collectionneurs auxquels l’artiste avait originellement fait appel. Non seulement, selon Chiara Pisari, une présentation exhaustive trahirait la conception que Broodthaers avait du Musée, mais encore, les demandes de prêts aux différentes institutions prêteuses de l’époque – notamment le Musée du Louvre, le Musée des Arts Décoratifs de Berlin, le Victoria & Albert Museum ou encore le Musée Ingres – furent sans aucun doute suffisamment complexes ainsi.

Projection sur caisse (1968), 50 diapositives de reproductions de peintures du  XIXème siècle, 21 cartes postales, caisse de transport Département des Aigles. Section XIXème – Salle 5.
Projection sur caisse (1968), 50 diapositives de reproductions de peintures du
XIXème siècle, 21 cartes postales, caisse de transport Département des Aigles. Section XIXème – Salle 5. © Morgane Walter

Le parcours de l’exposition à la Monnaie de Paris est composé de onze salles, qui reprennent les onze « sections » du Musée : la Section des Figures, la Section Publicité, ou encore, la Section Financière. Ces différentes sections sont réparties entre les salons sur Seine du bâtiment parisien, disposés en enfilade et relativement homogènes – murs blancs, parquet au sol, et dimensions semblables. Chaque section peut être comprise comme une réflexion sur une question ayant trait au rapport de l’art à l’institution muséale, sa valeur marchande, la relation entre l’image et le langage, la copie et l’original, pour n’en citer que quelques unes.

Le spectateur débute sa visite avec l’œuvre présentée dans le Salon d’honneur, la Salle Blanche (1975). Il s’agit d’une reconstitution de la pièce de l’appartement de Broodthaers, à Bruxelles, dans laquelle ce dernier a inauguré le Musée d’Art Moderne. Les murs sont recouverts de mots ayant accompagné sa démarche artistique tout au long de sa carrière. On ne peut qu’être subjugué par la beauté de l’espace d’exposition, le Salon d’honneur, dans lequel la Salle Blanche, bien que d’une taille conséquente, semble disparaître.

Salle Blanche (1975), Encre de chine sur bois, photographies, ampoule, 2 appliques  en plâtre. Collection Maria Gilissen/Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. Salle 4.
Salle Blanche (1975), Encre de chine sur bois, photographies, ampoule, 2 appliques
en plâtre. Collection Maria Gilissen/Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. Salle 4. © Morgane Walter

Dans la suite du parcours, on est amené à réfléchir au rapport entre l’image et sa représentation, l’original et la copie, la fiction et le réel. Cela est particulièrement sensible dans la Section Publicité, présentant des photographies des objets montrés dans la Section des Figures. Marcel Broodthaers pose explicitement la question de la reproductibilité de l’œuvre d’art, se plaçant dans l’héritage de Walter Benjamin, et ajoute un double niveau de lecture lié à la publicité, plaçant dès lors de spectateur dans une position de consommateur.

La Section des Figures, salle centrale et emblématique du Musée, réunit ici près de 266 objets sur les 500 recensés dans le catalogue d’origine. Lorsque l’on pénètre dans cette salle, on en vient à se demander pourquoi cette utilisation de l’aigle ? Pourquoi en avoir fait le symbole de ce musée et lui avoir consacré tout une section ? Il va sans dire que l’on est en face d’un symbole ambigu : à la fois allégorie du pouvoir et de l’impérialisme, symbole de Jean l’Evangéliste, mais encore, symbole de noblesse. L’artiste joue de cette ambiguïté pour approfondir sa recherche sur le lien entre l’art, le mot, le langage, la pensée et l’image. Le visiteur peut se sentir décontenancé face à ces centaines d’objets représentant des aigles, car ce symbole est leur seul point commun, ce qui pose un problème de cohérence dans le propos. On est en outre frappé de voir que les œuvres d’art côtoient les bibelots, placés de manière égale sous vitrine avec tous pour même cartel : « Ceci n’est pas un objet d’art » (traduits en Allemand et en Anglais). Le ton est donné. Non seulement, Broodthaers interroge la notion de valeur artistique, mais en outre il cite explicitement son ami Magritte, en référence à l’œuvre devenue icône La trahison des images (1929), représentant une pipe sous-titrée de la mention « Ceci n’est pas une Pipe ». Enfin, l’on peut également rattacher cette pointe d’humour à l’héritage duchampien, qui a remis en cause la notion de valeur artistique institutionnalisée.

Carreau de porcelaine peint vert et jaune. « Ceci n’est pas un objet d’art. N° 92 Section des Figures – Salle 7.
Carreau de porcelaine peint vert et jaune. « Ceci n’est pas un objet d’art. N° 92 Section des Figures – Salle 7. © Morgane Walter

Un point nous heurte alors, c’est le parti pris de l’absence totale de cartels explicatifs. La Monnaie de Paris fait le choix de présenter au public français une œuvre particulièrement complexe et conceptuelle, faisant écho tant aux pratiques poétiques de l’artiste et de ses modèles tels Baudelaire ou Mallarmé, qu’à des références philosophiques et artistiques. Dès lors, proposer une approche dite intuitive, sans aucune explication, paraît être un manque sérieux de considération pour la compréhension du spectateur. Néanmoins, l’institution tente de pallier à ce manque par la distribution d’un livret explicatif, adapté à un public jeune ou mature, et par la présence de médiateurs culturels pouvant, si besoin est, fournir des informations au visiteur.

En outre, des incohérences surgissent dans l’organisation de l’exposition et dans le respect de ses promesses, à savoir la reconstitution fidèle du Musée tel que l’avait pensé l’artiste. Nous pensons notamment à l’œuvre Monsieur Teste qui n’était pas originellement présentée dans le Musée d’Art Moderne. Cette œuvre est pourtant montrée à la Monnaie de Paris pour la simple raison que, selon l’aveu de Maria Gilissen-Broodthaers, l’équipe voulait ajouter « une touche d’humour à l’exposition ». Or, la démarche de Marcel Broodthaers est déjà marquée par une forte dimension humoristique, qui n’apparaît que très peu dans la présentation proposée par la Monnaie de Paris. Les œuvres font sourire le spectateur lorsque l’ironie est assez claire pour être entendue, mais leur agencement dans l’espace d’exposition est austère et figé. Il s’agit d’un projet démesurément fou, ce que le spectateur ne perçoit que sporadiquement, probablement en raison d’une mise en scène très conventionnelle et d’un manque cruel d’explications.

Monsieur Teste (1975), mannequin automate assis sur une chaise en osier, journal,  photo de plage et palmiers, Estate Marcel Broodthaers. Salle 9.
Monsieur Teste (1975), mannequin automate assis sur une chaise en osier, journal,
photo de plage et palmiers, Estate Marcel Broodthaers. Salle 9. © Morgane Walter

L’exposition de la Monnaie prend fin avec la Section Cinéma, pour laquelle n’a été gardée que l’œuvre Cinéma Modèle (1970), un ensemble de films qui prennent appui sur les modèles littéraires de l’artiste, renforçant la dimension poétique de l’œuvre cinématographique de Broodthaers. On y trouve par exemple des références à Kurt Schwitters avec La Clef de l’Horloge (Un poème Cinématographique en l’honneur de Kurt Schwitters » (1957), à Magriite avec La Pipe (1969) ou encore La Fontaine avec Le Corbeau et le Renard (1967).

Cinéma Modèle, Programme La Fontaine (1970), Projections de cinq films, Estate  Marcel Broodthaers. Section Cinéma – Salle 11.
Cinéma Modèle, Programme La Fontaine (1970), Projections de cinq films, Estate
Marcel Broodthaers. Section Cinéma – Salle 11. © Morgane Walter

Ainsi, la Monnaie de Paris a fait le choix de présenter au public français un artiste contemporain essentiel, qui a marqué de son empreinte les principaux courants artistiques des années 1960 : le groupe Fluxus, l’art conceptuel, le Pop Art, ou le Lettrisme. Il a exercé une influence notable tant bien sur ses contemporains tels Joseph Beuys, Hans Haacke ou Daniel Buren, que sur les générations suivantes, comme Mike Kelley ou bien sûr, Danh Vo. Ce dernier par exemple a été largement inspiré par l’artiste belge. Non seulement il collectionne à la manière de Broodthaers, mais encore il crée des environnements inspirés de décors datant de la fin de la carrière de son modèle.

Du reste, la Monnaie de Paris rend hommage à un artiste capable de transformer une exposition en une véritable œuvre d’art, complexe et hermétique, mais riche et stimulante. Avec cette critique du voir et du montrer, de la mise en scène d’une exposition et bien entendu, du musée, l’artiste ouvre à des questionnements éminemment contemporains et toujours d’actualité.

Pour finir, laissons la parole à l’artiste : « Le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles est tout simplement un mensonge et une tromperie… Le musée fictif essaie de piller le musée authentique, officiel, pour donner davantage de puissance et de vraisemblance à son mensonge. Il est également important de découvrir si le musée fictif jette un jour nouveau sur les mécanismes de l’art, du monde et de la vie de l’art. Avec mon musée, je pose la question. C’est pourquoi je n’ai pas besoin de donner la réponse. » (Marcel Broodthaers, 1972)

Morgane Walter

« Marcel Broodthaers – Musée d’Art Moderne – Département des Aigles »  – L’exposition se tient jusqu’au 5 juillet 2015 à la Monnaie de Paris, 11, Quai de Conti – 75006 Paris – Métro Pont-Neuf, Odéon ou Saint-Michel (lignes 4, 7, 10). Ouvert tous les jours de 11h à 19h. Tarifs : 12/8€. Plus d’informations sur www.monnaiedeparis.fr




Non à « Pour un oui ou pour un non » au Lucernaire

Copyright : Laurencine Lot
Copyright : Laurencine Lot

Pour ceux qui découvrent « Pour un oui ou pour un non », ce qui frappe en premier lieu c’est que cette pièce est celle qui a contribué (de façon directe ou non) à la création du plus grand succès dramatique de Yasmina Reza : « Art », en 1994. Comme dans la pièce de Nathalie Sarraute, elle met en scène les meilleurs amis du monde qui remettent toute leur vie commune en question après une intonation condescendante sur l’action de l’autre.

Néanmoins, cet ancêtre théâtral écrit dans le plus pur style « Nouveau Roman » est (textuellement) magnifique. Les mots (et les maux) échangés entre les deux amis volent haut, la joute souligne la nécessité de remettre les compteurs de leur amitié à zéro, après trop de petits détails passés sous silence, comme une cocotte minute de rancoeur qui explose entre de vieux amants.

Malheureusement, dans cette mise en scène, René Loyon nous montre deux intellectuels prise de tête dans une dispute déjà très intellectualisée par l’auteur. Le jeu est mou et mécanique, il y a déjà assez de distance dans la pièce, on attendrait plus de sang dans le comportement physique des deux protagonistes. Il y a ici trop de postures, trop de distance et de pincettes…

Les voix sont monocordes, les gestes mesurés, le tout nous laisse voir une pièce sans nuance. Le texte reste, mais perd en ironie et en passion. La goutte d’eau qui fait déborder le vase ne donne que quelques effluves alors qu’elle devrait être à l’origine d’une cascade.

Si c’est « Pour un oui ou pour un non » ? Pour nous la question ne se pose pas : c’est un non.

Pratique : Jusqu’au 2 février au Lucernaire, 53 rue Notre Dame des Champs (75006, Paris).
Réservations par téléphone au 01 45 44 57 34 ou sur www.lucernaire.fr.
Tarifs : entre 15 € et 25 €.

Mise en scène : René Loyon

Avec :  Jacques Brücher et Yedwart Ingey

 




Ghada Amer – Au bout du fil

 

Les tableaux de Ghada Amer sont des amas de fils colorés. Brodés sur la toile, ils forment des aplats de couleur dans lesquels sont cachés des images subliminales : nus féminins, femmes en jouissance et héroïnes de dessins animés peuplent cet univers subtil et nous laissent songeur. Un mirage érotique lourd de sens.

Rome, New-York, Paris. L’artiste égyptienne est exposée partout. Elle poursuit son ascension dans le monde des arts en menant une réflexion audacieuse sur la place des femmes dans l’art et la société. Née au Caire au début des années soixante, elle a quitté son Egypte natale pour suivre des études artistiques en France. A l’époque, on lui a enseigné que la peinture était une activité dépassée essentiellement réservée aux hommes. Elle choisit donc ironiquement de se tourner vers une pratique féminine ancestrale : la broderie.  Ghada Amer habille de longs fils ses toiles, mettant délibérément au premier plan ce que l’on cache généralement au dos de l’ouvrage. Elle puise dans l’imaginaire collectif pour trouver des silhouettes de femmes à intégrer en arrière plan dans ses tableaux: d’abord d’innocentes héroïnes, comme Blanche Neige, Cendrillon et des ménagères trouvées dans les magazines féminins puis des corps nus, s’adonnant à des plaisirs solitaires, tirés de revues pornographiques. Ses œuvres, impensables en Egypte, donnent à voir la femme telle qu’elle est perçue par un monde essentiellement masculin et témoigne d’une acculturation consciente de l’artiste. « Que la sexualité soit présente dans la culture arabe et musulmane coule de source mais on aime la penser dans un exotisme qui ravit et rassure l’oeil étranger » explique Thérèse St-Gelais, commissaire d’exposition du Musée d’Art Moderne de Montréal. Elle montre surtout qu’il est possible de résister à une représentation conformiste des femmes dans l’art. Elle puise dans le travail d’illustres grands peintres (Picasso, Ingres, Pollock) pour pointer du doigt tous les canons masculins. « En somme, parce qu’elle jumelle art et imagerie pornographique, qu’elle fait rivaliser la broderie avec la peinture et qu’elle propose une relecture d’oeuvres emblématiques d’une certaine évolution de l’art, Ghada Amer brave les discours qui déterminent ce qu’il est approprié, voire convenable, de nommer « art ». »

Au croisement de l’art noble et de la culture populaire, à la limite du visible et du non-dit, Ghada Amer met un peu d’elle dans ses tableaux et dissimule un peu de chacune d’entre nous.

Retrouvez l’artiste sur son site internet

 


 




Jeudi – Barbie K.O


Battre sa femme, un devoir conjugal

 

L’artiste et collectionneuse d’images Céline Delas, a conçu une série de tableaux collages sur le thème : « Barbie au tapis », décidant que les héroïnes Betty Page, symbole de la libération sexuelle et Wonderwoman auraient enfin la victoire sur Barbie, femme objet imposée par la société. C’est la représentation de la femme qui est ici dénoncée, à travers le détournement de l’imagerie la concernant.

Des toiles dans lesquelles elle évoque avec force les violences faites aux femmes, le sexisme, les tâches ménagères, l’enfermement religieux… » on me dit souvent qu’il y a une certaine violence dans mes toiles, ça ne m’est pas apparu. Il y a par contre des revendications et des choses à dire, ça oui! »

 

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Exposition à la librairie Violette and Co, Paris 11ème, jusqu’au 4 mars. Entrée libre.





Le Bourgeois Gentilhomme … perd la boule

Si certains ont un grain de folie, un petit grain de sable alors la troupe qui se produit au théâtre de la Porte Saint Martin, a tout le Sahara dans la tête … François Morel est tout à son aise sur scène et il fait ce qu’il fait de mieux, le pitre. Affublé d’un déguisement de derviche tourneur, il tourbillonne et  lévite un air ahuri pétrifié sur son visage si enclin à la mimique. Ah ça pour sûr, peu de comédiens interprétant Monsieur Jourdain ont fini l’acte IV en slip à la lumière polaire d’un néon trop blanc. La grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf façon Molière est ici électrisée par une mise en scène chamarrée et sous acide. Lâchez le « Des »chiens !  

Catherine Hiegel nous propose une mise en scène déroutante, frôlant le grand n’importe quoi. Elle aurait pu tomber dans la facilité qui aurait consisté entre autre à glisser quelques références à l’actualité adjointes de fortes œillades bien senties au public mais non, Catherine Hiegel ne fait pas dans le prévisible. La sociétaire et doyenne de la Comédie-Française offre au public du théâtre de la porte Saint Martin une mise en scène surprenante de la célèbre comédie-ballet de Molière, « Le Bourgeois Gentilhomme ».

Le ballet parlons-en : aux pas de menuet  et pantomimes traditionnels en petits collants succèdent danses tribales, hakkas et entrechats très contemporains. Paradoxalement ça ne jure pas tant que ça avec le texte de Jean-Baptiste Poquelin et c’est certainement ce qu’il y a de plus plaisant dans cette interprétation.

Le chant assez présent dans Le Bourgeois Gentilhomme est quant à lui, assez pénible. Les passages sont longs, trop en décalages avec les costumes et l’interprétation modernisante. Rendons tout de même à  César ce qui lui appartient, Morel quoi que piètre chanteur et danseur est particulièrement cocasse dans son interprétation de « Jeanneton ».  Ce qui nous renvoie à la comédie.

La diction des comédiens est très travaillée et participe pleinement de la dynamique comique de la pièce sans en perturber la destinée. Le maitre à danser (David Migeot) est rudement précieux et  Dorimène (Héloïse Wagner) a cet accent furieusement contemporain de la parisienne bêcheuse de la rive droite.

La prestation des acteurs  est sympathique, Gilian Petrovski est un Cléonte touchant,  Marie-Armelle Deguy est éructante en volcanique Madame Jourdain,  Emmanuel Noblet perfide en Dorante et Alain Pralon excellent en grand charlatan / maître de philosophie.

Cependant il n’y a bien que Jourdain et Covielle (David Migeot encore) pour avoir cette folie lunaire. Aussi, les autres acteurs semblent au service de l’éblouissante révélation scénique de François Morel.

Dans son costume de lumière François Morel est bigrement drôle mais s’il faut concéder le caractère innovant de l’interprétation, on regrettera un hic dans la mise en scène. Un petit quelque chose manque avant l’entracte (peut-être trop classique ?) mais après, il y a un gros quelque chose de trop. Trop provoc’ ou peut-être trop loufoque pour emporter pleinement notre adhésion sans restrictions.

Au-delà de cette nouvelle mise en scène, il est remarquable de voir avec quelle force les thèmes de la pièce trouvent aujourd’hui encore un écho des plus d’actualité. Argent vs Art, Naître vs Paraître, Origines vs Ambitions, … Les thèmes sont là, les absurdités subsistent … Tour d’horizon des maux qui ont traversé les âges, sans vieillir pour autant !

L’art(gent)

« … son argent redresse les jugements de son esprit; il a du discernement dans sa bourse; ses louanges sont monnayées » (I, 1, Maître de Musique)

La délicate relation de l’art et de l’argent peut sembler poussée à la caricature au travers de cette tirade du Maître de Musique. Et pourtant, dans des temps plus proches, les débats autour de l’art contemporain, des mécénats d’entreprise, des placements de capitaux dans toutes sortes oeuvres d’art ne lui confèrent-ils pas une justesse indéniable ?

Que serait l’art sans les soutiens financiers qui l’accompagnent ? Aurait-il pu traverser les âges comme il l’a fait ?

Sans aucun doute y a-t-il bien un substrat indiscutable, fondement de toute forme d’art, sur lequel se base notre discernement du beau. Mais ce fondement n’est-il pas en train de disparaître au profit de pures transactions financières de haut vol, assurant des placements sans risque, au-delà de toute notion de raisonnable (prenons en exemple les montants atteints par les toiles de maître qui se négocient aujourd’hui dans les plus grandes maisons de ventes aux enchères) ?

L’art a besoin de l’argent pour vivre. C’est un fait.
Mais n’assiste-t-on pas aujourd’hui à une déviance à l’extrême de ce rapport incestueux ?
Je vous en laisse juge …


L’être et le devenir, aveuglante ambition

« Monsieur Jourdain. – Est-ce que les gens de qualité en ont ?
Maître de Musique. – Oui, Monsieur.
Monsieur Jourdain. – J’en aurai donc. … » (II, 1)

« Monsieur Jourdain. – Madame ! Monsieur le Comte, faites-lui excuses, et tâchez de la ramener … Ah ! impertinent que vous êtes ! voilà de vos beaux faits ; vous me venez faire des affronts devant tout le monde, et vous chassez de chez moi des personnes de qualité. » (IV, 2)

« Monsieur Jourdain. – Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l’on vient de me faire Mamamouchi. » (V, 1)

Au travers de ces trois passages du Bourgeois Gentilhomme, on voit nettement se distinguer les pouvoirs ravageurs d’une ambition démesurée, insensée.

Qui la qualifieraient d’un aveuglement sans faille, qui encore d’un reniement sans scrupule de sa propre famille .

N’est pas Gentilhomme qui veut, vous l’aurez compris. Tout le monde n’a pas la « chance » (?) d’avoir du sang royal couler dans ses veines.
Ou si vous me permettez cette extension, tout le monde n’a pas la chance de connaître le phénomène de starisation, de peoplisation, de succès médiatique, …

Mais que ne ferait-on pas pour l’atteindre ?
Se mettre à dos, femme, enfant, amis …
Se couvrir de ridicule, sans vergogne aucune.
Si vous aussi, vous voyez poindre des « Loft Story », « Nice People », … alors vous voyez de quoi je veux parler.

Et bien sûr, ces nouveaux nobles modernes, ces stars en devenir, ou plutôt « devenues », et déjà loin dans l’oubli, réclament le respect. Leur faire ouvrir les yeux est la plus ardue des tâches que l’on puisse se voir attribuer, tant le scintillement de l’or qui brille dans leur horizon les aveugle !

Peut-être serait-il bon pour notre société de convoquer des Etats Généraux modernes … 


Auteur : Molière
Artistes : François Morel, Marie-Armelle Deguy, Emmanuel Noblet, Alain Pralon, Stephen Collardelle, Héloïse Wagner, Camille Pélicier, Gilian Petrovski, David Migeot, Géraldine Roguez, Eugénie Lefebvre, Anicet Castel, Frédéric Verschoore, Joss Costalat, Romain Panassié, Olivier Bioret + 5 musiciens
Metteur en scène : Catherine Hiegel

 

Théâtre de la Porte Saint-Martin
Du 12 janvier 2012 au 27 mai 2012