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L’impression de l’instant : Caillebotte à Yerres

Périssoires sur l'Yerres MAM 1965 Milwaukee Art Museum
Gustave Caillebotte, « Périssoires sur l’Yerres », 1877, 103x56cm, Art Museum, Milwaukee.

Il y a eu aux yeux du grand public du XXe siècle, Manet, Monet, Renoir… Un peu Degas, puis les autres impressionnistes, parmi lesquels Sisley, Pissaro, Morisot… Depuis les années 1970, Gustave Caillebotte remonte dans l’estime des historiens de l’art ainsi que des amateurs pour s’approcher un peu plus de la place qui lui est due. Mécène, il a aussi contribué artistiquement au mouvement impressionniste avec de nombreuses peintures et pastels, dont une partie a été réalisée dans la propriété familiale d’Yerres, au sud de Paris.

De cet homme, l’Histoire retient surtout le rocambolesque « legs Caillebotte ». La première grande collection impressionniste, constituée par ce dernier a été donnée à l’État à la fin du XIXe siècle. Les instances dirigeantes en avaient alors refusé une partie. Gustave Caillebotte possédait de nombreuses œuvres réalisées par ses amis, les mêmes Manet, Monet, Renoir ou Morisot. Certaines toiles ont ainsi pu être gardées par la famille et d’autres achetées par la suite par des musées, notamment américains.

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Gustave Caillebotte, « Pêche à la ligne », 1878, Huile sur toile, 157x113cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Pêche à la ligne 8, 56 MOPêche à la ligne 8, 56 MO

Le domaine d’Yerres, dans lequel le peintre s’est en partie construit a été acheté par son père, Martial Caillebotte, riche industriel ayant fait fortune en vendant de la toile militaire. Nous sommes en 1860, Gustave a alors 12 ans. En 1879, après la mort du patriarche et de son épouse, les frères Caillebotte revendent la propriété. La municipalité la rachète dans les années 70, et la restaure pour l’ouvrir au public 30 ans plus tard, en 1998.

La ferme ornée des lieux a depuis été transformée en un bel espace pour accueillir des œuvres. L’exposition qui s’y déroule jusqu’au 20 juillet a comme principale ambition de faire découvrir au public la concordance entre les toiles du peintre et le domaine yerrois. La visite des lieux suivie d’une promenade dans le parc fait ressortir tout l’intérêt d’un tel projet. Celui-ci a été entièrement réaménagé par le paysagiste Louis Bénech, afin de lui rendre l’apparence qu’il avait à la fin du XIXe siècle. Une tablette tactile permet même aux visiteurs les plus technologiquement aguerris de superposer certaines œuvres au paysage grâce à la réalité augmentée, participant encore un peu plus à la mise en lien du champ visuel de l’artiste retranscrit dans son travail.

Gustave Caillebotte porte un regard novateur sur son propre mouvement, le commissaire de l’exposition, Serge Lemoine, l’explique en ces termes : « sa peinture ne ressemble pas à celle de Monet, de Pissaro ou de Renoir [elle] se trouve souvent davantage inscrite dans la filiation du réalisme ». Aussi, de par le cadrage et l’instant qu’il représente, Caillebotte contribue à une peinture qui préfigure la photographie. Cette dernière qui commence alors à connaître un certain essor à l’époque.

Gustave Caillebotte, "Canotier au chapeau haut de forme", 1875-78, Huile sur toile, 90x117cm, Collection particulière, Avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.
Gustave Caillebotte, « Canotier au chapeau haut de forme », 1875-78, Huile sur toile, 90x117cm, Collection particulière, Avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Elles n’y sont pas toutes (il en manque quatre ou cinq), mais la majorité des œuvres composées au domaine d’Yerres avant 1879 est rassemblée ici. Dès la première pièce, on est plongé dans les loisirs bourgeois de la fin du XIXe : promenade sur le canal, baignade, pêche à la ligne. Caillebotte dépeint une ambiance perçue, d’un point de vuenouveau pour l’époque. La sensation prend le pas sur le sujet. Serge Lemoine souligne, toujours dans le catalogue, que nous voyons ici un « quotidien dans toute sa banalité ». Sur les murs, ces toiles emblématiques dégagent verdure, insouciance et légèreté.

Deux œuvres méritent alors particulièrement l’attention du visiteur. D’abord, un très bel assemblage de panneaux décoratifs, destinés à l’origine à être encastrés dans les boiseries d’un intérieur cossu, en temps normal séparé. L’exposition d’Yerres les montre ensemble, avec un encadrement nouveau faisant ressortir toute leur unité. En face, un petit pastel qui était en dépôt à Agen depuis 1947, mais qui va revenir à Orsay après son passage à Yerres, montre un jeune plongeur toujours d’un point de vue très singulier baigné dans une sorte d’embrumement avec des couleurs saisissantes.

Dans la pièce suivante, on observe des représentations de la ferme et du jardin. Il est amusant d’imaginer la vie d’alors, avec une certaine nostalgie, mais vue par le prisme impressionniste. Une palette portative vient compléter cette plongée dans le travail de Caillebotte d’après la nature environnante, toujours très verdoyante.

Gustave Caillebotte, "L'Yerres, effet de pluie", 1875, Huile sur toile, 81x59cm, Indiana University Art Museum, Bloomington.
Gustave Caillebotte, « L’Yerres, effet de pluie », 1875, Huile sur toile, 81x59cm, Indiana University Art Museum, Bloomington.

Une certaine mélancolie se dégage également des toiles. Yerres, effet de pluie est particulièrement touchante et ne manque pas de nous rappeler, Rue de Paris, Temps de pluie, toile maîtresse du Art Institute of Chicago. À proximité sont également montrés des crépuscules, de formats plus réduits, plus intimes. Dans le cadrage, le lien avec la photographie continue de faire sens, notamment de par certains points de vue où la perspective semble être le sujet principal de l’étude, c’est le cas avec une très moderne vue de la maison depuis la propriété.

Avec la dernière pièce, l’exposition fait quitter l’insouciance dans laquelle le visiteur était plongé pour le faire retourner dans l’univers parisien de l’artiste, avec notamment un très impressionnant Boulevard vu d’en haut qui nous fait quitter la luxuriance végétale de l’Essonne. Un contraste évident existe aussi par les saisons ainsi montrées : la famille Caillebotte se rend dans sa propriété aux beaux jours, et passe alors l’hiver à Paris. Avec la peinture urbaine, la grisaille reprend l’importance qu’elle a au jour le jour dans le regard de l’artiste. Cependant, une belle toile de régate constitue une ouverture à la suite de la vie de Gustave, qui, plus tard dans sa vie et bien après sa période yerroise, se passionnera pour la navigation sportive.

Gustave Caillebotte, "Yerres, sur l'étang : nymphéas", avant 1879, Huile sur toile, 19x28cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.
Gustave Caillebotte, « Yerres, sur l’étang : nymphéas », avant 1879, Huile sur toile, 19x28cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Caillebotte à Yerres au temps de l’impressionnisme – L’exposition se tient jusqu’au 20 juillet 2014 au domaine Caillebotte, 8 rue de Concy, 91330 Yerres Paris – RER « Yerres » (Ligne D). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le dimanche jusqu’à 19h. Tarifs : 8/6€. Site internet : proprietecaillebotte.com/

Le catalogue d’exposition sous la direction de Serge Lemoine est disponible chez Flammarion. Broché, 168 pages au prix de 25,9 €.




Des impressionnistes inédits au musée Marmottan-Monet

Le musée Marmottan-Monet est un lieu de pèlerinage pour l’amateur d’impressionnisme puisqu’Impression soleil levant de Monet, la toile qui a donné son nom au plus célèbre mouvement pictural du XIXe siècle fait partie de la collection permanente. Une collection qui a pris une forme nouvelle depuis l’entrée en fonction de Patrick de Carolis, membre de l’Académie des Beaux-arts, installé à la tête du musée en 2013.

Le nouveau dirigeant a pris le parti de rassembler les œuvres de Monet, principale richesse de l’établissement, dans un seul espace au sous-sol sur des cimaises blanches. Les toiles gagnent en lisibilité par rapport à leur ancien accrochage sur les murs Empire, ornés de dorures et peints en bleu. Toujours dans cette idée de rassemblement, ce sont désormais deux salles qui, à l’étage, regroupent les œuvres de Berthe Morisot dont le musée possède 80 pièces.

Le troisième changement, le plus marquant, réside dans le choix de créer désormais une scénographie originale pour les expositions, afin de rompre avec l’espace galerie impersonnel qui accueillait jusque-là les événements temporaires.

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Fig. 1 – Alfred Sisley – Une cour à Chaville (vers 1879)

Cet espace est inauguré par des toiles rares, puisque c’est une cinquantaine de collectionneurs qui ont prêté des œuvres, pour la plupart impressionnistes, afin de constituer une exposition dont c’est le leitmotiv : voir des richesses qui, habituellement, ornent les murs de beaux appartements. La centaine d’œuvres rassemblée provient de France, des États-Unis, de Suisse, de Grande-Bretagne et même du Mexique. C’est amusant de voir que la personnalité du collectionneur est au cœur de l’actualité de l’histoire de l’art, puisque le festival de cette discipline y sera consacré au mois de mai prochain.

La majorité des pièces ainsi sorties des collections ne l’ont pas été depuis plusieurs dizaines d’années (certaines depuis les années 30 aux dires de la commissaire d’exposition !). Outre des huiles, quelques dessins et deux sculptures sont montrées. La taille de l’exposition est la bonne. L’œil se contentera de ces cent œuvres sans avoir la sensation, ni de rester sur sa faim, ni de faire une overdose. De plus, la variété des thèmes exposé écarte largement cette dernière possibilité. Les toiles claires sont installées sur des cimaises aux couleurs mates et dans un éclairage paisible. Ce qui a pour effet de faire ressortir toute la lumière intrinsèque aux œuvres. Le parti pris a été fait de les faire se suffire à elle-même, sans commentaire, puisqu’un seul panneau de présentation est lisible à l’entrée, sans compter les cartels. Le visiteur est libre au milieu des peintures.

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Fig. 2 – Frédéric Bazille – La Térasse de Méric (1867)

Un fil rouge chronologique a été tracé. On commence par la seule toile du jeune Frédéric Bazille, une vue du parc Méric (Fig. 2), plus loin ce sont des dessins réalisées par un Monet de 18 ans qui dans son âge tendre caricaturait les figures locales du Havre. Dans l’espace suivant, une étude pour les Folies Bergères de Manet met en scène une jeune femme de ce monde interlope qui nous regarde.

Nous voyons tout au long de l’exposition beaucoup de paysages, naturels (majoritaires) ou urbains. Notamment un très beau Quai de la Rapée de Guillaumin, La Seine à Bougival  d’Alfred Sisley, des vues de Paris par Pissaro et d’élégantes vues de la plage de Trouville par Monet. Nous remarquons également un bouquet de roses et pivoines par Renoir et quatre tableaux impressionnistes de Cézanne, dont le lien avec son maître Pissaro est ici limpide. L’accrochage fait ressortir les similitudes de composition entre les toiles et montre une belle cohésion d’ensemble.

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Fig. 3 – Edgar Degas – Pagan et le père de Degas (vers 1895)

La section Caillebotte est aussi très réussie. Le peintre qui représente ce qu’il voit depuis la fenêtre de l’appartement qu’il partage avec son frère nous livre ici une vue de la rue Halévy et une magnifique Femme à la fenêtre (Fig. 4). Dans la suite du parcours, les visages se font plus présents, chez Degas (Fig. 3) et chez Renoir, encore. La variété des œuvres et la présence de pièces graphiques font encore ressortir (ce qui normalement doit être acquis pour chaque visiteur !) : les impressionnistes sont aussi des dessinateurs précis.

Nous soulignerons enfin que (air du temps oblige ?) Berthe Morisot, Mary Cassatt et Eva Gonzales, les trois femmes du mouvement bénéficient d’une belle place, néanmoins artistiquement méritée.

L’exposition se termine sur un Nymphéa de Monet, clin d’œil à la collection permanente du musée. Une étonnante vue de Leicester Square la nuit (du même peintre) est également présente dans cette salle qui « conclue » de façon lisible le parcours effectué par le visiteur avec les prémices d’une sortie de l’impressionnisme, sans trop s’en éloigner.

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Fig. 4 – Gustave Caillebotte – Intérieur, femme à la fenêtre (vers 1880)

Infos pratiques :

L’exposition se tient jusqu’au 6 juillet 2014 au musée Marmottan-Monet, 2 rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro La Muette (M9), RER Boulainvilliers (Ligne C). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 20h. Tarifs : 10/5€. Site internet : www.marmottan.fr

Le catalogue d’exposition sous la direction de Marianne Mathieu et Claire Durant-Ruel Snollaerts est disponible chez Hazan. Broché, 120 illustrations, 232 pages au prix de 29 €.