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« King Kong Théorie », plus humaniste que féministe

KING KONG THEORIE Photo Barbara Schulz (photo libre(c)Francois Berthier)
Copyright : François Berthier

L’historique du droit des femmes prend une large place dans le programme. Avant même le lever de rideau, le décor est planté dans l’esprit du spectateur. Dans « King Kong Théorie », on va assister à un spectacle qui fait du texte éponyme de Virgine Despentes un fer de lance destiné à construire l’édifice de l’égalité homme-femme.

Elles sont trois actrices (Anne Azoulay, Valérie de Dietrich, Barbara Schulz) pour jouer ce texte largement autobiographique. Ici, elles ne sont pas de ces femmes qui séduisent, se marient, attendent leurs enfants amoureusement un gâteau Alsa à la main quand ils rentrent de l’école. Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas de ce monde qu’elles le méprisent, non. Elles sont justes différentes et attendent d’être respectées pour ce qu’elles sont, à savoir elles-mêmes. Et elles sont prêtes à se battre pour ça, nous rappelant en filigrane les héroïnes de Baise-moi, premier roman de l’auteur, adapté au cinéma en 2000. Sauf que, si dans Baise-moi l’exorcisation de la violence des hommes faite aux femmes passe par la violence physique, dans « King Kong Théorie », les armes sont les mots.

Viol, prostitution, pornographie. Trois mots qui définissent les axes de la pièce. Trois mots qui sont le terrain de jouissance des hommes au détriment du corps des femmes. Trois mots qui reflètent chacun une part de la construction psychique, du vécu de Virginie Despentes. Trois mots qui, du point de vue de l’auteur, prennent un sens neuf et sont autant de balises vers l’égalité.

Le viol a été commis à la fin des années quatre-vingt, lors d’un retour de Londres en stop. A cette époque, la société par un nombre incroyable d’artifices rhétoriques fait comprendre aux victimes que le viol n’en est jamais tout à fait un, qu’une femme vraiment digne aurait préféré mourir plutôt que d’accepter. Les comédiennes relatent ici le regard difficilement soutenable que la société française porte sur les victimes. Elles font ressortir la dualité entre loi des hommes et loi des femmes, qui conduit ces dernières à devoir se construire avec un traumatisme que beaucoup ne nomment pas.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

La question est posée : comment se reconstruire dans une société qui accepte toutes sortes de stigmates psychiques, mais pas le viol ? Comment ces femmes qui désormais sont psychiquement scarifiée (Despentes parle de la peur de la nuit, de la violence contre elle-même) continuent à vivre ? Dans « King Kong Théorie », la réponse est simple : « j’ai fait du stop, je me suis faite violée, j’ai refait du stop ». On assiste ici à une ode à la persistance, un refus de se laisser sombrer. Ces femmes sont justement violentes, elles répondent par la violence des sentiments à cette agression : « le viol est fondateur, parce que c’est ce qui me défigure et me constitue », disent-elles.

Au début des années 90 vient la prostitution. Travaillant dans un magasin de photo en grande surface, l’héroïne découvre le minitel. Elle se déclare libre, louant la prostitution indépendante et volontaire où chaque centime va dans la poche de celle qui se donne. Provocatrices, « les femmes qui trouvent la prostitution dégradante ont juste peur de la concurrence », affirment-elles. On entend le besoin d’écouter, de se sentir vivre, d’éponger la solitude des hommes en profitant de son pouvoir de séduction. Difficile ici de ne pas penser aux textes de Grisélidis Réal joués jusqu’à la fin du mois d’octobre, par un autre trio d’actrices, Judith Magre en tête, à la Manufacture des Abbesses.

Comme le viol, dans « King Kong Théorie », la prostitution est élevée au rang de vaste hypocrisie sociétale, une tartufferie. « Séduire est une bonne chose, à condition qu’on y gagne », un point de vue radical, comme toute pensée qu’on est obligé d’affirmer avec violence si on veut avoir une chance d’être entendu. Elle fustige celles qui condamnent les passes mais se marient avec des hommes fortunés qu’elles ne supportent pas.

Puis, on s’attaque à la pornographie. Ce type d’aventure qui « ne laisse pas le choix, passe la barrière du fantasme » qui serait destiné aux seuls hommes. Despentes le refuse et se bat pour pouvoir, comme tout le monde, être acceptée comme femme et consommatrice de films X. Ce n’est pas contradictoire. C’est aussi l’occasion de parler du plaisir solitaire féminin, ici totalement assumé.

Enfin, le spectacle fait ressortir de ce cri de liberté volontaire, la « King Kong Théorie » en tant que telle. Prenant l’exemple de la relation entre l’héroïne du film éponyme et du primate géant, cette théorie est l’exposition d’une sexualité d’avant la distinction des genres. Montrant de cet être sensible que la force n’impose pas la domination.

Les actrices de cette adaptation sont excellentes. Parfois évoluant à l’intérieur de la scène dans leur monde, parfois en avant-scène, arguant directement le public, sans mièvrerie, sans hargne, mais avec force, respect et conviction. D’un ton qui ne se laisse pas démonter, d’une voix libre, posée, virile aussi : parlant librement de masturbation et buvant des cannettes de bières.

Tout cela se passe dans un vestiaire à armoires métalliques, probablement celui d’une grande surface. En tenue de caissières les premières minutes, elles se libèrent peu à peu du carcan dans lequel la société les enferme, se changeant à vue, libres toujours, passant du short en jean à la robe longue. Ces casiers renferment le temps qui passe, et c’est de ces derniers que partent les souvenirs.

Copyright : François Berthier
Copyright : François Berthier

Ce spectacle nous met le « nez dans la merde ». Derrière tant de vulgarité, le texte de Despentes est d’une grande intelligence. La violence des idées en fait des propos clairs et limpides, très bien audibles au théâtre où on les entend régulièrement (de la première version de King Kong Théorie il y a quelques saisons au « Modèles » de Pauline Bureau en 2012). Par celles-ci, c’est une remise en question générale de la société qui se dégage. Une réflexion en cours qui mérite d’être répétée, rabâchée, jusqu’à ce que tout ce que contient ce texte nous semble dépassé, ce qui aujourd’hui est loin d’être le cas. Et plus qu’un pamphlet qui serait une défense des femmes en opposition aux hommes, « King Kong Théorie » encourage le sexe masculin, à qui l’on pardonne tout, à se réconcilier avec sa part de féminité.

Ici, pas de condescendance. Ces femmes veulent juste faire ce qu’elles veulent, comme n’importe quel individu libre. Ce théâtre est féministe, oui. Féministe parce qu’il faut des mots pour qualifier un immense besoin d’humanité.

« King Kong Théorie » de Virginie Despentes, mise en scène de Vanessa Larré,  actuellement au Théâtre de la Pépinière, du mardi au samedi à 19h. Durée : 1h15. Plus d’informations sur www.theatrelapepiniere.com.




Des hommes. Ils n’étaient pourtant que des hommes.

Tout commence dans une fête de village.
Un après-midi pluvieux, des hommes et des femmes comme les autres, réunis dans une salle
des fêtes pour l’anniversaire d’une des leurs.
Des hommes comme les autres.
Des hommes.

Un cadeau, un beau cadeau, sans doute le plus beau des cadeaux de l’après-midi.
Mais au-delà d’un cadeau à une soeur, la broche en or est prétexte à une folle dispute.
Empoignades avec le passé, coups de poing dans les souvenirs et coups de tête dans les fiertés.

Personne ne se sortira tout à fait indemne de cette bataille contre le passé.
Car personne n’était sorti indemne de cette bataille, dans le passé.

On ne trompe pas le passé.
Bernard, Rabut, Février et les autres pourront en témoigner.
Eux qui sont partis défendre leur pays, n’ont pas pu défendre leur âme.
Jetée en pâture dans la violence ordinaire de l’époque.

Cette violence s’est immiscée dans leurs pores. Dans leurs peurs.

Dans son septième livre, Laurent Mauvignier nous abandonne à notre histoire nationale, aux zones d’ombre qui la ponctuent. Et nous bouleverse(nt).
L’ambiance est étouffante, l’aridité du texte pour témoigner de celle du climat, des rapports inhumains, des rapports humains.
Car après tout, ce n’était que des hommes.
Des hommes comme les autres.
Des hommes.

Crédit Photo : Aristide Mercier

Des hommes, Laurent Mauvignier, Les Editions de Minuit
Prix Millepages 2009
Prix Initiales 2010
Prix des Libraires 2010

Et ce qui est vrai, c’est que les gars ne trouvent pas le sommeil, ou que le sommeil vient très tard dans la nuit.
Et lorsqu’on entend que certains s’agitent dans leur lit, et se tournent, se retournent, on ne fait plus de blagues salaces, on ne fait pas allusion aux femmes ; on entend seulement le silence et parfois la voix furieuse et excédée de l’un ou l’autre qui gueule pour qu’on ne bouge plus, qu’on cesse ce bordel,
Arrêtez ce bordel !
Et alors dans la nuit les corps se figent, chacun dans son lit, et on sait que pour beaucoup la respiration reste presque bloquée et le coeur près de craquer, on entend presque l’envie de hurler qui les étouffe.

 

Et là, avait raconté Février, je ne sais pas comment on pourrait dire la peur qu’on a lorsqu’on avance en silence, le corps en angle, les jambes fléchies, le fusil à la main, presque à croupetons – je veux dire, à ce moment-là d’ouvrir la route vers le poste, les quelque mètres comme ça, tous les cinq, moi devant, suivi de Bernard, et puis les trois autres à l’arrière – tellement peur qu’on finit un moment par ne plus y penser du tout, ni à la peur ni à rien. On ne sait même pas pourquoi on y va. Et alors on s’agrippe à son arme et on court. Tête basse on court, on avance dans cette position ridicule de crabe ou quoi, pour se faire petit et discret. Et le plus dur c’est de ne pas crier.

 




The Sleeper – Une course dans le temps à en perdre Allen


A la croisée d’Hibernatus (avec Louis de Funès), de Fahrenheit 451 (de Bradbury / Truffaut) et de 1984 (d’Orwell), The Sleeper est une grande farce tragicomique orchestrée d’une main de maître par Woody Allen au meilleur de son œuvre.

 

 

200 ans après avoir été cryogénisé à son insu, Miles Monroe, jazzman et gérant d’une épicerie végétarienne, se voit réveillé par des médecins révolutionnaires. Le monde qu’il découvre alors est réglé autour de la domotique, des gadgets, des robots. Il est vite considéré comme un alien échappé d’une planète mystérieuse et représentant un sérieux danger public. Mais c’est également ce manque d’identité qui lui confère un réel pouvoir aux yeux des révolutionnaires qui voient en lui le seul être capable de les libérer du joug totalitaire dont ils sont les victimes.

 

Sorti dans les salles obscures en 1973, The Sleeper vient trouver un écho dans l’actualité des derniers mois et années, au cœur des différents débats qui ont agité l’opinion publique, tels que les OGM, la gestion des données personnelles et médicales, le clonage, l’intrusion des robots dans la vie quotidienne, mais également sur un plan plus politique, la répression et le flicage de plus en plus présents dans notre société moderne.

 

 

Inquiétante vision d’un futur devenue réalité.

 

Des tomates pesant 50 kilos faisaient évidemment sourire à l’époque. Qu’en serait-il aujourd’hui ? Aujourd’hui où nous consommons des tomates sans pépins, des fruits sans peau, des légumes résistant à leurs prédateurs naturels.

 

Il semblait alors absurde de songer à la possibilité du clonage d’un être humain entier uniquement grâce à son nez. Qu’en est-il de la viande que nous mangeons tous les jours ? Des Américains payant des fortunes pour voir leur animal de compagnie tant chéri revivre à leurs yeux sous la forme d’un clone, obtenu uniquement à l’aide d’une cellule de l’original ?

 

Tout aussi absurde et alarmiste était cette immense base de données.
Que contient-elle ? Les informations personnelles relatives à chaque individu, ses convictions politiques, les moindres détails de sa vie privée, professionnelle, intime.
Si je vous souffle à l’oreille des mots tels que « passeport biométrique », « Facebook », « réseaux sociaux », vous commencez à voir où je veux en venir ?

 

A travers ce film aux abords loufoques, Woody Allen se positionne en inquiétant visionnaire d’une société future, ou plutôt du futur de notre société. Il la datait de la fin du 22e siècle, n’imaginant sans doute pas que, à peine 40 ans après la sortie de son film, tant d’éléments appartiendraient déjà à la réalité de son quotidien.

 

 

On ne pourra pas dire que l’on n’avait pas été prévenu !

 

The Sleeper – écrit, dirigé et avec Woody Allen – 1973