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[Théâtre] Une Reprise d’intérêt public avec Milo Rau

« La Reprise. Histoire(s) du Théâtre(s) » de Milo Rau © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

S’approprier un drame, reprendre un procès, le monter au théâtre pour le rendre aux familles et l’offrir au public. Milo Rau fait tout cela dans son avant dernier spectacle qui tourne avec succès depuis Avignon dernier. La Reprise. Histoire(s) du Théâtre (I) est une création majeure, indispensable et forte.

Ihsane Jarfi est un homosexuel d’origine maghrébine. En avril 2012 à la sortie d’un bar, il est assassiné, au préalable torturé. Mais quel est le rapport entre ses origines, la crise de l’emploi à Liège et son attirance pour les hommes ? Milo Rau ne répond pas et pour cause, c’est toujours un mystère pour la famille et les juges. À l’époque du drame, toute la ville fut secouée et l’incompréhension quant au mobile des tueurs, inspire l’artiste suisse.

Si ce n’était pas arrivé, on aurait dû l’écrire tant ce fait divers est un nœud des maux de notre temps. Racisme, homophobie, désœuvrement des chômeurs, espaces publics dangereux, etc. Tout y est pour le drame dans sa forme ancestrale : inexplicable meurtre et abîmes de tristesse. Milo Rau s’en empare pour un théâtre du réel. D’un naturalisme cru, violent mais parfois drôle, cette dernière création est la première à faire suite au « Manifeste de Gand » (à retrouver dans l’article de Christophe Candoni sur Sceneweb).

Milo Rau propose un théâtre généreux. Un.e spectateur.trice exigent.e se rassasiera d’une œuvre quidécortique les rouages de la représentation ; se demandant, par exemple, comment débuter un spectacle ou bien l’achever ? Ou quelle distance est la bonne pour montrer la mort ? Mais les moins techniciens ne seront pas en reste grâce à un propos fort, parce que universel. Pourtant c’est bien un cas des plus particuliers qui est à l’origine de ce récit, à la mise en scène pointue et le ton faussement désinvolte. Plongés au cœur de la scène dans une expérience viscérale, on ne peut échapper aux questions qui nous tarraudent tout au long de la pièce.Milo Rau sur le fil, ravive d’un rythme impeccable, une tension nécessaire et d’intérêt général.

« La Reprise. Histoire(s) du Théâtre (I) » conçu et mis en scène par Milo Rau.
Au théâtre de Nanterre-Amandiers, jusqu’au 5 octobre 2018.
Autres dates de tournée sur https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/La-Reprise-Histoire-s-du-theatre-I/lesdates/




[Théâtre – Avignon] Si le terrorisme ne se voit pas, avec Gosselin il se vit

Frédéric Leidgens et Victoria Quesnel dans « Joueurs, Mao II, Les Noms » © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Qu’est-ce qui peut bien mériter de s’enfermer dix heures dans une salle de spectacle ? Un effet de mode sans doute, la clim’ et les banquettes de la FabricA certes, mais peut-être et surtout l’expérience du théâtre. Tous les prétextes sont bons pour aller voir « Joueurs, Mao II, Les Noms », la dernière création de Julien Gosselin.

Un attentat se prépare au World Trade Center, celui des années 1980. Dans un appartement un couple se déchire, se masturbe et s’ennuie. À première vue quel rapport ? Joueurs, premier volet du spectacle, y répondra pour nous. Mao II, le deuxième, questionne le rôle de l’écriture dans un monde gangrené par l’idéal terroriste. Il est presque 23h lorsque s’amorce Les Noms, ultime partie de la soirée. Un homme seul assassine en Méditerranée des victimes choisies par leurs initiales. Julien Gosselin convoque magistralement l’Histoire en une pièce qui présente de façon irradiante les maux de notre temps.

De la violence, donc. Tissée comme un fil rouge elle n’est jamais illustrée mais expérimentée pour traverser les trois romans (dont Gosselin garde les titres) de Don DeLillo. Spectateurs et comédiens sont à leurs places respectives poussés vers leurs limites : épuisement des corps, excitation de l’ouïe, perte de la notion de temps, sommeil, envoûtement. De quoi faire taire les idiots qui déclarent en sortant, furieux et peu inspirés, qu’ils ne vont pas au théâtre pour voir du cinéma.

Connu pour éprouver, questionner le théâtre, le metteur en scène phare de l’École du Nord, use ingénieusement de la caméra embarquée. Elle est sur le plateau un personnage en soi, prodigieusement maniée par Jérémie Bernaert et Pierre Martin (respectivement régisseurs et créateur vidéo). Outil mais pas seulement, le cinéma permet de raviver la question de ce que l’on montre ou pas dans une salle de spectacle. Et il ne faut pas moins d’une petite dizaine d’heures à Julien Gosselin pour cerner les contours, explorer les ressorts d’une mécanique actuelle : le terrorisme.

L’ambition est haute mais le spectacle s’y hisse.

Quoi de mieux que l’Histoire pour rappeler à la salle que l’islamisme radical semé partout dans le monde n’a vraiment rien inventé ? Consumérisme des biens, des plaisirs, des désirs : une société malade de trop de facilités fabrique en son propre sein l’idée de sa destruction. Trop fin pour le déclarer sur un ton dogmatique, l’habile chef-d’orchestre compose une pièce très fine qui donne généreusement au spectateur les clés pour comprendre son époque. Un tour de force qui réside dans une capacité à faire digérer un festin de dix heures qui sert du terrorisme marxiste, de l’Amérique des expats, la funeste secte Moon et l’amour qui se meurt. Rien que ça, en effet ! L’ambition est haute mais le spectacle s’y hisse.

Envie irrésistible de ne pas lâcher son siège. Fatigué ? Affamé ? Vous pouvez tout à fait sortir pour prendre l’air, griller une cigarette ou faire une petite sieste. Mais l’on ne veut pas souffrir de ces besoins triviaux tant on est accrochés par ce qui se passe sous nos yeux. Le seul risque encouru est d’en rater une miette. Une savante lumière propose des atmosphères toujours plus saturées d’une sensualité folle. Le corps est à l’honneur, sublime et tellurique. Tous les sens s’alertent aux vues des performance de monuments d’acteurs. Un espace temps théâtre puissant et manifeste.

« Joueurs, Mao II, Les Noms » d’après Don DeLillo. Adaptation et mise en scène de Julien Gosselin
Dates de la tournée sur : https://www.theatre-contemporain.net/




[Théâtre – Avignon ] Anne-Cécile Vandalem embarque sur l’Arctique

« Arctique » de Anne-Cécile Vandalem © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

 

À bord de l’Arctique Serenity, six passagers. On ne sait pas ce qu’ils y font et d’ailleurs eux non plus. Polar d’anticipation, on est en 2025. Arctique se déroule dans les couloirs d’un paquebot, sur fond de colonisation du Groenland à venir. Après Tristesse, créé en 2016 au Festival d’Avignon, Anne-Cécile Vandalem signe le deuxième volet d’une trilogie sur les échecs humanitaires de notre temps. Cette épopée à huis-clos confirme que la metteure en scène belge est une autrice virtuose.

Une bourgeoise qui hurle et trimbale son mari en cendres dans une boite à biscuits. Un faux débile, lui, dégobille son mal de mer dans les sceaux à champagne. Une vieille cataleptique vide ses bouteilles d’oxygène entre deux pertes de conscience tandis qu’une voix rauque s’échappe d’une femme mystérieuse, emmitouflée dans sa combi de ski. Deux passeurs méfiants parquent cette joyeuse bande dans le salon d’un ferry qui en 2017 fut saboté par des militants écologistes.

Prisonniers sur la scène et poursuivis par une caméra, ils s’aventurerons dans les couloirs glacés et interdits du bateau : l’Arctique Serenity. Pas si serein que cela… Anne-Cécile Vandalem explore les réflexes de survie de personnages d’origines sociales différentes. L’humain n’y survit pas et tout devient permis au fil de la traversée. Mensonges, manipulations et dissimulations s’intensifient lorsque le remorqueur qui les tracte largue l’amarre. Dès lors ils dérivent et attendent la mort. Dramatique et jouissive, l’aventure est bombardée de péripéties hilarantes mais tout aussi pétrifiantes.

Casting homogène et puissant. Usage savant et pertinent de la vidéo. Exquise composition musicale. Exploitation virtuose de l’espace de la scène. Interaction délicieuse avec un spectateur qui s’effraie presque autant qu’il éclate de rire. Sans jamais une fadaise, Anne-Cécile Vandalem livre la preuve d’un vaste et subtil talent à politiser un récit. Une pépite.

 

« Arctique » écrit et mis en scène par Anne-Cécile Vandalem.
À La FabricA jusqu’au 24 juillet 2018
Dates de tournée sur : http://www.dasfrauleinkompanie.com/df/arctique/




[Théâtre – Avignon] Où vont « Les choses qui passent » ?

Abke Haring (Elly) et Aus Greidanus Jr. (Lot) dans « Les choses qui passent » m.e.s. par Ivo Van Hove © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le récit transgénérationnel de Louis Couperus, fabuleusement mis en scène par Ivo Van Hove, propose une immersion dans une famille rongée par un lourd secret. Parmi « Les choses qui passent » il y a surtout la jeunesse. L’angoisse universelle de vieillir magnifiée par une certaine lenteur, peut s’avérer trop opaque pour les jeunes générations.

Qu’est-ce que la vieillesse ? Le metteur en scène belge et directeur artistique du Toneelgroep d’Amsterdam ne l’explique pas, il le montre. Les comédiens plient le dos, traînent une patte folle ou claudiquent sur une canne. Un couple de petit vieux se poste à la fenêtre chaque jour qu’il leur reste, parfumant l’atmosphère d’un « je-ne-sais-pas-trop-quoi » hérité de Beckett. De la décrépitude ? Et si tout ces vieillards assombris tiennent le choc, c’est car depuis soixante ans, ils ruminent une histoire sordide, plus ou moins bien cachée.

La veille de leur mariage, deux époux s’aiment juste « bien ». Miné par un amour excessif pour sa mère, Lot n’est pas un sensuel et Elly fera avec. La tendresse est entre eux de l’ordre de l’amitié mais l’on assiste tout de même à une parade nuptiale complètement déjantée.

Une mère dépendante de l’affection des hommes cache la frustration de n’avoir pas eu de père. Les liens de cette famille sont nocifs et dérangent, néanmoins ils sont forts. Les plus âgés s’agglutinent en bande, tous unis par le noir des vêtements qu’ils portent. Les moins vieux sont eux aussi, vêtus d’habits de deuil, mais se déplacent à deux, et bien plus souvent seul. Cela fait partie des images, des allégories, qu’un néophyte aimerait pouvoir saisir d’emblée.

Dépeignant ce qu’il y a de pire au sein d’une famille, et ce avec une grande force notamment corporelle, l’adaptation d’Ivo Van Hove fait l’unanimité en cette 72e édition du Festival d’Avignon. Pourtant elle laisse de marbre quelques esprits plus jeunes qui, tout à fait concernés par le temps qui passe, auraient pris du plaisir à s’identifier. À trop esthétiser la froideur des personnages, un spectateur novice ne peut s’intéresser au plus profond du propos. Ces « choses qui passent » pourtant, sont bien universelles.

« Les choses qui passent » m.e.s par Ivo Van Hove d’après un texte de Louis Couperus
Jusqu’au 21 Juillet dans la cour du Lycée Saint-Joseph, Avignon
Plus d’informations sur https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/