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« Desdémone, entre désir et désespoir » : qui veut enterrer Desdémone ?

Affiche de l’exposition « Desdémone, entre désir et désespoir »
Affiche de l’exposition « Desdémone, entre désir et désespoir »

A l’Institut du Monde Arabe, Desdémone est morte une seconde fois, étouffée par les ambitions d’une exposition quelque peu désorganisée, et où la surenchère intellectuelle laisse place à un certain malaise. Comment a-t-on pu rendre une héroïne si pure et lumineuse, autant insipide ? Malheureusement, entre certains contre-sens face au texte de Shakespeare et rapprochements surfaits, « Desdémone, entre désir et désespoir » ne parvient pas à tenir ses promesses.

Mais pour comprendre sur quels éléments s’appuie cette exposition, revenons brièvement sur l’intrigue d’Othello. Desdémone, la fille du sénateur Brabantio, s’enfuit de son palais pour rejoindre celui qu’elle aime : le général Othello, dit le Maure. Ce dernier est accusé par Brabantio d’avoir séduit sa fille grâce à des sortilèges, insinuant ainsi l’idée fascinante d’un roi thaumaturge. Pourtant, Othello parvient à prouver avec l’aide de sa jeune épouse, qu’ils se sont mariés par amour et que le mariage n’a pas été consommé. Lavé de tous soupçons, il est réhabilité par le Doge de Venise qui lui demande d’aller secourir Chypre, alors menacée par l’invasion ottomane. Arrivés à destination, tous les protagonistes de l’histoire ont été dispersés par une violente tempête ; profitant de la situation, Iago, censé être au service du Maure, échafaude un plan pour le mener à sa perte. Il fait donc boire Cassio – le lieutenant d’Othello – et pousse Roderigo – un noble qui courtisait Desdémone – à aller le provoquer. Mais Cassio, totalement ivre, blesse malencontreusement le gouverneur de Chypre ; Othello est obligé de le sanctionner : le plan destructeur est en marche.

Théodore Chassériau, Le coucher de Desdémone, non daté, héliogravure. Photo © RMN-Grand Palais / Franck Raux. N.B : Cette œuvre ne fait pas partie de l’exposition.
Théodore Chassériau, Le coucher de Desdémone, non daté, héliogravure. Photo © RMN-Grand Palais / Franck Raux. N.B : Cette œuvre ne fait pas partie de l’exposition.

S’en suivra toute une série de manœuvres subtiles, où Iago insinuera la jalousie dans l’esprit d’Othello pour le manipuler ; car la jalousie, c’est le maître mot de l’intrigue, le poison amer qui se répand. Et c’est ainsi que, conseillé par Iago, Cassio tentera de faire changer Othello d’avis sur sa sanction, en demandant à Desdémone d’intercéder en sa faveur. Celle-ci, trop honnête, ne voit pas le piège s’ouvrir sous ses pieds : tous ses efforts pour aider Cassio, seront malheureusement interprétés comme des preuves de son adultère – que Iago s’est chargé de créer. Convaincu de la trahison et envahit par la colère, Othello jure de tuer son épouse. C’est finalement Emilia – dame de compagnie de Desdémone et femme de Iago, qui va comprendre que son mari est l’unique responsable de toute cette tragédie et le dénoncer. Othello, fou de chagrin d’avoir tué celle qu’il aimait par-dessus tout, se suicide par l’épée sur le corps de sa femme.

Mais que propose réellement ce parcours dédié à l’héroïne shakespearienne ? Il a pour vocation, selon le descriptif, de faire dialoguer des œuvres du XIXe au XXIe siècle, en lien avec la dramaturgie d’Othello – notamment le moment clef où l’on passe du désir au désespoir pour aboutir au meurtre. Ainsi, les deux commissaires – Marie Maertens et Edwart Vignot – expliquent que « Dans cette conversation, au-delà du thème classique de la jalousie d’Othello, l’exposition redonne une place forte au personnage de Desdémone, tour à tour aimante, maitresse, femme et victime, interrogeant par là-même le rôle qu’avait voulu lui confier Shakespeare. » L’idée est infiniment plaisante ; mais alors, où est donc passée Desdémone ?

Eugène Delacroix et atelier, La chromatique des sentiments littéraires, Othello et Desdémone, huile sur toile et néon, 70 x 83 cm, © EHV.
Eugène Delacroix et atelier, La chromatique des sentiments littéraires, Othello et Desdémone, huile sur toile et néon, 70 x 83 cm, © EHV.

Dès l’entrée, l’espace est sombre et l’éclairage quasi-inexistant, à l’exception de deux néons fluorescents qui captent étrangement l’attention. Si l’effet est au premier abord intrigant, on perçoit assez vite l’ambiguïté de cette muséographie aux murs bleus et orange qui agit malheureusement à contre-sens du drame de Shakespeare : car si le premier cartel explique que la toile Othello et Desdémone d’Eugène Delacroix et ses tonalités, évoquent une « Venise inconnue où se déroule la scène d’un drame baignée des couleurs du Titien », il est sans doute utile de rappeler qu’Othello ne se situe dans la ville des Doges que pour l’Acte premier, et que toute l’intrication du drame ne se déroule absolument pas à Venise. Mauvaise pioche donc, pour cette première justification incorrecte, mais qui ne sera malheureusement pas la dernière.

Point de départ de la réflexion que cette exposition entend porter, l’œuvre de Delacroix est présentée dès l’entrée. Emprisonnée par les néons de couleur précités, il est impossible de l’observer, de l’admirer ou d’en distinguer les personnages. Où est donc passée la tant attendue Desdémone qui devait faire l’objet d’un véritable hommage ? Et de l’œuvre originale, il ne reste rien qu’un halo de lumière criard et irritant. Quant à la suite du parcours, tout semble n’être que manipulation forcée : là, par l’intermédiaire d’une Odalisque sculptée vers 1940, une jeune fille est allongée sur un lit ? Aucun doute, il s’agit de Desdémone ! Ici, une femme est enlacée dans les bras d’un homme, nue entre des draps : ne serait-ce pas encore Desdémone ? Certes. Mais à prétendre la voir partout, elle finit inévitablement par n’être nulle part. A vouloir forcer le trait et persuader le visiteur que derrière chaque figure féminine se cache l’épouse déchue, on perd l’essence même du drame shakespearien. Car Desdémone n’est pas n’importe quelle femme : elle est – étymologiquement – l’infortunée, celle qui est née sous une « étoile fatale », comme le déclame Othello devant le corps sans vie de son épouse. Elle est aussi la femme lumineuse maudite par la main de son père, celle qui attire toutes les convoitises. Desdémone, c’est la pureté vaincue par le mensonge, la lumière engloutie par les ténèbres.

Émile Picault, Othello et Desdémone, Médaillon uni-face en bronze, 1878, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d'Orsay) / Stéphane Maréchalle
Émile Picault, Othello et Desdémone, Médaillon uni-face en bronze, 1878, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Stéphane Maréchalle.

De plus, tandis que les commissaires ne s’embarrassent ni de chronologie, ni de classification stylistique ou thématique, il est d’autant plus difficile de trouver sa place ici : alors que certains y verront de l’esprit et de la créativité, d’autres n’y trouveront que désordre et méprise pour le texte d’Othello. Pour tenter de saisir le sens de ces accrochages, il faut alors s’interroger sur chaque œuvre, sur ses ascendances historiques et mythologiques, sur l’histoire complexe des protagonistes, sur le travail des artistes exposés et sur les messages qu’ils entendent faire passer dans leurs œuvres. Sur-intellectualisée, compliquée de manière outrancière, l’exposition devient poussive et semble se réjouir de nos interrogations dubitatives.

Paul Cézanne, La Femme étranglée, 1875-1876, Huile sur toile, 31 × 25 cm. © Musée D’Orsay (RMN-GP/Patrice Schmidt)
Paul Cézanne, La Femme étranglée, 1875-1876, Huile sur toile, 31 × 25 cm. © Musée D’Orsay (RMN-GP/Patrice Schmidt).

Pablo Picasso, La femme étranglée, 1902-1904, Stylo et encre sur papier, 16 x 21 cm. Musée Picasso, Paris.
Pablo Picasso, La Femme étranglée, 1902-1904, Stylo et encre sur papier, 16 x 21 cm. Musée Picasso, Paris.

Alors, quand deux œuvres se détachent, sans contre-sens envers la pièce ou interprétation trompeuse, tout s’éclaire enfin : La femme étranglée de Pablo Picasso et celle de Paul Cézanne, servent ici agréablement le propos. De ces corps lourds et ces cous enserrés, émanent les dures paroles de Iago conseillant insidieusement Othello – avant qu’il n’étouffe Desdémone : « Ne vous servez pas de poison : étranglez-la plutôt dans son lit ; dans ce lit même qu’elle a souillé. » Alors, quand l’allusion est subtile et qu’elle fait sens, elle sonne divinement juste. Et le ravissement se poursuit avec les magnifiques esquisses dessinées et gravées par Théodore Chassériau. Bien mises en valeur et présentées dans l’intégralité du portfolio, elles méritent assurément que l’on s’attarde sur chaque détail et expression des personnages. Tour à tour, ce sont les moments clefs de l’intrigue qui se dessinent jusqu’à la mort inéluctable de Desdémone : amoureuse, infidèle présumée, funeste victime ; entre splendeur et cruauté, l’hommage de Chassériau ne pourrait pas être plus beau.

Théodore Chassériau, Oh ! Oh ! Oh !.... pour Othello, planche tirée de Othello. Quinze esquisses à l'eau-forte, 1844. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.
Théodore Chassériau, Oh ! Oh ! Oh !…. pour Othello, planche tirée de Othello. Quinze esquisses à l’eau-forte, 1844. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.

Puis, émerge une estampe au titre évocateur de l’artiste Felix Vallotton : L’assassinat. Présentée dans le contexte si ambigu et contestable de l’exposition, la présence de cette œuvre est aussi difficile à critiquer qu’à approuver. Alors, interprétation poussive ou coup de génie ? Une lecture de l’œuvre pour elle-même, c’est-à-dire émancipée de la trame tissée entre l’exposition et le texte de Shakespeare, tend à confirmer qu’elle convient au tragique retournement amoureux présent dans l’intrigue d’Othello. En effet, cette gravure datée de 1893 porte en elle une visée de satire sociale : alors que Vallotton se rapproche des mouvements anarchistes, son art se fait désormais vecteur d’une certaine imagerie de la violence et de critique envers l’univers politique.

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Félix Vallotton, L’Assassinat, 1893, Bois gravé, 14,7 × 24,5 cm. © Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou / Pierre Guénat /Besançon, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie.

 

Pour autant, Assassinat ne parle pas justement, de politique ; elle témoigne avant tout d’une animosité du quotidien, au sein d’un espace privé. Ce crime, c’est la marque d’un absolu : un acte qui pourrait se répéter en tout temps et tout lieu. Avec ce drame passionnel, l’artiste marque son intérêt pour la critique des mœurs qu’il traite ici dans une simplicité esthétique propre à rendre la scène encore plus brutale. Au fond, malgré l’absence de visage ou de sang, l’action est lisible pour celui qui la contemple et c’est sur cette universalité du thème que les commissaires d’exposition jouent assurément. Pourtant, c’est aussi ce parti-pris universaliste qui se révèle critiquable : si cette exposition prétend faire revivre la figure tragique de Desdémone, pourquoi lui donner un caractère si impersonnel ? Pourquoi donner à sa mort, la dimension d’un banal fait divers ? On aurait pu tout aussi bien, parler de la tragédie amoureuse sans prendre Desdémone en otage : ici, elle fait davantage figure de caution intellectuelle, bien plus que d’héroïne tragique.

Plus loin, une toile de Gustave Moreau peinte vers 1850 ; il s’agit de Trois têtes de chevaux, que les commissaires décrivent par ces mots : « Sont-ce ici trois étalons ? Ou deux se disputant la jument convoitée ? ». A ce stade, inutile de chercher où est donc cachée Desdémone, l’amante, l’infortunée, la victime ou autres dénominatifs alléchants annoncés par l’exposition, mais cependant absents de la réflexion. Non, nous n’en sommes plus là, puisqu’à la lecture de cette description qui rapproche les personnages de Shakespeare avec des chevaux, l’incompréhension atteint son apogée : depuis quand, compare-t-on une femme désirée, à une jument que deux mâles veulent saillir ? Outre cette question, l’explication révèle un contre-sens, ou du moins une interprétation grossière de la pièce : Iago ne se bat pas contre Othello de manière frontale ; au contraire, il est déloyal, malhonnête et élabore son plan en secret. Ainsi, Othello ne soupçonne rien de l’engrenage qui l’enserre alors que la jalousie lui étreint le cœur et l’esprit. Y aurait-il alors, d’autres combats entre Othello et d’autres protagonistes du drame, et qui justifierait cet accrochage de chevaux hallucinés ? Là encore, aucun affrontement direct n’est cité chez Shakespeare, du moins pas avant que Desdémone ne périsse ; car c’est sa mort qui sonne l’engrenage et l’aboutissement de tous les drames, non pas en tant qu’évènement déclencheur, mais bien dans la temporalité de la pièce – puisque chaque personnage en blesse ou en tue un autre à partir de ce moment-là.

Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1'36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.
Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1’36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.

Puis, comme un écho à l’œuvre précédente, une vidéo d’Emilie Pitoiset intitulée Othello défile à l’écran. Tournée en 2006, elle met en scène un cheval blanc – nommé Othello – en pleine séance de dressage ; ici, l’artiste ne se contente pas d’un fouet pour intimer ses ordres : elle utilise un pistolet pour soumettre l’animal, qui titube avant de s’écrouler au sol. Coutumière du fait, Emilie Pitoiset interroge souvent la figure animale à travers ses œuvres et propose une réflexion artistique empreinte d’une certaine violence. Avec Sleep Well en 2005, elle épingle un papillon vivant avec une petite pancarte « Do not disturb », exprimant par là même, son vif intérêt pour le milieu de la taxidermie, tout en cherchant à faire ressortir le caractère dérangeant d’une telle pratique. Mais avec Othello, le propos est totalement différent : « Le cheval est à la fois un outils pour l’homme et un symbole phallique d’une imagerie vaillante, puissante et conquérante. La situation qui s’opère entre nous [entre le cheval Othello et l’artiste] et ce que j’accentue par le ballet, prolonge le rapport au corps dans ses contraintes et ses limites. Othello est une vidéo performative, presque charnelle et érotique », commente-t-elle. Ici, elle joue sur l’imaginaire collectif du cheval blanc guerrier, accompagnant l’homme dans la bataille ; mais elle donne aussi à voir une mise à mort : un malaise latent et insidieux se dégage alors de cette vidéo, où l’humain soumet par la force celui qui fut son fidèle compagnon. Bien sûr, il faut voir au-delà de la violence évidente qu’impose la simple vision de l’arme : celle-ci n’a de sens concret que pour l’être humain.

Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1'36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.
Emilie Pitoiset, Othello, Video, 1’36, 2006. 1/5 AVN Collection, Vienne.

Ainsi, quel est le – véritable – rapport avec le drame de Shakespeare ? Mis à part le nom du cheval, cette performance n’exprime en rien le sentiment de jalousie si important dans la trame dramatique d’Othello ; et la dompteuse ne peut prétendre incarner la figure de Desdémone, bien trop éloignée de sa pureté et de son statut victimaire. De plus, l’artiste met en évidence le caractère phallique de sa performance, par le biais du cheval comme symbole guerrier d’une part, mais aussi par l’arme à feu de l’autre. Pourtant, lorsque le Maure ôte la vie à son infortunée compagne, aucun substitut phallique n’intervient : pas d’arme à feu, pas de couteau, mais un oreiller pour l’étouffer. Doit-on chercher l’explication ailleurs ? Car Emilie Pitoiset nous l’avons dit, exprime une sorte de mise à mort, dans laquelle le cheval obéit aveuglément au révolver dont il ne peut saisir la signification. Ainsi, l’Othello de Shakespeare est lui aussi, soumis par le mensonge de Iago à qui il faisait pourtant confiance ; à l’instar du cheval, lui non plus ne comprend pas les manœuvres obscures destinées à le faire chuter. Est-ce là le sens que les commissaires ont souhaité donner à cet accrochage ? Quelques explications auraient été les bienvenues, car à vouloir chercher du sens à tout prix, il finit par s’épuiser dans des questionnements sans réponse.

Erik Nussbicker, Le « D » de Desdémone, 2015, Soie rouge ; Mouches ; Crâne humain ;  Vitrine ;  tiges en fibres de carbone - 270 x 270 x 320 cm. http://www.eriknussbicker.com.
Erik Nussbicker, Le « D » de Desdémone, 2015, Soie rouge ; Mouches ; Crâne humain ; Vitrine ; tiges en fibres de carbone – 270 x 270 x 320 cm. http://www.eriknussbicker.com.

Enfin, l’exposition se clôt sur une installation d’Erik Nussbicker créée en 2014, et intitulée Le « D » de Desdémone. Jouant sur la phonétique et la présence de la lettre « d » dans le prénom de l’héroïne, l’artiste tisse un lien subtil avec la pièce architecturale sculptée et ornant les autels qu’est le « dais ». Oscillant entre solennité et religiosité, lumière et noirceur, autant qu’entre la vie et la mort, Nussbicker élabore une œuvre puissante, intelligente, réflexive et d’une esthétique intrigante. Là, cachée derrière de longs voiles rouges, une taie d’oreiller elle aussi rougeoyante est disposée ; elle contient un crâne entouré d’une ribambelle de mouches sans vie qui évoquent une couronne mortuaire, celle de la défunte Desdémone. Tout ici suggère une prison : celle de la jalousie du Maure qui se referme sur son épouse, celle du piège fatal de Iago, mais aussi, celle de l’oreiller qui étouffe les derniers soupirs qui ne peuvent s’exprimer au dehors. En somme, une œuvre fascinante à l’image de la femme qu’elle célèbre.

Charles Nègre, Nu allongé sur un lit dans l’atelier de l’artiste, vers 1850, Négatif inversé, 11,3 × 18,7 cm, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Christian Jean.
Charles Nègre, Nu allongé sur un lit dans l’atelier de l’artiste, vers 1850, Négatif inversé, 11,3 × 18,7 cm, Paris, musée d’Orsay. © RMN-GP (Musée d’Orsay) / Christian Jean.

Au fond, seules quelques œuvres dressent réellement de solides parallèles avec la figure de Desdémone, et non des ponts fabriqués de toutes pièces. Ainsi en est-il de l’Othello et Desdémone d’Emile Picault, des Etudes de babouches de Delacroix datées de 1833-1834 ou de cette Etude d’après nature : nu allongé sur un lit de Charles Nègre : ici, l’inversion chromatique en noir et blanc est véritablement convaincante, alors que la pâle Desdémone se pare de la noirceur du Maure. Le lien avec l’œuvre originale semble naturel et l’accrochage s’avère subtil et intelligent. Enfin, d’autres comme les splendides esquisses de Chassériau, sont un véritable ravissement tant leur présence révèle l’évidence.

Théodore Chassériau, Othello étouffe Desdémone, 1849, Huile sur bois, 27 × 22 cm. © The Art Archive / Musée d’art et d’histoire, Metz / Gianni Dagli Orti.
Théodore Chassériau, Othello étouffe Desdémone, 1849, Huile sur bois, 27 × 22 cm. © The Art Archive / Musée d’art et d’histoire, Metz / Gianni Dagli Orti.

Mais que dire de la toile de ce même artiste, Othello étouffe Desdémone, honteusement désavantagée par un éclairage dédaigneux qui rechigne à montrer le crime originel ? Il y a ici tant de volonté essoufflée à montrer des simulacres de morts et des ersatz de Desdémone, que le drame fondateur n’a plus qu’un aspect insignifiant. Sceptique, irrité et submergé d’incompréhension, on se demande parfois si cette exposition n’a pas souffert d’une lecture d’Othello en diagonale. Finalement, si le maître mot était « désespoir », jamais exposition n’aura aussi bien porté son nom.

« Desdémone, entre désir et désespoir »  – L’exposition se tient jusqu’au 26 juillet 2015 à l’Institut du Monde Arabe,1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris – Métro Jussieu (ligne 7). Plus d’informations sur www.imarabe.org




Des impressionnistes inédits au musée Marmottan-Monet

Le musée Marmottan-Monet est un lieu de pèlerinage pour l’amateur d’impressionnisme puisqu’Impression soleil levant de Monet, la toile qui a donné son nom au plus célèbre mouvement pictural du XIXe siècle fait partie de la collection permanente. Une collection qui a pris une forme nouvelle depuis l’entrée en fonction de Patrick de Carolis, membre de l’Académie des Beaux-arts, installé à la tête du musée en 2013.

Le nouveau dirigeant a pris le parti de rassembler les œuvres de Monet, principale richesse de l’établissement, dans un seul espace au sous-sol sur des cimaises blanches. Les toiles gagnent en lisibilité par rapport à leur ancien accrochage sur les murs Empire, ornés de dorures et peints en bleu. Toujours dans cette idée de rassemblement, ce sont désormais deux salles qui, à l’étage, regroupent les œuvres de Berthe Morisot dont le musée possède 80 pièces.

Le troisième changement, le plus marquant, réside dans le choix de créer désormais une scénographie originale pour les expositions, afin de rompre avec l’espace galerie impersonnel qui accueillait jusque-là les événements temporaires.

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Fig. 1 – Alfred Sisley – Une cour à Chaville (vers 1879)

Cet espace est inauguré par des toiles rares, puisque c’est une cinquantaine de collectionneurs qui ont prêté des œuvres, pour la plupart impressionnistes, afin de constituer une exposition dont c’est le leitmotiv : voir des richesses qui, habituellement, ornent les murs de beaux appartements. La centaine d’œuvres rassemblée provient de France, des États-Unis, de Suisse, de Grande-Bretagne et même du Mexique. C’est amusant de voir que la personnalité du collectionneur est au cœur de l’actualité de l’histoire de l’art, puisque le festival de cette discipline y sera consacré au mois de mai prochain.

La majorité des pièces ainsi sorties des collections ne l’ont pas été depuis plusieurs dizaines d’années (certaines depuis les années 30 aux dires de la commissaire d’exposition !). Outre des huiles, quelques dessins et deux sculptures sont montrées. La taille de l’exposition est la bonne. L’œil se contentera de ces cent œuvres sans avoir la sensation, ni de rester sur sa faim, ni de faire une overdose. De plus, la variété des thèmes exposé écarte largement cette dernière possibilité. Les toiles claires sont installées sur des cimaises aux couleurs mates et dans un éclairage paisible. Ce qui a pour effet de faire ressortir toute la lumière intrinsèque aux œuvres. Le parti pris a été fait de les faire se suffire à elle-même, sans commentaire, puisqu’un seul panneau de présentation est lisible à l’entrée, sans compter les cartels. Le visiteur est libre au milieu des peintures.

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Fig. 2 – Frédéric Bazille – La Térasse de Méric (1867)

Un fil rouge chronologique a été tracé. On commence par la seule toile du jeune Frédéric Bazille, une vue du parc Méric (Fig. 2), plus loin ce sont des dessins réalisées par un Monet de 18 ans qui dans son âge tendre caricaturait les figures locales du Havre. Dans l’espace suivant, une étude pour les Folies Bergères de Manet met en scène une jeune femme de ce monde interlope qui nous regarde.

Nous voyons tout au long de l’exposition beaucoup de paysages, naturels (majoritaires) ou urbains. Notamment un très beau Quai de la Rapée de Guillaumin, La Seine à Bougival  d’Alfred Sisley, des vues de Paris par Pissaro et d’élégantes vues de la plage de Trouville par Monet. Nous remarquons également un bouquet de roses et pivoines par Renoir et quatre tableaux impressionnistes de Cézanne, dont le lien avec son maître Pissaro est ici limpide. L’accrochage fait ressortir les similitudes de composition entre les toiles et montre une belle cohésion d’ensemble.

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Fig. 3 – Edgar Degas – Pagan et le père de Degas (vers 1895)

La section Caillebotte est aussi très réussie. Le peintre qui représente ce qu’il voit depuis la fenêtre de l’appartement qu’il partage avec son frère nous livre ici une vue de la rue Halévy et une magnifique Femme à la fenêtre (Fig. 4). Dans la suite du parcours, les visages se font plus présents, chez Degas (Fig. 3) et chez Renoir, encore. La variété des œuvres et la présence de pièces graphiques font encore ressortir (ce qui normalement doit être acquis pour chaque visiteur !) : les impressionnistes sont aussi des dessinateurs précis.

Nous soulignerons enfin que (air du temps oblige ?) Berthe Morisot, Mary Cassatt et Eva Gonzales, les trois femmes du mouvement bénéficient d’une belle place, néanmoins artistiquement méritée.

L’exposition se termine sur un Nymphéa de Monet, clin d’œil à la collection permanente du musée. Une étonnante vue de Leicester Square la nuit (du même peintre) est également présente dans cette salle qui « conclue » de façon lisible le parcours effectué par le visiteur avec les prémices d’une sortie de l’impressionnisme, sans trop s’en éloigner.

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Fig. 4 – Gustave Caillebotte – Intérieur, femme à la fenêtre (vers 1880)

Infos pratiques :

L’exposition se tient jusqu’au 6 juillet 2014 au musée Marmottan-Monet, 2 rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro La Muette (M9), RER Boulainvilliers (Ligne C). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 20h. Tarifs : 10/5€. Site internet : www.marmottan.fr

Le catalogue d’exposition sous la direction de Marianne Mathieu et Claire Durant-Ruel Snollaerts est disponible chez Hazan. Broché, 120 illustrations, 232 pages au prix de 29 €.