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Avignon IN 2016 « Les Damnés » : Ivo van Hove fait trembler la Cour d’Honneur

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Après vingt-trois ans d’absence au Festival d’Avignon, la Comédie-Française signe son grand retour dans une adaptation du scénario de Visconti « Les Damnés » mis en scène par Ivo van Hove. Dès les premières minutes de la représentation, le pari est gagné, les comédiens sont au sommet et la mise en scène n’en est pas moins grandiose de beauté et d’intensité.

La pièce se déroule sur un immense plateau orange surmonté d’un écran presque aussi grand qui, comme Ivo van Hove en a l’habitude, va servir tout le long à projeter et des images d’archives, et à mettre en abyme ses personnages. Prenant place autour du plateau central, les comédiens se changent à vue, alors que l’espace scénique grouille de petites actions simultanées, chaque personnage est filmé en gros plan et un portrait nous en est fait sans qu’il n’y ait de conflit entre ce que la scène et l’écran nous montrent. Nous sont ainsi présentés les personnages de la famille Essenbeck, grande bourgeoisie industrielle allemande fortunée grâce à son entreprise de sidérurgie qui lors de la montée du nazisme ne verra d’autre possibilité que de servir le pouvoir, croyant sauver la dynastie familiale.

À partir de ces présentations qui donnent à voir les griefs de chacun envers les autres et laissent une tension glaciale qui restera jusqu’à la fin du spectacle, Ivo van Hove parvient à dire l’horreur du régime, et la cruauté de ces individus. Dans cette lutte de pouvoir marquée par une montée du nazisme suggérée par des figurants et des images comme le Reichstag en feu et les grands autodafés de 1933, des personnages se démarquent. Le fils de la Baronne Sophie (Elsa Lepoivre) qui se retrouve au cœur du conflit familial, Martin (Christophe Montenez), s’impose rapidement comme le personnage le plus sombre de l’intrigue, que ce soit dans sa démarche ou ses penchants incestueux et morbides. Dans un chaos qui évolue à l’image du nazisme, des questions comme la collaboration forcée ou inconsciente de l’industrie en temps de guerre sont abordées, vers une pensée plus globale de notre actualité. Le recours du metteur en scène à la vidéo, loin de continuer le film de Visconti sur scène et d’envahir le jeu des comédiens, est maîtrisé et saisissant comme lorsqu’elle décuple la présence scénique des personnages ou qu’elle accompagne la marche funèbre de chacun des membres de la famille vers sa tombe. Car l’une des créations les plus saisissantes de cette mise en scène vient de la disposition de tombes en ligne le long de la scène, toutes ouvertes, elles annoncent la mort de ceux encore debout sous nos yeux. D’une façon habile et toute à la fois brutale le spectateur est confronté à l’idée de la mort que l’écran viendra amplifier étant donné que chaque mise au tombeau sera filmée en gros plan, donnant ainsi à voir les visages révulsés des personnages effrayés.

En suivant le film de Visconti mais en misant sur une esthétique aussi sobre, Ivo van Hove interroge le mal avec d’un côté les loges des comédiens se préparant à vue, et de l’autre ces tombes avec les personnages, mourant de même à vue, comme si le sens de lecture d’une telle soif de pouvoir en ces temps de nazisme était fatalement celui qui se dessine sous nos yeux. Pris entre la verticalité de l’écran et l’horizontalité de la scène, les comédiens sont sidérants et n’étouffent jamais derrière des procédés aussi esthétiques brutaux que la scène finale. Par le prisme de la famille Essenbeck et de l’annonce du patriarche qui décide en dépit de son opposition à Hitler de s’y rallier pour sauver l’entreprise sidérurgique, la montée du national socialisme reste toujours manifeste.

Jusqu’à la dernière image qui heurte le spectateur de plein fouet et fait trembler la Cour d’Honneur, Ivo van Hove se hisse à nouveau au sommet et propose une mise en scène d’une sublime cruauté interpelant le public quant à sa bouillante actualité. Les raisons qui poussent les industriels à se rallier au pouvoir sont peut-être diverses et irréductibles à un seul discours émanant du contexte du nazisme mais quoi qu’il en soit en temps de conflit, comme l’écrivait Primo Levi, « Ceux qui sont dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter« .

Les Damnés, d’après le scénario de Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli, avec la troupe de la Comédie-Française : Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Clément Hervieu-Léger, Jennifer Decker, Didier Sandre, Christophe Montenez, Sébastien Baulain, Basile Alaïmalaïs.

Festival d’Avignon, Palais des Papes, 84000 Avignon, 04 90 14 14 14, jusqu’au 16 juillet, durée 2h10.

Du 24 septembre au 13 janvier 2017 à la Comédie-Française.




François Kollar : une esthétique distante, et pourtant si sensible

François Kollar, Tour Eiffel, vers 1930, tirage gélatino-argentique d‘époque, MNAM/CCI, Centre Pompidou, Paris, inv. AM 2012-3429. Achat grâce au mécénat d’Yves Rocher, 2011. Ancienne collection Christian Bouqueret.
François Kollar, Tour Eiffel, vers 1930, tirage gélatino-argentique d‘époque, MNAM/CCI, Centre Pompidou, Paris, inv. AM 2012-3429. Achat grâce au mécénat d’Yves Rocher, 2011. Ancienne collection Christian Bouqueret.

« Un ouvrier du regard », tel est le titre de cette première rétrospective dédiée au photographe d’origine hongroise, François Kollar. Un intitulé pertinent et ingénieux, laissant transparaître la duplicité du langage esthétique propre à cet artiste : un ouvrier, il l’est en effet dans tous les sens du terme. Tourneur sur métaux au sein d’une usine Renault, c’est de son expérience manuelle qu’il tire sa force plastique : cette réalité du travail, ce face à face avec la machine, l’artisan devenu photographe la connaît bien. Reconnu comme l’un des plus grands reporters industriels français du XXème siècle, Kollar se dévoile ici à travers 130 clichés, dont la confrontation stylistique étonne : la manufacture côtoie en effet sur les cimaises, les plus célèbres noms de la Haute Couture – dont il était un photographe très apprécié.

A l’image de l’artiste qu’elle met en lumière, la muséographie traduit une élégante sobriété : cette douceur qui émane des murs aux tonalités grises, permet aux œuvres d’exister pour elles-mêmes, sans artifice et sans emphase. Clair et cohérent, ce parcours à la fois chronologique et thématique, dessine le cheminement créatif de Kollar jusqu’à son ascension.

Tout commence en 1930, alors qu’il établit son premier studio à Paris l’année de son mariage. Ses expérimentations photographiques, emplies de complicité avec sa femme Fernande – qui se prête au jeu du modèle, ouvrent l’exposition : essais pour des campagnes publicitaires et autoportraits se succèdent, dont les effets de transparence, jeux de lumières et compositions travaillées, expriment un perfectionnement assidu de sa technique. Ses premiers clichés trahissent son désir d’inviter la vie-même et l’expressivité au cœur de son œuvre : étudiant attentivement les émotions de ses sujets, il confère à ses portraits et ses photographies de mode, une sensibilité unique, une humanité sincère.

François Kollar, La trieuse reste coquette. Société des mines de Lens (Pas-deCalais), 1931-1934, épreuve gélatino-argentique d'époque, 18 x 24 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney, © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet.
François Kollar, La trieuse reste coquette. Société des mines de Lens (Pas-deCalais), 1931-1934, épreuve gélatino-argentique d’époque, 18 x 24 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney, © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet.

Dès l’année suivante, en 1931, les éditions des Horizons de France lui commandent une grande enquête sur le monde du travail. Fort de son expérience passée, il produira plus de 2000 photographies témoignant de l’activité rurale et industrielle du pays. Cette série intitulée « La France Travaille », porte le poids et la fébrilité d’une production en pleine métamorphose, tant sur le plan économique que social. Tels des instants privilégiés d’un âge révolu, ces clichés constituent le souvenir d’un univers où les hommes et les femmes, s’effaceront bientôt devant la puissance mécanique. Certes, l’approche de Kollar paraît empathique par le caractère humain qu’elle met en avant ; mais cette sensibilité première est tempérée par une distance certaine, une neutralité silencieuse quant aux mouvements sociaux qui agitent son époque. Nulle dénonciation ne passera le seuil de son objectif.

S’imposant comme une figure incontournable, Kollar est rapidement sollicité par l’univers du luxe et de la mode pour de prestigieuses collaborations : alors que des journaux tels le Figaro illustré ou Harper’s Bazaar feront appel à son talent, Coco Chanel elle-même, posera pour le photographe. Mais la Seconde Guerre mondiale amorce une rupture tant artistique qu’idéologique : refusant de collaborer avec le régime de Vichy, Kollar se retire en Poitou-Charentes.

François Kollar, Alsthom : assemblage des volants alternateurs de Kembs. Société Alsthom. Belfort (Territoire de Belfort), 1931-1934, plaque de verre, 18 x 13 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet
François Kollar, Alsthom : assemblage des volants alternateurs de Kembs. Société Alsthom. Belfort (Territoire de Belfort), 1931-1934, plaque de verre, 18 x 13 cm, coll. Paris, Bibliothèque Forney © François Kollar / Bibliothèque Forney / Roger-Viollet

Puis viennent les années 1950, où la France tend à développer des infrastructures en Afrique-Occidentale Française. L’Etat lui commande alors une série de photographies documentaires à la visée bien précise : celle de véhiculer une image conventionnelle et positive des relations avec les colonies du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal. Mais sous cette apparente fabrique de la représentation, et derrière le conformisme officiel, ces clichés donnent à voir deux temporalités qui s’affrontent : sur la pellicule, cette modernité que la France prône tant, n’apparaît pas si franche et si totale. Alors, une question se dessine : et si le regard de Kollar n’était pas si distancié qu’on ne le pense ?

Généreux tout autant que réservé, son travail se révèle plus complexe qu’il n’y paraît. Fruits de demandes officielles, ses photographies doivent se conformer aux attentes de leurs commanditaires, d’où la créativité et la sensibilité semblent exclues. Pourtant, il possède un véritable talent, une intention artistique qu’on ne peut lui dénier ; et de ses tirages, se dégage une étrange intensité. Sans cesse, cette ambigüité plane durant l’exposition, où l’on oscille dans un équilibre délicat d’empathie et de détachement. Au fond, toute la force de François Kollar réside peut-être en cela : conférer aux froides apparences, une chaleur aussi sincère qu’inattendue.

Thaïs Bihour

« François Kollar. Un ouvrier du regard » – L’exposition se tient jusqu’au 22 mai 2016 au Musée du Jeu de Paume. Plus d’informations sur http://www.jeudepaume.org/