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D’un Labiche, Marthaler fait un vaudeville flottant

Copyright : Simon Hallström
Copyright : Simon Hallström

A l’origine, Eugène Labiche écrit « La Poudre aux yeux ». L’histoire de deux familles vaguement nanties ayant chacune un enfant à marier : Frederic et Emmeline. Ils se fréquentent déjà, mais parce que le vaudeville gonfle artificiellement des situations simples dans le but de provoquer le rire, ici, les familles bientôt réunies veulent d’abord se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas en exagérant fallacieusement leurs CV. Ce qui donne lieu à des situations inextricables mais drôles, magistralement utilisées par Christoph Marthaler pour créer une mise en scène d’un burlesque extrême.

Il y a les codes vestimentaires bourgeois. Costumes pour messieurs et robes pour mesdames. Le vieil intérieur cossu qui constitue la scénographie est l’appartement qui servira aux deux familles : quel intérêt de les différencier ? Il y aura la même vaisselle, les mêmes massacres aux murs en compagnie des portraits pesants de membres de la famille aujourd’hui inconnus. Les bibelots dans un coin et un serviteur dans l’autre : tout est en place, rien ne doit bouger.

Ce cadre immobile est avant tout symbole d’ennui et de torpeur. Après un bref prologue, Marthaler fait débuter le drame à la scène 2. Si, déclamé normalement, le dialogue entre monsieur et madame Malingear ne doit pas prendre plus de cinq minutes, c’est désormais un long quart d’heure qui s’écoule. « C’est moi… Bonjour ma femme », dit mécaniquement monsieur. Quelques minutes passent avant que madame réponde : « Tiens… Tu étais sorti ?… D’où viens-tu ?… ». Ce dialogue imitant la diction informatique nous plonge dans un monde où l’on étend artificiellement les actions simples pour tenter de trouver une justification à son existence. A côté de nous, pendant le spectacle, une spectatrice sort un livre de son sac, elle espère peut-être que l’action prenne le rythme que nous attendrions d’un Labiche. Comme un certain nombre de spectateurs, elle finira par quitter la salle : Marthaler laisse, entretient toute cette lenteur et en fait ressortir un schéma social pesant, lourd de petites choses.

Copyright  : Simon Hallstrom
Copyright  : Simon Hallstrom

Alors où est la modernité ? De partout, évidemment. A commencer par le mélange des langues : français, allemand et anglais nous plongent dans une sorte de tour de Babel familiale où les parents ne sont pas fichus de comprendre leur propre fille. Du moderne dans la suite de gags, aussi. Le serviteur qui vient poser un hérisson empaillé sur la table reviendra tellement souvent poser de nouveaux animaux, qu’il finira par créer un zoo miniature dans l’appartement. L’ambiance est étrange, en tension. Le spectateur est à l’affut de la surprise suivante. Parfois, il ne se passe rien pendant plusieurs minutes puis, une mouette traverse la scène au bras du domestique ou les amants se retrouvent les fesses par terre après que leurs chaises se sont brisées. Le metteur en scène insiste beaucoup sur ce qui ne se dit pas. Les personnages ont donc un comportement absurde. Ils sont névrosés et plein de tocs, des gestes démultipliés du domestique au jeune premier, bossu et qui frétille comme un dauphin lorsque le père lui accorde la main de sa fille Emmeline. Pendant cinq minutes, on regarde ronfler – ou péter – le maître de maison. Les actions s’étendent et c’est ce qui les rend drôles. Les dialogues deviennent des prétextes au travail de Christoph Marthaler, comme c’est souvent le cas chez les metteurs en scène de langue allemande (Thomas Ostermeier ou Frank Castorf). C’est par cette magie et ses artifices qu’un Labiche en deux actes dure 2h20.

C’est donc amusé que l’on assiste à cette histoire sans intérêt d’une bande de bourgeois occupée à d’absurdes actions pour tromper l’ennui. D’ailleurs, ils en sont conscients puisque, à la fin de la pièce, ils rangent le contenu de l’appartement dans des cartons, comme pour déménager. A la fois grivois et répétitif, c’est finalement un moment très surprenant.

« Das Weisse vom Ei (Une île flottante) » d’Eugène Labiche, Christophe Marthaler, Anna Viebrock, Malte Ubenauf et les acteurs. Mise en scène deChristophe Marthaler, jusqu’au 29 mars 2015 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 2h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu/.




Des jambes d’azur pour une vie en rose

La Dame aux jambes d'azur - Labiche - Jean-Pierre Vincent - Studio-Theatre-Comedie-Francaise
Copyright : Brigitte Enguérand

Cette – très – courte pièce d’Eugène Labiche n’en est en fait pas une. Avant-même le lever du rideau, Arnal, l’auteur (Gilles David) se confond en excuses face au public : les acteurs ne sont pas prêts, mais ils vont répéter toute la nuit pour nous jouer le spectacle demain. Ceux qui, dans l’assemblée se sont levés, croyant à la bonne foi du narrateur, sont cependant invités à rester : ils vont pouvoir assister à ce work in progress du XIXe siècle, après tout, nous ne nous sommes pas déplacés pour rien. Se montre alors devant nous, une vraie farce sur le drame d’une pièce qui ne commence jamais…

Néanmoins, le rideau se lève pour laisser place à une série de gags ininterrompue pendant une cinquantaine de minutes. Tout est absurde : le décor est une forêt de Venise (!), dans celle-ci, Arnal est rejoint par Ravel (Pierre Louis-Calixte), qui n’a rien à faire là mais qui vient lui tenir compagnie pendant la répétition. Les catastrophes en amènent d’autres : le souffleur est souffrant, un machiniste analphabète le remplace, les comédiens ne connaissent pas leurs textes, et tiennent leurs chiens en laisse sur scène pour éviter que les mâtins ne se battent en coulisse. L’un des acteurs a oublié qu’il déménageait aujourd’hui à midi (Gérard Giroudon) : il quitte donc la scène précipitamment avant de revenir pour déclamer son texte de doge de Venise, un parapluie trempé sur le bras.

Copyright : Brigitte Enguérand
Copyright : Brigitte Enguérand

L’absurdité commence dès le titre, car on apprend que l’héroïne de la pièce vient d’épouser un prince qui tient le bleu en horreur. Mais la malheureuse, crapahutant dans l’atelier d’un teinturier – qui n’est autre que le Tintoret lui même -, se retrouve les pieds teints couleur azur. Elle ne peut donc plus reparaître devant son mari.

Jean-Pierre Vincent fait ressortir tout le comique de situation cumulé au comique de gestes. Les personnages sont très marqués dans leurs corps comme dans leurs caractères, Arnal le premier. On rigole de ce faux érudit autoproclamé auteur de théâtre et qui transforme les « lagunes » en « lacunes » au moyen de prétextes pompeux. Il est sûr de tout de qu’il dit, et plus c’est bête, plus il défend son génie. Après tout, comme il le rappelle à plusieurs reprises, il a écrit les 129 pages de sa pièce en 12 jours, et sans une rature ! Il est un dottore de comedia dell’arte face à l’arlecchino Ravel qui ne rate pas une occasion de lui montrer l’étendue de sa stupidité. Il dirige une bande de saltimbanques plus amusés par l’idée de leurs métiers que de le pratiquer vraiment. On pense notamment à la princesse truculente et joyeuse campée par une Julie Sicard déchaînée aux airs de Sarah Bernhardt des faubourgs, chanteuse de cabaret trop à l’étroit dans son personnage. Elle ne monte pas sur scène avant d’avoir fini sa saucisse et bu une choppe. Quant à celui qui lui fera lâcher, pendant qu’elle déclame, ses aiguilles de tricot, il n’est pas encore né ! Tout comme celui qui ne rira pas en allant voir cette bande de joyeux drilles déchaînés, d’ailleurs…

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Dame aux jambes d’Azur » d’Eugène Labiche, mise en scène Jean-Pierre Vincent, jusqu’au 8 mars au Studio-Théâtre de la Comédie-Française,au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Carrousel du Louvre, du mercredi au dimanche à 18h30.. Durée : 55 minutes. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr