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Avignon IN 2016 « Espaece » : repenser les contraintes formelles de Perec

Photo : Aglé Bory
Photo : Aglé Bory

En 1974, l’écrivain et verbicruciste qu’était Georges Perec écrit Espèces d’espaces, un ouvrage qui questionne l’espace comme réalité tangible et répond aux contraintes formelles et jeux de style habituels de l’auteur de La disparition, fameux roman sans aucune occurrence de la lettre E. Aurélien Bory propose une mise en scène drôle et envoûtante de ce livre fantasque.

« Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » écrivait Perec. C’est de cette phrase que toute l’adaptation de l’essai perecquien commence. À partir de là, la scène a été pensée comme une zone vide où à la grande surprise du spectateur, seul le mur du fond et ses deux sorties de secours se met à bouger de manière infernale, emportant avec lui les acteurs et danseurs. C’est sans se cogner, dans une chorégraphie qui se joue du vide que les personnages évoluent, dansant, s’accrochant à la structure murale ou à des barres de danses tombées du plafond. Presque toute en silence sinon quelques chants lyriques et un jeu hilarant improvisé chaque jour par Olivier Martin-Salvan, la représentation est hypnotique, seuls quelques mots viennent flotter dans l’espace et occuper le silence.

Alors que le livre sert de matériau, chacun des personnages a un exemplaire et compile des mots avec, il se range rapidement dans la structure en bois, envers du mur devenu bibliothèque dans laquelle les personnages se contorsionnent. Indéfiniment, l’espace se meut, se redessine, aspire les comédiens et les fait danser. Le rythme est remarquable, il est rare de voir l’esprit de Perec ainsi traduit, l’hommage est réussi. Dans une tension constante entre fixité et mouvement, la structure appelle à des sons amplifiés qui résonnent dans l’espace et l’habitent à leur manière. Comme le faisait Perec avec les mots et les formalités qu’il s’imposait, les comédiens se plient à l’espace et non l’inverse, ce sont les mots qui dictent une attitude et des mouvements pour un résultat empreint de poésie. Entre chanteurs, gymnastes et comédiens, l’espace n’est jamais fini.

De l’espace de la page blanche à une pensée de l’espace urbanisé, les rapports à l’espace sont multiples et non univoques, la mise en scène est très esthétique et les comédiens bien dirigés, Aurélien Bory crée un spectacle ou l’écriture semble échapper à l’errance.

Espaece, mise en scène Aurélien Bory, avec Guilhem Benoit, Mathieu Desseigne Ravel, Katell Le Brenn, Claire Lefilliâtre, Olivier Martin-Salvan.

Festival d’Avignon, Opéra Grand Avignon, 84000 Avignon, 04 90 14 14 14, jusqu’au 23 juillet, à 18h, durée 1h15.

Tournée : du 5 au 11 octobre 2016 au Grand Théâtre de Loire-Atlantique Nantes, les 18 et 19 octobre au Quartz Scène nationale de Brest, le 3 novembre au Théâtre de l’Archipel Scène nationale de Perpignan, les 9 et 10 novembre au Tandem Arras-Douai, les 17 et 18 novembre à la Maison des Arts de Créteil, les 8 et 9 décembre au Parvis Scène nationale Tarbes Pyrénées, du 13 au 17 décembre au TNT Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées, du 4 au 8 janvier 2017 au Théâtre du Nord Centre dramatique national Lille Tourcoing Nord-Pas de Calais, les 12 et 13 janvier au Volcan Scène nationale du Havre.




S. Tesson – Dans les forêts de Sibérie – La ponctuation d’un voyage

La Sibérie : une page blanche.
L’homme : un stylo qui s’avance vers cette page blanche.

Il y trouve refuge le temps d’écrire un journal.
De remplir une page blanche. Puis une deuxième. Puis un feuillet.
Et enfin un livre.

Dans ce livre, il est souvent affaire de lecture. De lecture et d’écriture.
Parfois de paroles également.
Comme des mots venant couvrir la page blanche qui se dévoile avec le lever du soleil.

Il est question de silence. Souvent. Longtemps.
Silence de mort. Silence de vie.
Silence de peur. Silence de confiance.

Comme une série de points, suspendus sur une même ligne.
Pas de bruit, pas d’interligne.
Pas de mouvement, pas de mots.

Il est question de vodka.
La vodka qui réchauffe le coeur des hommes. Leur donne la force de combattre le froid sibérien.
La vodka qui réunit les hommes. Donne du ton et de la vigueur à leurs discussions.
La vodka qui ennivre les esprits. Laisse la place aux rêves, à l’imaginaire.
La vodka, sorte de point d’exclamation, venant ponctuer comme une saute d’humeur des journées parfois trop calmes. Parfois trop longues.

Il est question d’espace. D’immensité. D’aventures.
Toutes les aventures de l’auteur sont autant de phrases qu’il entame, qu’il ponctue de ses rencontres, de ses passions et de ses extases.

Il est question d’animaux.
Des animaux auxquels l’auteur est profondément lié. Parfois davantage qu’aux hommes qu’il croise sur son chemin.
Ce n’est qu’avec les animaux qu’on sent les guillemets de son âme et de son coeur s’ouvrir et laisser place à un flot de sentiments qu’il se refuse auprès de ses congénères.

Et quand ces guillements se referment, quand se termine l’aventure au bord du lac Baïkal, c’est le livre que l’on referme. Il est alors temps de tourner la page de la Sibérie.

Et pour illustrer ce voyage, Stef nous propose une sélection de citations tirées du livre (NDLR : la pagination est valable pour l’édition Gallimard) :

– « En descendant du camion, nous avons regardé cette splendeur en silence puis il m’a dit en touchant sa tempe « Ici, c’est un magnifique endroit pour se suicider«  » p. 27

– « Le romain bâtissait pour mille ans. Pour les russes il s’agit de passer l’hiver » p. 31

– « J’ai atteint le débarcadère de ma vie. Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure » p.36

– « Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité » p. 30

– Et enfin, cette phrase qui résume parfaitement bien le livre selon Stef (et je plussoie complètement en son sens) :
« Rien ne vaut la solitude. Pour être parfaitement heureux, il me manque quelqu’un à qui l’expliquer » p. 146

 

Sylvain Tesson
Dans les Forêts de Sibérie
Editions Gallimard, collection Blanche
Prix Médicis Essai 2011
http://www.gallimard.fr/rentreelitteraire/SylvainTesson.htm