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Une Chambre en Inde : le Soleil écrase l’obscurantisme

Photo : Michèle Laurent
Photo : Michèle Laurent

Au Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine et sa troupe reviennent avec leur nouvelle création, Une Chambre en Inde, car c’est en Inde que la metteure en scène a trouvé assez de matériau et de forces pour évoquer les attentats du 13 novembre 2015, pour qu’enfin le rire triomphe du fanatisme.

Comme toujours, Ariane Mnouchkine nous accueille et déchire nos tickets, avant de découvrir le Théâtre du Soleil, entièrement redécoré aux couleurs de l’Inde, saturé d’odeurs évoquant le pays, où les comédiens se changent et se préparent à vue, premier pas et grandiose amuse-bouche de ce qui nous attend une fois installés dans la salle de spectacle.

C’est en Inde, dans sa chambre qui sera le cœur battant de la pièce, que l’on découvre Cornélia, qui n’est autre que le personnage d’Ariane Mnouchkine, qui à distance vit le chaos des attentats du 13 novembre à Paris et souffre de ne plus avoir de visions pour créer son spectacle. Alors qu’elle et sa troupe étaient partis en Inde aux frais de l’Alliance Française pour jouer le Mahabharata, grande épopée et plus long poème jamais écrit sur la mythologie hindoue, l’horreur de ces attentats fanatiques les ébranle. Comment ne pas s’en saisir et en parler ? Leur retraite en Inde, loin de les couper du monde et de sa terrible actualité, devient salutaire pour leur permettre de mieux s’y confronter. Provoquant, le spectacle l’est dès le départ, et le ton humoristique est annoncé dès lors que Cornélia nous confesse son désarroi du haut de ses toilettes. Pour la troupe, le rire est un pouvoir magique et enchanteur à retrouver grâce au théâtre, car si l’on sauve le théâtre, un art qui permet d’assumer son impuissance, on sauve le monde.

Et dans cette chambre, lieu de tous les rêves et de toutes les visions de la metteure en scène, Cornélia – par extension Ariane Mnouchkine – réenchante et sauve le monde du fanatisme religieux, de Daech, en nous réapprenant à rire de ce qui pendant presqu’un an, nous avait fait pleurer. La chambre en Inde devient un lieu de traverse pour la troupe qui y déferle tantôt pour y jouer des scènes du Mahabharata dans des costumes traditionnels somptueux, tantôt des terroristes et chefs d’état saoudiens, avant de tout remballer à chaque fois que Cornélia est réveillée par les coups de fil incessants de son amie Astrid, ancrage récurrent dans le réel. Mais comme en Inde « on n’est pas au XXIème siècle, on est en Inde », toutes les images oniriques créées par Ariane Mnouchkine servent aussi un propos saisissant sur l’oppression des femmes dans ce pays ainsi qu’au Moyen-Orient, notamment lorsque le temps d’une scène très drôle, le parlement finlandais rencontre les saoudiens pour parler des « droits de l’homme ». L’Inde se transforme en porte ouverte pour aborder tous les sujets. D’ailleurs, dans ce spectacle, tout est osé au point que l’on rit d’un groupe de terroristes qui n’arrivent pas à déclencher leurs ceintures d’explosifs, qu’importe, Cornélia nous a prévenus, les dieux doivent pouvoir être rangés sur une étagère. Préoccupés par un souci d’exactitude pour parler de sujets aussi délicats, les comédiens vont jusqu’à nous expliquer ce que veut dire Daech de sorte qu’Une Chambre en Inde est une habile rencontre entre l’Histoire et l’actualité, pour vaincre par le rire la charte islamique, devenue sous nos yeux « charme islamique ». Cette vaste comédie humaine au sein de laquelle Gandhi, Tchekhov ou Shakespeare font irruption, atteint son paroxysme par l’émotion que procure la dernière scène. Tous sont réunis sur scène, regroupés autour du dictateur de Chaplin et son très fameux discours qui clôture la pièce sur un incroyable appel à l’humanité.

Une Chambre en Inde, création collective dirigée par Ariane Mnouchkine, actuellement au Théâtre du Soleil, Cartoucherie, 75012 Paris. Durée : 4h entracte compris. Plus d’informations ici : http://www.theatre-du-soleil.fr/thsol/




« Polyeucte », fantatique historique

Photo : Mirco Magliocca
Photo : Mirco Magliocca

On se souvient des très rythmés « Nicomède » et « Surena » de Corneille et déjà mis en scène par Brigitte Jacques-Wajeman. Pour « Polyeucte », elle garde le même type de scénographie – un immense bloc mobile – mais prend le parti d’une direction d’acteurs plus sobre et centrée sur le vécu des personnages.

Polyeucte est l’époux de Pauline, fille du gouverneur romain d’Arménie, Félix. Le premier décide de se convertir soudainement au christianisme et mourra dans la journée – règles d’unités oblige – de son intransigeance religieuse. Sa femme, Pauline, essayera de le sauver jusqu’à la fin, elle se convertira après sa mort, baptisée par son sang. Tout cela sur fond d’intrigue politique et méfiance de la part de Félix, vis-à-vis de Sévère, que tous le monde pensait mort et qui est miraculeusement ressuscité.

Cette pièce est consacrée aux questions religieuses, mêlée et magnifiée par la violence des sentiments. Dans les liens qui nouent les personnages, des volontés supérieures interviennent, jusqu’à causer l’inévitable.

Le constat est récurrent, mais encore ici il s’impose : l’actualité des textes de Corneille – non pas prophétique mais simplement humaine – est encore brûlante ici. On ne doute pas que Brigitte Jacques-Wajeman invite à réfléchir à la figure du martyre et la volonté qui conduit à mourir par fanatisme, récurrente dans l’histoire de l’humanité. L’urgence du propos et son importance sont soulignés par l’esthétique épurée et les contrastes manichéens de couleurs (blanc, noir, rouge, bleu, gris).

On écoute Pauline, qui dans la scène 3 de l’acte III clame :

« Vous devez présumer de lui comme du reste :
Le trépas n’est pour eux ni honteux ni funeste ;
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos dieux
Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux ;
Et, croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n’importe,
Les supplices leurs sont comme à nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs ;
La mort la plus infâme ils l’appellent martyre. »

Tout est dit. Le phrasé brisé, moderne, rend le texte limpide. La splendeur de la langue française ne tient décidément pas dans un seul accent circonflexe : il en faudra encore beaucoup pour dénaturer Corneille. Pris dans l’histoire, on accepte même le dénouement « quelque peu modifié » de la tragédie, car selon la metteure en scène, « Corneille ne s’en privait pas ». C’est certainement par cette volonté d’être sans cesse compris par son public, et le travail soigné de Brigitte Jacques-Wajeman, que l’auteur contemporain de Molière garde encore toute sa puissance en ce théâtre des Abbesses.

« Polyeucte », de Pierre Corneille, mise en scène de Brigitte Jacques-Wajeman, jusqu’au 20 février 2016 au Théâtre de la Ville – Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelaville-paris.com.