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« L’atelier en plein air » : Conter la Normandie contre vents et marées

oil on canvas
CAILLEBOTTE Gustave, Régates en mer à Trouville – 1884 – 60,3 x 73 cm – Huile sur toile – Toledo, Ohio. Lent by the Toledo Museum of Art. Gift of The Wildenstein Foundation © Photograph Incorporated, Toledo.

Un vent de liberté souffle sur la Normandie et ses plages de galets, tantôt embrumées ou baignées de clarté. Des falaises d’Étretat aux ports de pêches de Dieppe ou Honfleur, le musée Jacquemart André revient sur l’avènement du plein air dans la peinture impressionniste et ses influences anglaises manifestes. Si les maîtres sont au rendez-vous, de belles découvertes enrichissent cette exposition de qualité ; tel est le cas de l’artiste Charles Pécrus dont la postérité est certes plus confidentielle, mais qui occupe une place de choix dans le développement de ces ateliers à ciel ouvert. Si le contexte historique sert de prélude, la démarche géographique qui lui succède, permet une approche plus sensible des grandes villes normandes. Un parcours plein de charme, porté par une muséographie réussie aux tonalités naturelles et apaisantes.

 En 1880, Claude Monet s’exclamait : « Mais je n’ai jamais eu d’atelier et je ne comprends pas qu’on s’enferme dans une chambre. Pour dessiner, oui. Pour peindre, non ». Ce plaidoyer en faveur d’une peinture sur le motif et en plein air, cristallise les enjeux d’une révolution picturale née en Angleterre, et qui influencera les peintres de l’avant-garde française dès 1820. Aux œuvres éthérées et lumineuses d’un Richard Parkes Bonington ou d’un William Turner, le mouvement impressionniste doit en effet beaucoup : les aquarelles Lillebonne ou La Seine près de Tancarville peintes par Turner et exposées ici, dévoilent l’intérêt majeur que l’école anglaise portait à la Normandie, et à son atmosphère si particulière. Symbole de cet engouement, la ferme Saint-Siméon – ouverte en 1825 dans la ville d’Honfleur, devient un haut lieu de rassemblement artistique : Eugène Boudin, Gustave Courbet, Frédéric Bazille ou James Abbott Whistler pour ne citer qu’eux, sont autant de peintres qui s’y côtoient, et dont les échanges mèneront à l’élaboration d’une esthétique nouvelle.

TURNER William, Lillebonne, vers 1823, aquarelle, gouache, encre brune et noire, 13,4 x 18,5 cm, Oxford, The Ashmolean Museum. © Ashmolean Museum, University of Oxford.
TURNER William, Lillebonne, vers 1823, aquarelle, gouache, encre brune et noire, 13,4 x 18,5 cm, Oxford, The Ashmolean Museum. © Ashmolean Museum, University of Oxford.

Par la force des choses, la Normandie et ses plages deviennent l’endroit de villégiature par excellence, l’incarnation même de la mondanité. Toute la haute bourgeoisie s’y presse pour profiter de l’air marin et flâner Sur les planches de Trouville, telles que les peignait Monet en 1870. Dès lors, les pêcheurs de crevettes et les marins reprisant leurs filets, n’ont plus le monopole de ces paysages aux accents d’iode et d’embruns ; les kiosques à musique et les casinos fleurissent peu à peu dans le panorama normand. Les estivants aisés aiment aussi miser leur fortune tout en se divertissant ; dans La course de gentlemen, Edgar Degas saisit cet instant qui précède la chevauchée dans l’hippodrome, alors que les paris sont ouverts. De cette évolution sociale, les peintres savent tirer parti : galvanisée par ses nouveaux loisirs balnéaires, la riche population parisienne qui boudait les scènes de plage – dont le genre fut initié par Boudin dès 1862, devient la principale clientèle de ces productions.

PISSARRO Camille, Avant-port de Dieppe, après-midi, soleil - 1902 - Huile sur toile - 53,5 x 65 cm - Dieppe, Château-Musée. © Ville de Dieppe - B. Legros.
PISSARRO Camille, Avant-port de Dieppe, après-midi, soleil – 1902 – Huile sur toile – 53,5 x 65 cm – Dieppe, Château-Musée. © Ville de Dieppe – B. Legros.

De ports en falaises, le parcours prend des allures de flânerie ; on déambule au cœur de Dieppe – qui fut la première des stations balnéaires, du Havre ou de Cherbourg, où l’effervescence portuaire achève de supplanter la vision romantique d’une mer tempétueuse à l’écume brûlante. Les peintres tels Camille Pissarro dans L’avant-port de Dieppe, esquissent des foules de silhouettes qui foisonnent sur les digues et qui se mêlent aux navires arrimés. La même agitation transparaît dans les toiles de Charles Pécrus que l’exposition n’hésite pas à mettre en avant ; cette diversité du regard, qui ne s’attache pas seulement aux grandes figures de l’impressionnisme, est d’ailleurs l’une des grandes forces de « L’atelier en plein air ». Boudin quant à lui, préfèrera vouer sa palette à la lumière, aux variations célestes des côtes de la Manche ; et Berthe Morisot se consacrera à l’étude de la perspective dans des compositions aux vues plongeantes.

MONET Claude, Falaises à Varengeville dit aussi Petit-Ailly, Varengeville, plein soleil - 1897 - Huile sur toile, 64 x 91,5 cm, Le Havre, Musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Charles Maslard 2016.
MONET Claude, Falaises à Varengeville dit aussi Petit-Ailly, Varengeville, plein soleil – 1897 – Huile sur toile, 64 x 91,5 cm, Le Havre, Musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Charles Maslard 2016.

Dans son écrin de craie blanche, usée par les éléments, la côte d’Albâtre offre aussi une multitude de motifs pour ces peintres épris de nature. Face à ces abruptes falaises, ils resteront fascinés par les changements de luminosité, les nuances du ciel ou de l’eau qui évoluent au rythme des marées. Cette recherche de l’éphémère se retrouve dans la toile Falaises à Varengeville de Monet, où les couleurs s’entrelacent et les contours se font évanescents.

A travers ce parcours riche de plus de quarante œuvres, la Normandie dévoile ici tout son éclat, et l’on comprend pourquoi les artistes aimaient tant y installer leur chevalet. Alliant diversité naturelle des paysages, patrimoine architectural précieux et douceur de la vie au grand air, les villes balnéaires normandes restent aujourd’hui encore, une destination très prisée. Et si l’exposition prend des allures de promenade séduisante, elle n’en exclut pas pour autant, la qualité du discours et la richesse intellectuelle : une part de rêve et de lumière dans la grisaille parisienne.

Thaïs Bihour

« L’atelier en plein air » – L’exposition se tient jusqu’au 25 juillet 2016 au Musée Jacquemart André. Plus d’informations sur http://www.musee-jacquemart-andre.com/




L’impression de l’instant : Caillebotte à Yerres

Périssoires sur l'Yerres MAM 1965 Milwaukee Art Museum
Gustave Caillebotte, « Périssoires sur l’Yerres », 1877, 103x56cm, Art Museum, Milwaukee.

Il y a eu aux yeux du grand public du XXe siècle, Manet, Monet, Renoir… Un peu Degas, puis les autres impressionnistes, parmi lesquels Sisley, Pissaro, Morisot… Depuis les années 1970, Gustave Caillebotte remonte dans l’estime des historiens de l’art ainsi que des amateurs pour s’approcher un peu plus de la place qui lui est due. Mécène, il a aussi contribué artistiquement au mouvement impressionniste avec de nombreuses peintures et pastels, dont une partie a été réalisée dans la propriété familiale d’Yerres, au sud de Paris.

De cet homme, l’Histoire retient surtout le rocambolesque « legs Caillebotte ». La première grande collection impressionniste, constituée par ce dernier a été donnée à l’État à la fin du XIXe siècle. Les instances dirigeantes en avaient alors refusé une partie. Gustave Caillebotte possédait de nombreuses œuvres réalisées par ses amis, les mêmes Manet, Monet, Renoir ou Morisot. Certaines toiles ont ainsi pu être gardées par la famille et d’autres achetées par la suite par des musées, notamment américains.

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Gustave Caillebotte, « Pêche à la ligne », 1878, Huile sur toile, 157x113cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Pêche à la ligne 8, 56 MOPêche à la ligne 8, 56 MO

Le domaine d’Yerres, dans lequel le peintre s’est en partie construit a été acheté par son père, Martial Caillebotte, riche industriel ayant fait fortune en vendant de la toile militaire. Nous sommes en 1860, Gustave a alors 12 ans. En 1879, après la mort du patriarche et de son épouse, les frères Caillebotte revendent la propriété. La municipalité la rachète dans les années 70, et la restaure pour l’ouvrir au public 30 ans plus tard, en 1998.

La ferme ornée des lieux a depuis été transformée en un bel espace pour accueillir des œuvres. L’exposition qui s’y déroule jusqu’au 20 juillet a comme principale ambition de faire découvrir au public la concordance entre les toiles du peintre et le domaine yerrois. La visite des lieux suivie d’une promenade dans le parc fait ressortir tout l’intérêt d’un tel projet. Celui-ci a été entièrement réaménagé par le paysagiste Louis Bénech, afin de lui rendre l’apparence qu’il avait à la fin du XIXe siècle. Une tablette tactile permet même aux visiteurs les plus technologiquement aguerris de superposer certaines œuvres au paysage grâce à la réalité augmentée, participant encore un peu plus à la mise en lien du champ visuel de l’artiste retranscrit dans son travail.

Gustave Caillebotte porte un regard novateur sur son propre mouvement, le commissaire de l’exposition, Serge Lemoine, l’explique en ces termes : « sa peinture ne ressemble pas à celle de Monet, de Pissaro ou de Renoir [elle] se trouve souvent davantage inscrite dans la filiation du réalisme ». Aussi, de par le cadrage et l’instant qu’il représente, Caillebotte contribue à une peinture qui préfigure la photographie. Cette dernière qui commence alors à connaître un certain essor à l’époque.

Gustave Caillebotte, "Canotier au chapeau haut de forme", 1875-78, Huile sur toile, 90x117cm, Collection particulière, Avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.
Gustave Caillebotte, « Canotier au chapeau haut de forme », 1875-78, Huile sur toile, 90x117cm, Collection particulière, Avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Elles n’y sont pas toutes (il en manque quatre ou cinq), mais la majorité des œuvres composées au domaine d’Yerres avant 1879 est rassemblée ici. Dès la première pièce, on est plongé dans les loisirs bourgeois de la fin du XIXe : promenade sur le canal, baignade, pêche à la ligne. Caillebotte dépeint une ambiance perçue, d’un point de vuenouveau pour l’époque. La sensation prend le pas sur le sujet. Serge Lemoine souligne, toujours dans le catalogue, que nous voyons ici un « quotidien dans toute sa banalité ». Sur les murs, ces toiles emblématiques dégagent verdure, insouciance et légèreté.

Deux œuvres méritent alors particulièrement l’attention du visiteur. D’abord, un très bel assemblage de panneaux décoratifs, destinés à l’origine à être encastrés dans les boiseries d’un intérieur cossu, en temps normal séparé. L’exposition d’Yerres les montre ensemble, avec un encadrement nouveau faisant ressortir toute leur unité. En face, un petit pastel qui était en dépôt à Agen depuis 1947, mais qui va revenir à Orsay après son passage à Yerres, montre un jeune plongeur toujours d’un point de vue très singulier baigné dans une sorte d’embrumement avec des couleurs saisissantes.

Dans la pièce suivante, on observe des représentations de la ferme et du jardin. Il est amusant d’imaginer la vie d’alors, avec une certaine nostalgie, mais vue par le prisme impressionniste. Une palette portative vient compléter cette plongée dans le travail de Caillebotte d’après la nature environnante, toujours très verdoyante.

Gustave Caillebotte, "L'Yerres, effet de pluie", 1875, Huile sur toile, 81x59cm, Indiana University Art Museum, Bloomington.
Gustave Caillebotte, « L’Yerres, effet de pluie », 1875, Huile sur toile, 81x59cm, Indiana University Art Museum, Bloomington.

Une certaine mélancolie se dégage également des toiles. Yerres, effet de pluie est particulièrement touchante et ne manque pas de nous rappeler, Rue de Paris, Temps de pluie, toile maîtresse du Art Institute of Chicago. À proximité sont également montrés des crépuscules, de formats plus réduits, plus intimes. Dans le cadrage, le lien avec la photographie continue de faire sens, notamment de par certains points de vue où la perspective semble être le sujet principal de l’étude, c’est le cas avec une très moderne vue de la maison depuis la propriété.

Avec la dernière pièce, l’exposition fait quitter l’insouciance dans laquelle le visiteur était plongé pour le faire retourner dans l’univers parisien de l’artiste, avec notamment un très impressionnant Boulevard vu d’en haut qui nous fait quitter la luxuriance végétale de l’Essonne. Un contraste évident existe aussi par les saisons ainsi montrées : la famille Caillebotte se rend dans sa propriété aux beaux jours, et passe alors l’hiver à Paris. Avec la peinture urbaine, la grisaille reprend l’importance qu’elle a au jour le jour dans le regard de l’artiste. Cependant, une belle toile de régate constitue une ouverture à la suite de la vie de Gustave, qui, plus tard dans sa vie et bien après sa période yerroise, se passionnera pour la navigation sportive.

Gustave Caillebotte, "Yerres, sur l'étang : nymphéas", avant 1879, Huile sur toile, 19x28cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.
Gustave Caillebotte, « Yerres, sur l’étang : nymphéas », avant 1879, Huile sur toile, 19x28cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Caillebotte à Yerres au temps de l’impressionnisme – L’exposition se tient jusqu’au 20 juillet 2014 au domaine Caillebotte, 8 rue de Concy, 91330 Yerres Paris – RER « Yerres » (Ligne D). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le dimanche jusqu’à 19h. Tarifs : 8/6€. Site internet : proprietecaillebotte.com/

Le catalogue d’exposition sous la direction de Serge Lemoine est disponible chez Flammarion. Broché, 168 pages au prix de 25,9 €.