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« La Bête dans la jungle » : Duras K.O. face à Durex

Copyright : E. Carecchio
Copyright : E. Carecchio

Célie Pauthe ne se contente pas de monter La Bête dans la jungle, nouvelle d’Henry James adaptée par Marguerite Duras. Elle est suivie de La Maladie de la mort, roman original de cette dernière, souvent adapté au théâtre ces dernières années. La metteur en scène construit ainsi un spectacle où les textes sont les deux versants d’une histoire d’amour qui n’aura pas lieu.

La scénographie et la lumière sont particulièrement réussies. Dans les deux histoires, elles accompagnent l’action comme un prolongement aux textes, marquant le temps qui défile lentement. Dans la première partie, l’espace est un château Anglais au début du XXe siècle. Le spectateur ne voit que des murs nus et une décoration minimaliste. Rien de ce qui n’est pas essentiel n’est montré : à plusieurs reprises, Catherine et John regardent un portrait de Van Dyck accroché dans un coin que le spectateur ne peut pas voir. Pour la seconde partie, les profonds volumes s’assombrissent et un lit est poussé à l’avant-scène. Mélodie Richard viendra s’y offrir à un couple fantomatique, décomposé, qui n’a pas réussi à exister dans la première histoire.

Dans celle-ci, Catherine et John se retrouvent après s’être rencontrés dix ans plus tôt. La première fois, il lui avait confié qu’il était persuadé d’être promis à un incroyable destin. John est certain qu’il lui arrivera, au cours de sa vie, un événement particulièrement important et qui le transformera à jamais. De fait, il attendra que quelque chose se passe jusqu’au crépuscule de son existence, sans imaginer une seule fois que cela puisse être sa rencontre avec Catherine. Cette histoire plonge le spectateur dans une frustration totale, assistant ainsi à un gâchis inconscient des personnages, propre à Henry James. Le public d’aujourd’hui que nous sommes, habitué aux loves stories hollywoodiennes, a envie tout au long du déroulement de leur hurler de s’embrasser. La frustration n’en est que plus grande.

Dans le jeu d’acteur, cela se traduit par une confrontation entre la brillante Valérie Dréville et John Arnold. Les premières années, pleines d’espoirs, laissent peu à peu Catherine sombrer dans une mort résignée de n’avoir jamais été aimée d’amour par celui qui est devenu son meilleur ami. Ce dernier étant aveuglé par le fantasme d’une vie à venir qui ne sera jamais la sienne.

Au fil de la Bête dans la jungle, le décor évolue d’un objet ou d’un meuble. Ces changements, qui se déroulent dans une quasi pénombre, sont particulièrement réussis. Agissant comme un voile apaisant qui nimbe le spectateur, accompagnés d’une musique sourde, des personnages vêtus de noir prennent le temps de placer chaque élément. Tous ont de l’importance. Ce ballet semble travaillé et précis comme des cérémonies du thé. La dernière transition, qui nous conduit à la Maladie de la mort, est particulièrement splendide.

Copyright : E. Carecchio
Copyright : E. Carecchio

Dans la deuxième situation, John Arnold est l’homme du roman de Duras, payant une femme pour qu’elle vienne chaque soir afin d’essayer de l’aimer. Valérie Dréville partage le texte et agit comme un fantôme aigri de l’histoire précédente. Le troisième personnage, joué par une Mélodie Richard ingénue, existe surtout par son corps nu. Ce trio constitue un huis-clos où le langage cru masque un manque d’amour de cet homme pris par « la maladie de la mort ».

Le jeu prostitué-client imaginé par Duras devient, dans la mise en scène de Pauthe, une sorte d’Orgie de Pasolini où le couple imagine de nouveaux jeux sexuels sans jamais se toucher. Les personnages vivent leur sexualité sans contact, tendant à créer une punition cruelle pour l’homme à cause de sa vie précédente, où il a laissé Catherine mourir sans accepter l’amour qu’il aurait pu avoir pour elle.

Malheureusement, cette deuxième partie est – disons le – d’un ennui mortel. Peut-être le texte est-il en cause. A l’heure de la pornographie à outrance, les mots de Duras sonnent édulcorés face à ceux de Durex. Aussi, on imagine quelle serait la réception de ce texte s’il avait été écrit par un homme ; probablement serait-il décrié. A la fois soporifique et vulgaire, on s’interroge sur la pertinence de l’avoir fait succéder à celui de James. Les idées visuelles de mises en scène sont bien plus intéressantes que l’enchaînement, et si la première partie est réussie, il faut fuir la seconde.

 Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Bête dans la jungle » d’Henry James, adaptation de Marguerite Duras, mise en scène de Célie Pauthe, jusqu’au 22 mars 2015 au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte Brun (75020, Paris), du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr/




« Les Estivants » dans la torpeur des vacances

© Cosimo Mirco Magliocca
© Cosimo Mirco Magliocca

Qui sont les Estivants ? Ces centaines de visages dessinés en surimpression sur le rideau de scène et les troncs d’arbres qui jalonnent la scène ? Deux gardiens les définissent dès les premières répliques : ils sont nécessaires à l’économie locale, mais ils ne sont pas pour autant les bienvenus. Ce sont ces gens qui font multiplier par 10 la population des petits villages côtiers et des stations de montagne. Ils ne respectent rien. Si les locaux ne s’intéressent pas à eux, l’inverse est aussi vrai.

Une fois installés dans leurs locations habituelles, les Estivants de Gorki ressemblent aux parisiens dans le Morbihan. Les conventions sociales conduisent les citadins à prendre des vacances, et par habitude ou par manque d’imagination plus que par plaisir, ils se retrouvent au même endroit chaque année. Toute la bande est là, sur scène à s’ennuyer. Une torpeur qui les pousse à lire le journal en entier jusqu’aux brèves. Mais voilà : l’oisiveté est mère de tous les vices. Les épouses deviennent méchantes et les maris maltraitent leurs femmes. Tout cela dans un concert d’ombrelles et de bruits d’oiseaux incessants. Ces Estivants ont beau essayer d’inventer quelques intrigues d’amour, toujours pour s’occuper, comme la paille appelle le sexe dans les campagnes reculées où il ne se passe pas grand chose. Untelle papillonne sur sa balancelle, l’autre sous son parasol. Promiscuité oblige, c’est un temps qui annihile tous les fantasmes que l’on peut encore entretenir sur ses fréquentations. On vit cette désillusion, comme celle de Warwara Mikhaïlovna (Sylvia Bergé), admiratrice de Yakov Petrovitch Chalimov (Samuel Labarthe), et qui se rend compte finalement, qu’il n’est qu’un homme comme les autres.

Dans la salle, les spectateurs murmurent : bien que de la même génération, Gorki n’est pas Tchekhov. Forcément, lorsqu’on parle d’ennui, de province russe, tout cela dans une ambiance collégiale, difficile de ne pas faire le rapprochement. Chez Gorki, les personnages se sentent supérieurs au reste du pays, quand chez Tchekhov, ils ne vivent que dans leur monde. On retrouve les personnages idéalistes comme Maria Lwovna (Clotilde de Bayser) qui attendrait des écrivains qu’ils s’engagent plus. Face à elle, des passéistes, des réactionnaires, des gens qui se plaignent que rien ne change mais qui n’ont jamais rien fait pour. Heureusement, il y a aussi l’esclave qui se libère, Vlas Tchernov (Loïc Corbery) écorché vif qui met de la vie et de la désinvolture dans ce monde propre en apparence mais où tout le monde a quelque chose à cacher. Quelques belles tirades finissent de donner son importance au texte, notamment de la bouche de Labarthe, écrivain qui cherche le visage de son lecteur et Calérie (Anne Kessler) qui profite d’une certaine folie pour mettre sans cesse les pieds dans le plat : « la vie de tout homme qui réfléchit est une catastrophe », dira-t-elle.

Ce rassemblement laisse place à des situations très amusantes, très bien jouées. On pense notamment à Bruno Raffaelli en bon capitaliste et exploiteur assumé qui finira par dépenser sa fortune dans des constructions d’écoles, dépité que son neveu, Piotr Ivanovitch Souslov (Thierry Hancisse), puisse un jour hériter de sa fortune. Mention également pour Alexandre Pavloff qui campe un Pavel Sergueïevitch Rioumine bégayant, dramatiquement drôle – et qui ratera son suicide en se tirant dans le bras.

Malheureusement, la mise en scène de Gérard Desarthe est ronflante. Les acteurs sont tous sur scène, et l’on passe d’une conversation comme d’un groupe à l’autre, sur une grande toile peinte avec costumes d’époque. Chaque groupe attend que l’autre ait fini pour commencer sa conversation. Au piano, c’est forcément les saisons de Tchaïkovsky qu’on entend. Rien n’est étonnant, et trois heures sans surprise, c’est long. On dirait Desarthe inspiré par Lelouch, Deauville en moins.

Le public finit par s’ennuyer avec les personnages. Sur scène, les acteurs baillent et une douce léthargie ne peut que nous envahir, tant nous ne sommes jamais brusqués. On assiste à une sorte de crise de la quarantaine collective que rien ne motive (pourquoi cet été-là plus qu’un autre ?). La phrase terminale résume finalement bien cette pièce mi-drame, mi-comédie : « tout cela est insignifiant, tout cela est dérisoire ». Et on sort de là engourdi, de corps et d’esprit.

« Les Estivants » de Maxime Gorki, mise en scène Gérard desarthe, jusqu’au 25 mai 2015 à la Comédie-Française, 2 place Colette (75001, Paris), en alternance. Durée : 3h (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Au théâtre de Paris, « Tartuffe » déçoit

Cachez ce (mauvais) Tartuffe qu’on ne saurait voir ! Celui-là même qui est actuellement donné au théâtre de Paris où Pierre Chesnais joue l’illustre imposteur aux yeux et à la barbe d’Orgon, incarné par Claude Brasseur. La célèbre comédie de Molière, maintes fois racontée, montrée et mise en scène depuis presque 350 ans n’avait vraiment pas besoin qu’une version aussi médiocre s’invite dans son Histoire théâtrale. Marion Bierry en signe ici une énième mise en scène de la pièce, sans rien apporter au spectateur, pas même un divertissement.

Le décor est tout de blanc construit, escaliers, murs, tables et chaises. Même le piano a eu droit à ce relooking qui fait que la pièce semble se dérouler dans un décor créé pour un clip d’Enya. De plus, l’espace est mal utilisé. Les comédiens semblent se déplacer et utiliser l’espace sans raison apparente, juste parce qu’ils ont toute cette place à leur disposition et qu’on leur a dit d’en profiter. C’est d’ailleurs toute la mise en scène qui manque de structure et de dynamisme. Dommage, car les six entrées laissées à la créativité du metteur en scène pouvaient laisser croire une utilisation plus vivante de la scénographie.

Le mécanisme de changement de décor est lui aussi mal fait : un rideau noir fond sur la scène pendant que sont changés les accessoires de plateau. Lorsque le tissu se relève, une banquette est apparue comme par magie… Beaucoup de bruit pour pas grand chose.

A l’image de ces changements de décor inutiles, tout le spectacle manque de surprise. Des douze personnages que compte la distribution, seuls trois semblent prendre du plaisir à être sur scène et à être dans leur personnage : Claude Brasseur, Chantal Neuwirth (Dorine) et Arnaud Denis (Damis).

Patrick Chesnais, lui, est incroyable de sérieux, habillé en janséniste et flanqué d’une tête d’enterrement, on peine à croire qu’il n’est pas l’austère homme de foi qu’il prétend être. Il nous faut du temps pour croire toutes les accusations dont il est victime par le personnel de maison et les enfants du maître. Et quand il est en position de séduire la femme de son hôte (Elmire, Beata Nilska), la scène est dénuée d’érotisme, d’excitation ou d’une quelconque friponnerie. C’est juste ennuyeux comme un sermon en latin un matin de Pâques. Les seuls instants drôles, c’est au génie de Molière qu’on les doit, grâce aux situations embarrassantes qu’il fait vivre à ses personnages.

Rester chez soi et lire le texte, une bien plus riche idée que de se rendre au théâtre, au moins cela permet d’éviter les tunnels d’ennuis  qui creusent la pièce. Cela permettrait également de nous replonger dans la profondeur de critique des dévots, scrupuleux de respecter le Ciel à condition que cela serve leur avidité. On pardonnera donc aisément la fin bâclée au théâtre de Paris, car elle sonne pour le public comme une libération.

Pratique : Actuellement au théâtre de Paris, 15 rue Blanche (9e arrondissement, Paris) – Réservations par téléphone au 01 48 74 25 37  ou sur www.theatredeparis.com / Tarifs : entre 18 € et 48 €.

Durée : 2 h

Texte : Molière

Mise en scène : Marion Bierry

Avec :  Claude Brasseur, Patrick Chesnais, Chantal Neuwirth, Beata Nilska, Emilie Chesnais, Julien Rochefort, Arnaud Denis, Marcel Philippot, Guillaume Bienvenu, Roman Jean-Elie, Alice De La Baume et Jacqueline Danno

Un projet MyMajorCompany – http://www.mymajorcompany.com/projects/tartuffe-au-theatre-de-paris