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[Exposition] « L’enfer selon Rodin », ou l’antre de la liberté créatrice

A. Rodin, La Porte de l’Enfer, 1880-vers 1890, bronze, fonte réalisée par la fonderie Alexis Rudier en 1928 pour les collections du musée, S.01304, © musée Rodin, ph. J. de Calan

Au cœur des jardins du musée Rodin, trône une sculpture aussi énigmatique que grandiose : la Porte de l’Enfer, ce chef-d’œuvre à l’histoire mouvementée, révélant la vitalité artistique de son créateur, son talent et son savoir. D’une esthétique à la fois sensible et brutale, elle dévoile aussi les angoisses d’un artiste qui ne se résoudra jamais à terminer ses œuvres. Cette exposition retrace avec force le processus créatif d’une célèbre porte vouée à rester close, et nous plonge au cœur de la damnation : un enfer dont on ressort subjugué.

A. Rodin, Hugo, ou Entrée de l’enfer, vers 1881-1885?, crayon, gouache et encre sur papier, D.05616, © musée Rodin, ph. C. Baraja

Tout débute sur un doux parfum de scandale. Nous sommes en 1877, lorsque Rodin expose sa sculpture de l’Age d’Airain. A sa vue, c’est l’esclandre : l’artiste aurait moulé son œuvre sur le motif, ou pire encore selon la rumeur, sur un cadavre. Et de polémiques en justifications pour rétablir la vérité, s’amorce la carrière de Rodin.

En 1880, le sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-arts – Edmond Turquet, commande à l’artiste pour le futur musée des Arts décoratifs de Paris, une porte ornementale inspirée de la Divine Comédie de Dante Alighieri. Rodin s’implique avec passion dans ce projet, s’adonne à une lecture rigoureuse du texte dantesque et matérialise ses idées par le biais de dessins et de modelages préparatoires. L’exposition met bien en lumière cette exaltation, en présentant une belle diversité de maquettes et d’études ; autant de pièces situées à la genèse de l’œuvre et qui permettent de saisir la complexité de son évolution.

En effet, à l’ébauche du projet, Rodin souhaite structurer sa composition autour des figures du Penseur, d’Ugolin et de Paolo et Francesca ; pourtant, pris dans un mouvement perpétuel de création, il porte son attention sur le travail du sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux. L’inspiration est palpable, l’évolution est saisissante : Rodin modifie totalement l’aspect initial du groupe sculpté d’Ugolin et ses enfants. Reprenant l’un des épisodes les plus sombres de la Divine Comédie, il mue cet homme en une bête rampante qui, torturée par la faim, dévorera la chair de ses propres fils. Ces modifications déstabilisent l’harmonie de la Porte de l’Enfer, et poussent sans cesse l’artiste à la réinterprétation : Rodin est un artiste du vivant, dont la sensibilité touche profondément quiconque se confronte à son œuvre.

A. Rodin, Ugolin et ses enfants, 1881–1882, plâtre, S.02390, © musée Rodin, ph. C. Baraja

La scénographie renforce ce parti pris empathique : dès la deuxième salle, une alcôve est aménagée ; cerné par ces esquisses de personnages damnés, on est au cœur des cercles de l’Enfer. Pourtant, les péchés et châtiments qui s’animent sous les crayons de Rodin, restent une variation libre de la Divine Comédie : le texte de Dante est ici prétexte à l’acte créateur.

Le discours scientifique porté par cette exposition – didactique et bien documenté, révèle d’ailleurs cette capacité de l’artiste à dépasser les frontières littéraires pour donner à ses œuvres, une individualité certaine. Les maudits de Rodin, prisonniers de leur supplice, tendent à l’universalité des émotions humaines.

A. Rodin, Lutte d’un homme et d’un reptile dite Transmutation de l’homme en reptile, 1880, crayon au graphite ; plume-encre (noire) ; lavis d’encre (brune, noire, rouge et violette) ; rehaut-gouache (blanche), D.07617, © musée Rodin, ph. J. de Calan

A leur vue, comment ne pas penser au brillant ouvrage de David Le Breton sur l’Anthropologie de la douleur,  lorsqu’il écrit : « La douleur est un moment de l’existence où se scelle pour l’individu l’impression que son corps est autre que lui. Une dualité insurmontable et intolérable l’enferme dans une chair rebelle qui le contraint à une souffrance dont il est le propre creuset. Si la joie est expansion, élargissement de la relation au monde, la douleur est accaparement, intériorité, fermeture, détachement de tout ce qui n’est pas elle.**» Et dans ces damnés combattant des serpents, dans ces fautifs accablés par le poids des sentiments, c’est nous-mêmes que nous voyons.

Et plus la Porte de l’Enfer évolue sous les mains du sculpteur, plus elle s’émancipe de son sujet originel : les Fleurs du Mal de Baudelaire deviennent une source d’inspiration nouvelle, imposant une dimension érotique de plus en plus palpable. Dans un jeu de miroir et d’influence, Rodin illustrera à la demande de Paul Gallimard, un exemplaire du recueil baudelairien. Pourtant, il n’orne pas la totalité des poèmes et ne cherche pas la parfaite concordance entre texte et dessin : il choisit simplement le vers qui lui provoquera l’émoi le plus fort.

Rodin, c’est l’incarnation même de la liberté créatrice, rarement là où on pourrait l’attendre ; et cela se ressent tout au long du parcours. Ainsi, quinze années se sont écoulées depuis le projet initial pour les Arts décoratifs : la Porte de l’Enfer est devenue par la force des choses, une œuvre autonome qui manifeste en filigrane, l’angoisse perpétuelle de l’artiste à considérer ses œuvres comme achevées.

Exemplaire de l’édition originale des Fleurs du Mal illustré par Rodin pour Paul Gallimard, 1887-1888, D.07174, © musée Rodin, ph. J. de Calan

En pleine gloire, Rodin souhaite dévoiler sa sculpture au public lors de l’exposition universelle de 1900 ; mais ce qu’il expose est une Porte de l’Enfer mise à nue, dont la plupart des éléments décoratifs ont été ôtés. Beaucoup d’interrogations se posent encore sur les raisons de ce choix ; et si l’exposition n’apporte pas de réponse, elle opère une mise au point nécessaire : cette version de la porte fut souvent qualifiée d’œuvre préfigurant l’abstraction, mais il n’en est rien. Rodin est l’artiste même du corps, il s’attaque à la chair et à la corporalité de l’âme ; lui conférer une dimension abstraite serait un malheureux contresens.

Et quittant l’exposition comme on s’échapperait de l’enfer, on en ressort haletant, avec l’envie d’y plonger à nouveau.

** Le Breton David, Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995, p. 24.

Thaïs Bihour

« L’enfer selon Rodin » – L’exposition se tient jusqu’au 22 janvier 2017 au Musée Rodin. Plus d’informations sur http://www.musee-rodin.fr/




Sébastien Ménestrier – Pendant les combats

Un premier roman est entouré d’un grand nombre d’inconnues.

Pour l’auteur bien sûr, soucieux de savoir comment va être accueilli son ouvrage, quel positionnement on voudra bien lui accorder, quelles inspirations vont lui être prêtées.
Pour l’éditeur ensuite, qui fait là un véritable pari, comme un numéro de voltige sans le filet que peuvent constituer les précédents opus de l’auteur.
Et pour le lecteur enfin. Que penser en effet devant un premier roman ? Il y a bien la quatrième de couverture qui nous renseigne sur les grandes lignes du récit. Parfois même quelques critiques piochées à droite à gauche. Et puis les extraits entrevus en librairie avant de se décider.
Mais peu d’indications sur l’univers dans lequel il s’apprête à pénétrer, sur le succès de la communion à venir.

« Pendant les combats » est le premier roman de Sébastien Ménestrier.
Et très vite, les craintes s’envolent, en même temps que les personnages s’ancrent dans l’imaginaire du lecteur.

Il y a là Ménile et Joseph, deux amis, autrefois adolescents complices, désormais engagés dans une cause commune, la Résistance.
La force du récit tient en cette petite centaine de pages.
Puissantes.
Concises.
Bouleversantes.

Sébastien Ménestrier, qui s’était déjà illustré avec un premier récit (Heddad, aux éditions La Chambre d’Echos), nous dépeint ici l’absurde simplicité de la tragédie humaine : la lâcheté des hommes apparaît plus forte que leur amour. L’espoir disparaît derrière la triste réalité de la condition humaine et de ses faiblesses.

Seul regret, un auteur n’a qu’un premier roman …
Le lecteur n’a donc qu’une seule fois le plaisir d’éprouver ce mystère avant de s’engouffrer dans un univers totalement inconnu, vierge de comparaisons, puis l’intense satisfaction (et un brin de soulagement) de s’y trouver à son aise, face aux forces de l’écriture et de l’Histoire.

Extrait 1 :
« Plus tard, leurs cigarettes consumées, il a entrepris de se mettre debout, lentement, sans faire tomber le cendrier, posé entre eux. Il y est parvenu, puis Joseph a fait de même, et ils se sont retrouvés tous les deux, debout, sur le lit, stupides, ravis. »

 

Extrait 2 :
« Il n’avait rien dit pour que Ménile ne soit pas mis à l’écart. Il avait été en face d’Adrien, il avait pensé dire un mot, au moins ça, et puis il n’avait rien dit. Il n’avait pas voulu être mêlé, devant ce garçon, devant le campement tout entier, à celui qui avait démérité. »

 

Couverture
Couverture

 

Pendant les combats, Sébastien Ménestrier
Ed. Gallimard, collection Blanche
96 pages, 9,50€
ISBN : 978-2-07-013959-0




La Théorie de l’Information – Aurélien Bellanger

A travers Pascal Ertanger, avatar de Xavier Niel, Aurélien Bellanger romance les premiers pas de la télématique et nous replonge dans les débuts de l’Internet. Amour, trahisons, épopées technologiques, tous les ingrédients d’un roman d’exception sont là, et pourtant …

Seulement 30 ans séparent la naissance du minitel de celle du web 2.0, si peu d’années pour une si grande révolution, voici en synthèse le fond du livre. Quant à la forme, elle prend corps par le personnage central que nous découvrons enfant, chétif, presque mal dans sa peau. Pascal grandit, mûrit, trop et trop vite pour finir en ermite moderne, mégalomane mystique, tel un Foster Kane (1) isolé dans son palais à préparer la prochaine révolution.

Des premiers tests sur le minitel et son essor notamment grâce au minitel rose, de la prise de conscience que sans support de diffusion l’information n’existe pas, à l’apogée du web participatif, tout y est aussi bien sous forme romancée que technique façon Wikipédia, mais à trop vouloir contenter tout le monde on finit par ne plaire à personne, et c’est, peut-être là la faiblesse de ce premier opus.

Chaque chapitre débute par des interludes, références à la première révolution industrielle eux-mêmes divisés en trois époques  (steampunk, cyberpunk et biopunk), habilement mis en parallèle avec le roman mais sous une forme bien trop technique pour s’y passionner jusqu’au bout. On sent un style proche de M. Houellebecq mais sans toutefois l’atteindre et l’on regrette cette audace qui, si elle avait été plus modérée, n’aurait nullement nui à l’ensemble.

Extraits :

« Je veux à présent faire de la rétro-ingénierie divine. Car toute machine à calculer, depuis celle de Pascal, est une tentative qui vise à énumérer le nom infini de Dieu, son nom mathématique »

« Derrière mon activité officielle de fournisseurs d’accès à Internet, je fournissais en réalité le réseau en vies humaines. »

« Pascal croyait à la théorie de l’information comme à une théorie religieuse. »

« On fit de Pascal Ertanger un savant fou, un apprenti sorcier et un eugénsite. On le compara au milliardaire fou Howard Hugues […] ».

Que devons-nous retenir de La Théorie de L’information ? Beaucoup de choses en fait, outre le bain chaud de la nostalgie (on se souvient du son mélodieux de la connexion minitel ou de celui des modems 56K), ce roman pose un certain nombre de questions sur notre avenir, sur ce que l’on veut y laisser : si ce n’est de l’information, que restera-t-il de nous ? De plus, c’est un livre que l’on peut lire dès maintenant bien sûr, ou dans 10 ans et s’amuser du chemin technologique parcouru lorsque nous découvrirons nos E-mails 4D sur des I-Phone 12, mais aussi à la veille de l’extinction de l’humanité pour s’entendre dire « Et pourtant on nous avait prévenus »…

 

Note :
(1)   Personnage principal du film CITIZEN KANE 1941 (Orson Welles)

 

 

LA THEORIE DE L’INFORMATION :

Aurélien BELLANGER
Édition Gallimard
Collection Blanche Roman
496 pages 22,50 €
ISBN : 9782070138098




Impasse de la Providence – Shmuel T. Meyer

 

Petites misères, bonheurs fugaces, joies intenses.
La trentainte de brefs récits que nous conte Shmuel T. Meyer dans son troisième recueil de nouvelles sont autant de fragments de vies. Vies consacrées au travail, à la littérature, à l’étude des textes sacrés, à la photographie, à la communauté ou encore à la famille.

Au travers du récit de ses existences, c’est l’histoire de l’Etat d’Israël et de son peuple que le lecteur découvre ou redécouvre.
La force de la tradition qui se trouve confrontée à l’émergence de milieux artistiques.
Mais aussi des rêves de vie qui s’effondrent. Des relations adultères. Des souvenirs éternels.
Des passions qui s’allument. Des vies qui s’éteignent.
Des amitiés qui naissent. Des carrières qui prennent fin.

Toujours saisissants, souvent marqués du sceau de l’ironie et de l’humour, les récits de Shmuel T. Meyer ne laissent jamais indifférents.
Seul regret que l’on peut avoir à la lecture de ce livre … celui de devoir se séparer des personnages quelques pages seulement après avoir fait leur connaissance.

 

Auteur : Shmuel T. Meyer
Editeur : Gallimard
Date de parution : 18/05/2011
ISBN : 2070133435




Gallimard, en mots et en images

Sur Gallimard, on pourrait croire -à tort- que tout a été dit. Au cours de l’année, le centenaire de la maison d’édition a été célébré sous toutes ses formes (jusqu’au baptême d’une moitié de rue du nom de son fondateur en juin dernier).

Cette dernière exposition n’en est pas moins réussie pour autant.

Les soixante portraits présentés sont somptueux et respectent la chronologie d’entrée des auteurs dans le catalogue de la maison. Ces photographies, presque toutes en noir et blanc, sont accompagnées d’un commentaire d’Alain Jaubert, tantôt loufoque, tantôt sérieux, souvent descriptif et débordant de sous-entendus. Comme les écrivains eux-mêmes qui, derrière leurs grimaces, cachent des personnalités fantasques et/ou solennelles, un génie pour l’assemblage des mots et une rigueur dans le travail. Qui ont fait leurs preuves, cela va sans dire.

Parce qu’ils bossaient ces messieurs-dames, bien plus qu’on ne le croit ! Et c’est ce travail de fourmis que nous montre avec  justesse l’exposition. Ils ont tous pris part à l’édification de la maison comme écrivain, salarié, membre des comités de lecture. Ils ont transpiré leurs propres écrits, bien sûr, mais aussi lu et relu ceux des autres, les défendant souvent à grand renfort de lettres (proposées au public en vitrine).

Ils sont presque tous là, les célèbres auteurs de la NRF (Nouvelle Revue Française): Camus, Sartre, Nabokov, Gary, Sarraute, Char, Proust, Kundera … Aïe, même Foenkinos s’est trouvé une place dans cette galerie de souvenirs (une lettre, à la sortie, à défaut de vous impressionner, vous rappellera que la maison d’édition continue aujourd’hui d’alimenter son catalogue).

Amis, ennemis, poètes, communistes, américains, résistants, sauvages et mondains, tous forment aujourd’hui une grande famille.


« Louis Aragon à son bureau. Paris, 1951. Tampon buvard, sous-mains, bouteille d’encre, le bureau du poète moderne ressemble à celui d’un fonctionnaire. D’ailleurs il est aussi journaliste et patron de presse, et, bien sûr, subtil romancier. Il n’en a pas fini de nous surprendre. Il est encore très sérieux, ça ne durera pas. La gentille colombe de Picasso vient lui picorer la tête… Staline va bientôt mourir. »


« Portraits pour un siècle. Gallimard. »
Gallerie des Bibliothèques / Ville de Paris
Jusqu’au 27 novembre 2011, 22 rue Malher (Paris, 4e)
http://sd-2.archive-host.com/membres/up/143796333747690194/_DP_gallimard_OK_.pdf