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20 000 Lieues sous les mers : une plongée merveilleuse

© Brigitte Enguerand. collection Comédie-Française.
© Brigitte Enguerand. collection Comédie-Française.

En ce début du mois d’octobre, le théâtre du Vieux-Colombier est transformé en bathyscaphe. Le plus célèbre d’entre tous, puisqu’il s’agit du Nautilus, conduit par le Capitaine Nemo, héros du roman de Jules Verne, « 20 000 Lieues sous les mers ». Christian Hecq interprète l’illustre personnage qu’il met aussi en scène, avec Valérie Lesort.

On est d’abord frappé par le décor, véritablement à coulisses. Le public est installé dans le salon du Nautilus. L’ambiance y est merveilleuse, retranscrivant l’émotion que l’on peut avoir en lisant un roman de Jules Verne dans ce que le XIXe siècle fait de plus futuriste, à renforts de tuyaux de cuivre et d’un canapé chesterfield. L’avenir fantasmé des alentours de 1870, qui nous a laissé divers témoignages, ne néglige jamais sur le confort. On est happé par le désir de partager le quotidien sous-marin des personnages.

© Brigitte Enguerand - coll. Comédie-Française.
© Brigitte Enguerand – collection Comédie-Française.

L’ambiance est complétée par une utilisation constante, mais mesurée, de marionnettes. À travers le hublot du fond de scène, on assiste aux ballets de méduses, rémoras et à l’attaque du kraken qui provoquera la catastrophe à bord. Marionnettes, encore, lorsqu’il s’agit de peupler les cauchemars du professeur Aronnax par une méduse géante ou une araigNé(e)mo. Marionnettes, toujours, pour illustrer le périple du petit sous-marin autour du globe. Si certains marionnettistes se cachent parmi les personnages, les acteurs eux-mêmes se retrouvent à la manipulation, et c’est brillant.

Des acteurs qui campent des personnages bien singuliers. Ils retranscrivent avec talent les personnalités très différentes des protagonistes. Christian Hecq est un Némo colérique et énervé, face à un Nicolas Lormeau en touchant érudit de la fin du XIXe. Jérémy Lopez, Louis Arene, respectivement second d’Aronnax et Némo sont aussi marquants par la justesse de leurs jeux.

On l’aura compris, ces « 20 000 Lieues sous les mers » sont une réussite. L’adaptation est courte mais fidèle, l’essentiel est gardé – quelques notes de la toccata de Bach sont entendues –, les prouesses techniques soutiennent un spectacle prenant. La plongée se fait donc dans les meilleures conditions possibles : tout en finesse et en rêves.

« 20 000 Lieues sous les mers » de Jules Verne. Adaptation et mise en scène de Christian Hecq et Valérie Lesort, au Théâtre du Vieux-Colombier, 20 rue du Vieux-Colombier, 75006, Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Martineau et Lavoine, comme poissons en foire

Copyright : Christophe Vootz
Copyright : Christophe Vootz

Léonore Confino est bien l’auteur surprenante que l’on espérait. Si on avait apprécié son regard acide, drôle et ironique sur l’amour dans « Ring », on se souvient aussi de la catastrophe, « Les Uns sur les autres », la pièce qui marquait le retour d’Agnès Jaoui au théâtre. Avec le « Poisson Belge », son nouveau duo, le plus haut niveau est atteint. Elle réalise une pièce géniale sur la difficulté de la rencontre, les relations familiales dramatiques et les liens qui peuvent se créer entre des êtres qui ont comme point commun, leurs différences.

La première scène se déroule un vendredi soir au crépuscule, sur un banc de Bruxelles. La Petite fille (Géraldine Martineau), fait tout pour attirer l’attention de la Grande monsieur (Marc Lavoine). Petite fille prétexte que ses parents l’ont abandonnée, le date de Grande monsieur n’arrive pas. C’est là, à ce moment précis, qu’une adoption se dessine. Les deux personnages vont partager quelques jours, semaines, de leurs vies accidentées (l’une étouffée par une paire de parents psychanalystes, l’autre par la femme qui habite dans son corps d’homme). On apprendra que les géniteurs de Petite fille sont morts dans un accident de voiture, le même vendredi soir où elle a rencontré Grande monsieur. Mais Petite fille supporte bien le deuil, mieux que son hôte, qui finira par aller lui-même à la rencontre de son propre fils, qu’il n’a jamais connu.

Cette pièce est, comme cela caractérise le style de Léonore Confino, un mélange entre narration étrange et lyrisme de l’absurde. Les personnages ont pleinement conscience de la situation atypique qu’ils sont en train de vivre, mais ils s’en accommodent au mieux. Ils acceptent leurs différences, confortés l’un par l’autre. C’est à la fois extrêmement drôle, mais aussi très tendre, sincère, une ode à la bienveillance entre les êtres.

Copyright : Christophe Vootz
Copyright : Christophe Vootz

Les pièces de Confino sont mises en scène par Catherine Schaub. Ici, le dispositif mêlant vidéo, espaces neutres – presque futuristes – qui nous projettent hors du temps, et la musique électronique froide rappelle celui de « Ring ». Ce mélange de simplicité et d’élégance scénographique laisse toute la place au génie des comédiens.

Pour Marc Lavoine – déjà acteur dans de nombreux films –, c’est la première fois sur les planches. Frustré, en colère, ce rôle de transsexuel dont les seules marques de féminité sont les boucles d’oreilles, lui va à merveille. Le personnage apparaît derrière l’aura du chanteur. Et si Lavoine est bien, la vraie star du spectacle est Géraldine Martineau. Son physique juvénile aidant, on l’a souvent remarquée dans des rôles de petites filles – au théâtre comme au cinéma –, mais ici, elle ne se contente pas de bien jouer, elle transcende le rôle. Martineau est LA Petite fille, mature et délurée, intelligente, borderline. Par le corps comme par l’esprit, le rôle dessiné par Léonore Confino lui colle à la peau, elle peut y exploser de tout son talent. À la fois effrayée et contente de sa folie, elle devient sur scène un personnage fascinant à l’humour fracassant. Qu’elle danse, se cache, pleure ou rigole. Elle interpelle, démonte les codes de l’enfant bête en le hissant au rang de sage franc et maladroit. Un talent porté par le génie, Géraldine Martineau a trouvé le rôle qui, on l’espère, la révélera au très grand public. Des spectateurs emmenés par ce « Poisson Belge », comme Némo et Doris dans le courant est-australien.

« Le Poisson Belge » de Léonore Confino. Mise en scène Catherine Schaub, actuellement à La Pépinière Théâtre, 7 rue Louis-Legrand, 75002, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur theatrelapepiniere.com/




Avec Francis Huster et Ingrid Chauvin, « Avanti! »

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Pour « Avanti ! », le Théâtre des Bouffes Parisiens devient une chambre d’hôtel Romaine où George Claiborn et sa femme, Diana, ont élu domicile le temps de mettre en place le rapatriement du corps du père de George. En Italie, tout semble compliqué : Diana rentre à New York, pressée d’assister au troisième mariage de sa sœur, laissant son époux se débrouiller avec l’administration italienne. Il sera aidé en cela par Baldo Pantaleone, « contact officieux » prêté par l’ambassade. Le destin fera que George va rencontrer Alison Miller. De sa bouche il apprend que son propre père et la mère d’Alison étaient amants. Rome aidant, ils perpétueront, l’un pour l’autre, les doux sentiments que leurs géniteurs avaient cultivés.

De cette comédie romantique, on repère trois parties dans lesquelles les héros vivent des passions distinctes. Dans la première, les vies des protagonistes sont mornes et la recherche des corps des défunts est prétexte à des situations comiques. La deuxième partie est plus tendre, Alison et George tombent amoureux. La dernière est une promesse. Comme leurs parents, ils quitteront leurs vies américaines et britanniques afin de passer le mois de mai à Rome. Cette pièce de Samuel Taylor est un bel équilibre entre comique, romantisme et drame de la rupture probable avant un happy end.

Du public, on oscille entre les flatteries faites à notre côté fleur bleue et le rire franc causé (au moins !) par la présence de Thierry Lopez dans le rôle de Baldo, qui à lui seul mérite le déplacement. Ingrid Chauvin est juste et touchante dans son rôle d’anglaise célibataire esseulée, qui pleure sur l’épaule d’un Francis Huster grave et dont le décalage par le jeu ne peut que provoquer l’hilarité. « Avanti » tient ses promesses. Un boulevard équilibré et élégant.

« Avanti ! » de Samuel Taylor, adaptation, Dominique Piat. Mise en scène Steve Suissa, actuellement au Théâtre des Bouffes Parisiens, 4 rue Monsigny, 75002, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur bouffesparisiens.com




« La Dame Blanche », on en veut encore !

Copyright : Emilie Brouchon
Copyright : Emilie Brouchon

On se souvient de l’engouement suscité par « Dernier coup de ciseau », une comédie signée Sébastien Azzopardi et Sacha Danino. Pour la « Dame Blanche », c’est le même duo aux commandes et cette fois-ci, la promesse a changé. Le but est de faire vivre au public ce sentiment aussi courant au cinéma qu’il est rare au théâtre : la peur. Pari réussi !

Le Théâtre du Palais-Royal est transformé en maison hantée. Avant le lever de rideau, l’ambiance stressante est omniprésente. Des sortes de goules sans visage se promènent dans la salle et effrayent le public (âme sensible, attendez la dernière minute pour vous installer !). L’aspect immersif est conservé tout au long de la représentation. Les membres du public composent, tour à tour, les habitants d’un squat et les victimes des éléments (ou des esprits !) déchaînés. On est jamais extérieurs à l’histoire qui se déroule autour de nous.

Copyright : Emilie Brouchon
Copyright : Emilie Brouchon

Car histoire il y a. Les auteurs se sont gardés de créer un banal train fantôme d’1h40. On apprend, dès les premiers instants, que Milo a fauté en quittant son amante Alice après lui avoir fait des promesses, puis en la tuant accidentellement. Alors, l’image d’Alice ne cessera de tourmenter Milo, « les esprits ne peuvent pas tuer, mais ils rendent fou », dira une jeune médium toxicomane à un Milo à deux pas de l’asile. La noirceur du propos ne doit pas nous faire oublier un certain humour. Quelques scènes effrayantes (qui ne sont pas les plus spectaculaires), sont pleines de dérision.

En même temps, les effets spéciaux tiennent leurs engagements. Vidéo, effets sonores et tours de magie maintiennent l’ambiance entre angoisse et merveille. Un drap peut traverser le théâtre et la pluie s’abattre sur le public. Aussi, on assiste au cauchemar récurrent de Milo, celui où il renverse Alice. Cadavre en décomposition et mobilier mouvant sont aussi de la partie.

Avec cette « Dame Blanche », Azzopardi et Danino revisitent un mythe de l’épouvante sans tenter de s’y complaire de façon littérale. Le point de départ, combiné à une mise en scène dynamique et une équipe d’acteurs tous dotés d’une inquiétante maîtrise de la dualité, en fait un spectacle ludique, rare et captivant.

« Dame Blanche » de Sébastien Azzopardi, Sacha Danino. Mise en scène Sébastien Azzopardi, actuellement au Théâtre du Palais-Royal, 38 rue de Montpensier, 75001, Paris. Durée : 1h40. Plus d’informations et réservations sur theatrepalaisroyal.com/




Un « Père » sans tension

Copyright : Vincent Pontet, coll. Comédie-Française.
Copyright : Vincent Pontet, coll. Comédie-Française.

Le rideau s’ouvre sur un univers sombre, austère. De grands registres tapissent les murs d’une scénographie à tiroirs, qui, dans la perspective, sera tour à tour cabinet de travail, salle à manger ou corridor. Du point de vue purement plastique, ce décor accompagné de l’important travail de lumière par Dominique Bruguière, « Père », la nouvelle production de la Comédie-Française est splendide.

Ce cadre sévère, sans être aride, voit se dérouler un duel au sommet entre le Capitaine (Michel Vuillermoz) et sa femme Laura (Anne Kessler). L’enjeu ? L’éducation de leur enfant, Bertha. Le Capitaine veut envoyer sa fille à la ville, faisant valoir son droit de père de famille, pouvant trancher ce qu’il y a de mieux pour son enfant. Il souhaite sortir sa progéniture du carcan familial où chaque membre du foyer y va de sa confession et tente d’y convertir l’enfant. En libre penseur et scientifique, pour le Capitaine, sa fille doit partir ! Laura ne peut se résoudre à s’éloigner de son unique enfant ; par une suite de manigances, elle arrivera à faire passer son mari pour fou. Celui-ci meurt dans sa camisole de force, quelques heures avant d’être interné.

Copyright : Vincent Pontet, coll. Comédie-Française.
Copyright : Vincent Pontet, coll. Comédie-Française.

Ce combat d’une mère pour garder son enfant (contre sa volonté même), offre de multiples grilles de lecture au spectateur. Elle peut montrer jusqu’où une mère est capable d’aller. Mais exprime encore le combat, parfois injuste que doit mener la femme afin de conquérir sa liberté. Le texte est aussi une réflexion sur la paternité. Laura, insidieusement, sème le doute dans la tête de son Capitaine de mari en supposant qu’il ne soit pas le père de leur fille. On pense évidemment à ce doute, élevé au rang de dogme dans la religion juive, que le père ne soit pas vraiment le père, puisque jusqu’aux tests ADN, rien ne pouvait le prouver avec certitude.

La mise en scène d’Arnaud Desplechin, pour sa première fois au théâtre, n’arrive pas à se décrocher de certains artifices du cinéma. Notamment la musique, présente en permanence pour soutenir l’action (même si parfois, il s’agit d’une note). Ici, elle perturbe le jeu des comédiens qui sont bien obligés de composer avec ces tonalités lancinantes. L’ambiance pesante, la sensation de guerre jamais ne s’installe, parasitée par des jeux d’acteurs qui resteront à des dimensions discrètes en rapport à la portée offerte par les rôles. Michel Vuillermoz est néanmoins juste, et il contraste en cela du reste de la distribution. Mais quelle exagération dans la voix d’Anne Kessler ! On s’attend à chaque seconde, la voir se tordre de douleur et éclabousser la salle de larmes de crocodiles.

Plus que la tension, l’ennui installe son voile dans la salle et de cette sombre intrigue, ne reste qu’une sensation agréable à la mort du Capitaine ; comme lui, nous voilà enfin libérés de ce monde où rien n’est vrai : ni les personnages, ni les sentiments qu’ils devraient nous faire éprouver.

« Père » d’August Strindberg. Mise en scène d’Arnaud Desplechin, jusqu’au 4 janvier 2015 (en alternance) à la Comédie-Française (salle Richelieu), place Colette, 75001 Paris. Durée : 1h55. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Arias, patissier en dramaturgie

Copyright : Fred Goudon
Copyright : Fred Goudon

Alfredo Arias s’installe, en ce début de saison, dans la petite salle du Théâtre de la Tempête, baptisée Copi, du nom du compatriote avec lequel Arias a travaillé en arrivant à Paris. Le décor nostalgique est ainsi planté avant même l’entrée en scène. La Comédie patissière à laquelle nous allons assister fait forcément écho à la Comédie policière du jeune Arias, qui revendique tout au long de ce nouveau texte sa volonté de « rester enfant ».

Et qu’est-ce que c’est, l’enfance d’Arias ? Élevé dans une banlieue modeste de Buenos Aires, ses premières années paraissent n’être vécues dans le seul but d’assister à l’émission culinaire de Dona Petrona – jouée ici par une Sandra Macedo sévère –, au grand dam de sa mère qui pense que cela le rend « féministe » ! Les créations délirantes de la cuisinière télévisuelle sont, pour le jeune Arias, un remède à la morosité de sa vie et au régime péroniste.

Sur scène, ces souvenirs prennent un air coloré, de grandes toiles aux couleurs de l’Argentine occupent le fond de scène et l’action se déroule entre un grand plan de travail et le divan d’un psy. Alfredo Arias – jouant le rôle de son double – et Sandra Macedo ressemblent à un couple échappé d’une pièce montée. Une troisième personne, la chanteuse Andrea Ramirez, chante ou fredonne, parfois, contribuant à installer une ambiance entre kitsch et onirisme enfantin : elle est la part de rêve. Arias veut nous faire entrer dans son enfance, sans tristesse.

Le texte est beau, gourmand et fin à la foi. Le plaisir de partager l’instant hebdomadaire est bien là. Cette joie est prétexte à revivre aussi certaines douleurs : une mère intrusive et un père absent. Jusqu’au jour où la maîtresse de ce dernier l’abandonne, alors qu’il est devenu infirme. Si ces drames sont racontés, aucun n’est lourd : Dona Petrona est là pour nous faire oublier tout ça à grand renforts de glaçages. La volonté de cette « héroïne nationale » était d’éclairer les foyers modestes par sa force de création. Pari tenu.

On est cependant troublé par l’absence d’une mise en scène claire dans ce spectacle. Le mouvement des acteurs, le choix des lumières, rien ne semble défini. Chaque déplacement parait être effectué à l’envie, comme une partie des recettes de Dona Petrona qui conseille de doser la levure en fonction de la température ambiante. On est aussi ennuyé par les gestes didactiques des acteurs, quand l’un parle, l’autre mime ce qu’il dit. Rien ne le nécessite, pourtant. La folie qui devrait se dégager du spectacle se retrouve ainsi happée par un manque de rigueur.

Aux saluts, Alfredo Arias clame encore : « restez enfants ! », en trottant un peu partout autour du décor. Et si Arias semble avoir réussi à garder les qualités de ses jeunes années, il semble aussi – par l’aspect déconstruit – en avoir gardé certains défauts.

« Comédie Pâtissière » d’Alfredo Arias. Mise en scène de l’auteur, jusqu’au 18 octobre 2015 au Théâtre de La Tempête, La Cartoucherie de Vincennes, route du Champs de Manoeuvre, 75012 Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.la-tempete.fr




« Momo », un grand boulevard !

Ce vendredi, lorsqu’André et Laurence sont allés faire les courses, ils n’avaient pas prévu qu’un débile leur piquerait leur caddie avant même qu’ils ne soient passés à la caisse. Cela quelques minutes avant la fermeture du magasin. Ils n’avaient pas non plus planifié de retrouver le même type, chez eux, après qu’il a livré les courses et pris une douche. Et pourtant, c’est bien là le point de départ de « Momo », la nouvelle pièce de Sébastien Thiéry.

Copyright : C. Nieszawer
Copyright : C. Nieszawer

Comme à son habitude, l’auteur ne respecte aucune convention, sauf celles dictées par son imagination, toujours très surprenante. Très vite, la situation devient ubuesque et les scènes successives sont autant de pierres qui bâtissent une comédie très drôle et explosive. Patrick (c’est le nom de l’étranger), affirme être le fils de Laurence et André, parti pour Montpellier il y a 20 ans, afin d’essayer d’oublier sa famille – comme on oublie une histoire d’amour douloureuse. Malheureusement, il semble que ses parents, eux, aient réussi à l’effacer de leur mémoire. Est-ce un dangereux cambrioleur ? Comme face à un fou dangereux, le couple décide de jouer le jeu pour ne pas le contrarier.

Puis, entre la mère supposée et le fils nouveau, les liens se reforment, la discussion se créée. Pourquoi est-il revenu ? On l’apprend de Sarah, la fiancée aveugle de Patrick qui se révèle ne pas être débile, mais malentendant. Il est de retour sur les lieux du traumatisme : s’il ne partait pas, il aurait tué sa famille. Les cœurs s’ouvrent, les larmes coulent, jusqu’à un dénouement à rebondissements sentimentaux réussis : il s’avère que Patrick s’est trompé d’immeuble, il a confondu Laurence et André avec un couple du même âge, portant le même nom à une lettre près et habitant à côté. Mais l’histoire ne s’arrête pas là…

Copyright : C. Nieszawer
Copyright : C. Nieszawer

Une certaine élégance se dégage de la scénographie d’Edouard Laug, très réaliste au premier abord – la scène d’exposition se déroule dans les rayons d’un supermarché – elle fait ensuite place à un grand appartement bourgeois dont les murs ne sont pas complètement opaques et laissent deviner ce qu’il se passe dans les chambres bordant le salon. La mise en scène de Ladislas Chollat utilise bien ce dispositif, aidé par la musique pour soutenir quelques effets cinématographiques. Le travail principal semble avoir été fait auprès des acteurs, tout en essayant de les faire s’émanciper avec finesse de la mise en scène de boulevard conventionnelle – on pense notamment à Muriel Robin qui tape avec vigueur sur le canapé du salon, accessoire symbolique du boulevard bourgeois.

Car oui, ici Thiéry ne signe pas un simple boulevard efficace – tel « Comme s’il en pleuvait » au théâtre Edouard VII – ce « Momo » est double ; les situations comiques d’un fond brûlant. Ce fils de 42 ans qui s’invite dans la vie d’un couple respectable qui n’a jamais réussi à en avoir relance les désirs maternels de Laurence qui, consciente de cela, le considère très vite comme la chair de sa chair, parlant la même langue que lui. Patrick, lui, semble tout le temps énervé comme sa mère. De vraies questions existentielles naissent sur la transmission : « nos souvenirs vont disparaître, si on ne les donne pas à quelqu’un », dira Laurence, dans une scène sombre.

Si les acteurs portent tous leurs rôles avec finesse, Muriel Robin s’illustre particulièrement brillante. Celle qui, telle Jacqueline Maillan, n’a qu’à paraître sur scène pour rendre le public hilare, ne cesse jamais d’avoir l’air sévère. Et pour cause : l’arrivée de ce fils providentiel lui apporte les réponses aux questions qu’elle n’osait plus se poser. Pragmatique et autoritaire, tenant avec force les rennes harnachant un mari craintif, elle se transforme en mère enamourée. Robin nous impressionne par la finesse de son jeu dans les instants dramatiques : aucune larme, aucun excès, une intériorité qui montre que derrière l’humoriste, une grande actrice existe.

Lors de la scène finale, malgré le quiproquo qui a conduit Patrick à prendre le couple pour ses parents, Laurence-Muriel Robin lui demande de rester. Elle plaide contre cette vie injuste qui lui a interdit d’avoir des enfants. Et Thiéry fait dire à une actrice très ouvertement lesbienne qu’ « une maman, ce n’est pas de l’orthographe, c’est dans le cœur que ça se lit » ; « Momo » devient alors pièce manifeste face au climat réactionnaire d’un pays encore divisé sur la question de l’accès à la parentalité pour les couples de même sexe.

Réunie, l’équipe de « Momo » produit un grand théâtre de boulevard, extrêmement drôle, mêlant ressorts classiques du rire burlesque et véritable message, en phase avec les préoccupations sociétales actuelles.

« Momo » de Sébastien Thiéry. Mise en scène de Ladislas Chollat, actuellement au Théâtre de Paris, 15 rue Blanche, 75009, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur theatredeparis.com




« Trois Ruptures », comique par K.O.

Copyright : Larry Stokrat
Copyright : Larry Stokrat

La toute petite Comédie Tour-Eiffel est transformée en scène de crime – ou ring de boxe, c’est selon. Le public s’apprête à assister à un match en trois round, prenant la forme de trois ruptures entre un homme et une femme : à cause du chien, d’un coup de foudre pour un pompier ou bien pour subir chacun son tour le joug d’un enfant tyrannique.

Tout un programme dramatique qui, sous la plume de Rémi De Vos, recèle un fort potentiel comique. L’auteur révèle, dénonce, souligne le comportement humain déraisonnable face au point de rupture : la tentative désespérée de l’un ou l’autre pour garder celui qui part. L’attacher ? Lui promettre d’accepter n’importe quoi ? Ou bien subir l’évidence d’un amour qui n’est plus. Au final, toute l’absurdité qui jaillit pour tenter de venir apaiser une crise extrême.

De ce texte génial, Emilie Pierson et William Astre sont les interprètes justes et drôles. On ne partage aucunement la douleur des séparations, tant les situations et les personnages sont poussés à bout. On pense à la troisième rupture, où le couple en crise se comporte comme pris en otage par sa progéniture, et dans laquelle les deux acteurs semblent complètement effarés sur fond sonore de manga.

Si les enjeux de la mise en scène ne sont pas toujours très clairs, Trois Ruptures est un excellent spectacle qui sera prétexte à découvrir un lieu inattendu, dans un quartier qui ne frappe pas à l’esprit pour sortir au théâtre.

« Trois Ruptures » de Rémi De Vos. Mise en scène de Sylvain Martin, actuellement à la Comédie Tour-Eiffel, 14 rue Desaix, 75015, Paris, mercredi et jeudi à 21h. Durée : 1h. Plus d’informations et réservations sur craccoyer.free.fr.




Un « Roi Lear » entre boulevard et grand guignol

Copyright : Christophe Vootz
Copyright : Christophe Vootz

Monter le Roi Lear de Shakespeare à la Madeleine a conduit Jean-Luc Revol a prendre de multiples risques. D’abord, celui de transposer l’action dans un tournage de film des années 30, où projecteurs et pétards à amorces sont les accessoires les plus manipulés par les acteurs. Autre élément remarquable : le nombre de comédiens sur scène. Ils sont une quinzaine, ce qui pour une production de théâtre privé (entendez : avec l’obligation de réaliser suffisamment de bénéfices pour payer tout le monde), est particulièrement exceptionnel.

Heureusement, la transposition est effectuée sans toucher au texte. Jouer Shakespeare « en costume » aujourd’hui serait probablement jugé de très mauvais goût. Ici, les multiples intrigues de la pièce sont claires et si, d’aventure, un spectateur ne connaît pas « l’histoire » du Roi Lear, cette version est d’une grande lisibilité. On comprend tout.

Les acteurs se mettent au service du drame. Au premier rang desquels Michel Aumont qui sombre peu à peu dans la folie avec finesse. Bruno Abraham-Kremer est aussi un Kent excellent. Arnaud Denis et Jean-Paul Farré nous captent aussi par la profondeur et les nuances de leurs personnages. On regrettera le jeu trop dramatique de Marianne Basler. Beaucoup trop de sincérité se dégage de ce personnage de fille hypocrite conduisant son vieux père à la déraison.

Copyright : Christophe Vootz
Copyright : Christophe Vootz

Quelques légères maladresses dans la mise en scène peuvent gêner l’expérience théâtrale : les chorégraphies de combats, la musique et quelques morts trop longues conduisent le public à rire dans des moments tragiques. Bien que, parfois, des instants comiques jalonnent le drame, comme c’est souvent le cas chez Shakespeare.

Au final, on garde de ces 2h40 de représentation une sensation agréable : pas de colère ni d’ennui. Un spectacle complet et plaisant, qui ne manquera pas de se parfaire, espérons-le, tout au long de la saison.

« Le Roi Lear » de William Shakespeare. Mise en scène de Jean-Luc Revol, actuellement au Théâtre de la Madeleine, 19 rue de Surène, 75008, Paris. Durée : 2h40. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-madeleine.com/.




Duris, Foïs, Ulliel et Demoustier hantent le Rond-Point

Copyright : Giovanni Cittadini Cesi.

« Démons » tente de montrer la déchéance amoureuse de Frank et Katarina. Un verre de whisky traîne près du lit au réveil, et tous deux fument sans cesse. Ensemble pour mourir ? Se séparer ? Ou bien continuer dans l’oppression vers plus de déchéance ? Arrivés dans une situation où tout ce qui est l’autre dérange, l’impossibilité de quitter cet autre semble se dresser comme un mur infranchissable entre deux vies possibles. Un lien cruel qui entretient cependant l’amour, alors que faire ?

Ce couple a besoin qu’il se passe quelque chose, trouver un substitut afin d’oublier cette misère affective. S’aimer au dépend d’autres ? Pourquoi ne pas diriger toutes les pulsions sadiques qui les animent vers les voisins du dessous. Inviter ces innocents, les humilier pour finalement s’aimer de nouveau. Cette rencontre, faussement impromptue, créée une situation étrange, quelques mots choquants sont échangés et, tour à tour, Katarina et Frank tentent de se faire le voisin, où la voisine, tout dépend…

Peut-être, les coupes dans le texte sont trop importantes. Cette longue pièce est ici réduite à moins de deux heures, avec de nombreux passages de mise en scène pure. Marcial Di Fonzo Bo nous prive ainsi de l’aspect lancinant du texte, faisant de cette situation de sadisme salace où les démons pourraient surgir, une bête orgie foireuse d’où personne ne sort transformé. On ne sent que l’amorce du découpage incisif que Noren fait du couple bourgeois moderne, la répétition, un aspect pasolinien tout juste effleuré. Car la situation est banale, elle pourrait tenir en une phrase, tout l’intérêt est l’analyse de la relation entre les personnages.

Copyright : Giovanni Cittadini Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini Cesi

Des personnages incarnés par des acteurs de cinéma : Romain Duris et Marina Foïs – que l’on entend bien au théâtre, remarquons-le ! – dans le rôle du couple invitant Anaïs Demoustier et Gaspard Ulliel : Jenna et Tomas. Duris est cavalier un peu (trop) classe pour le rôle. Très charismatique, il manque néanmoins de noirceur. Ses Démons sont invisibles. Pourtant, il sait jouer des personnages complexes – au cinéma du moins, dans De Battre mon cœur s’est arrêté. Demoustier est gauche et manque d’élégance, comme le rôle lui demande de l’être et Ulliel, s’il nous surprend d’abord lors de son entrée sur scène, en jouant un personnage à contre emploi de sa carrière de mannequin, nous ramène vite à la réalité par son manque de nuance.

Soulignons néanmoins que, dans la mise en scène de Di Fonzo Bo, les deux mondes qui s’affrontent sont bien marqués. L’élégance ostentatoire des premiers contraste fortement avec ce couple de jeunes parents qui prend les premiers vêtements de la pile pour s’habiller le matin. Quand ça pète entre les pauvres – parce que chez Jenna et Tomas tout n’est pas rose non plus – les riches se délectent.

Malheureusement, d’une telle situation se dégage trop peu de tension et fait alterner quelques belles scènes et temps d’ennui. La disparité du niveau de jeu entre les acteurs achève ce tableau qui manque, malgré la perspective offerte par la scénographie, sincèrement de profondeur.

« Démons » de Lars Noren. Mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo, jusqu’au 11 octobre au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin Roosevelt, 75008, Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur theatredurondpoint.fr.




« Frangins » : trop fait, plus à faire

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Dans le principe, les « Frangins » du Lucernaire ont tout pour plaire. Un propos amusant et un casting intéressant qui voit le retour de Philippe Duquesne sur les planches quittées depuis 2012. Mais dès la première réplique, il y a quelque chose qui cloche.

Est-ce le décor si réaliste ? Des murs verts que l’on vient de dépouiller, à l’exception de quelques meubles : une commode en bois laqué, une gazinière et une table. En somme, une scénographie que l’on dirait sortie d’un café théâtre des années quatre-vingts. Chaque accessoire semble destiné à un gag ou une réplique potache – ce qui arrivera inévitablement.

Est-ce le jeu des acteurs qui nous dérange ? Si Philippe Duquesne est à peu prêt crédible dans le rôle du petit frère qui a réussi, Jean-Pierre Léonardini, taulard en permission, s’illustre ici aussi peu crédible qu’il est – dans la vie de tous les jours – un critique dramatique digne d’admiration. Le jeu est forcé, attendu et sans aucun naturel, sauf dans les moments de silence. Il semble jouer la réaction aux répliques de ses « Frangins » comme un enfant qui débute sur une scène. Le personnage amusant de Gaby, joué par une Viviane Théophilidès radieuse, ne rattrape pas la médiocrité de l’ensemble.

Et le texte ? Plat comme une feuille de papier, sans aucun fond, plein d’incohérences. La plus évidente : Philippe Duquesne, qui est censé être un magicien reconnu, fait des tours de magie grossiers devant ses frères. Il joue le rôle d’un personnage célèbre, mais « à la Duquesne », c’est-à-dire comme un type normal un peu dépassé par sa vie : on n’y croit pas une seconde. Pas plus que Léonardini dans le rôle du braqueur de banque au cœur d’artichaut. On finit par se dire que ce n’est même pas vraiment une comédie : sans fil conducteur, Jean-Paul Wenzel – qui joue aussi l’un des « Frangins » – a voulu enchaîner gags à tout prix, idées esquissées et inachevées avant de terminer sur une scène ridicule que rien ne motive clairement dans l’histoire. Le rythme est donné tout le long par le respirateur artificiel de la mère mourante.

C’est cet ensemble qui fait des « Frangins » une mauvaise expérience où le temps semble s’arrêter, à l’image de cette horloge bloquée sur scène, qui orne le dessus d’une porte que l’on rêverait de prendre.

« Frangins » de Jean-Paul Wenzel. Mise en scène de Lou Wenzel, jusqu’au 11 octobre au Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre Dame des Champs, 75006, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.lucernaire.fr.




« Les Géants de la Montagne » descendent sur La Colline

Copyright : Elisabeth Carecchio.
Copyright : Elisabeth Carecchio.

La rentrée de cette saison prometteuse, à La Colline, se fait en compagnie de Luigi Pirandello et Stéphane Braunschweig, avec la nouvelle création des Géants de la Montagne. Un peu comme en 2012, où le même tandem (à demi-posthume) auteur-metteur en scène donnait naissance à Six personnages en quête d’auteur. Dans ce texte encore, des thèmes chers à Pirandello : le théâtre qui se questionne sur lui-même comme le reflet du monde au travers duquel il est composé. Dans le contexte pirandellien : en plein fascisme mussolinien.

Les Poissards habitent une villa mystérieuse, habillés de fripes trouvées au grenier et vivant des économies de trois décennies d’aumône de l’un d’entre eux. Pauvres, mais libres, ils partagent (physiquement !) les mêmes rêves et cohabitent avec les esprits. Ensemble, ils composent un groupe de survivants au monde sauvage qui les a rendu fous et contre lequel ils luttent. La Compagnie de la Comtesse, des comédiens (sans doute comme Les Poissards) errent à travers le territoire, maudits de vouloir jouer la pièce d’un auteur suicidé. Un soir, ils se retrouvent dans la villa mystérieuse. La rencontre entre les deux troupes vire à la confrontation, débat autour de leur art et de leur devenir artistique.

Copyright : Elisabeth Carecchio.
Copyright : Elisabeth Carecchio.

La Compagnie incarne le regard adulte prisonnier du modèle imposé par l’extérieur, refusant de croire à l’incroyable. Les Poissards sont des enfants mûrs, dirigés par un Peter-Pan-Cotrone (Claude Duparfait), qui ont décidé de tout faire pour vivre dans le monde qu’ils jugeraient bon pour eux, acceptant que tout est possible. Ces derniers aideront les premiers à mener leur projet à bien.

Comme à son habitude, Braunschweig lie mise en scène et décor – ici, une sorte de théâtre miniature aux rideaux clos, devenant lieu indéterminé ouvert aux rêves après une rotation. Souvent, on est perdu dans une sorte de fouillis artistique – entraîné probablement par un texte demeuré inachevé. L’ensemble manque d’une direction claire, de dynamisme et les acteurs bénéficient sans doute de trop de liberté. A cette confusion générale s’ajoutent des questions – pourquoi l’un des rôles secondaires n’est-il pas traduit ? Les Géants de la Montagne, déjà peu narrative, devient ici une pièce difficile, habitée d’une introspection métaphysique intense. Cependant, deux acteurs se démarquent : Claude Duparfait incarne un grand rôle, Cotrone, avec justesse et ironie. La Comtesse, Dominique Reymond, est brûlante de tristesse à vouloir à tout prix rendre hommage à son idéal disparu.

Bringuebalés entre ennui et grandeur poétique, c’est finalement un manifeste – brouillon certes – pour une écoute accrue du monde qui nous entoure que signe Stéphane Braunschweig. Un entrainement à « être détaché de tout, jusqu’à la démence », comme le dit Cotrone, alter-ego de l’auteur et porteur du message essentiel de la pièce : résister à la barbarie par davantage de liberté.

« Les Géants de la montagne » de Luigi Pirandello. Mise en scène de Stéphane Braunschweig, actuellement au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.




Avignon 2015 – Richard, ton univers impitoyable

Copyright : Christophe Raynaud De Lage
Copyright : Christophe Raynaud De Lage

La pièce historique de Shakespeare nous guide dans le sillage de l’ascension au pouvoir du futur Richard III (Lars Eidinger). Ce fils du duc d’York, frère de Clarence et d’Edouard, sera le meurtrier indirect de toute sa famille pour assouvir sa soif de conquête. Richard est bossu, difforme des pieds à la tête, mais Dieu l’a fait charismatique et doué pour manipuler ses semblables. Dans des apartés nombreux, il établit avec la complicité du public un plan machiavélique pour arriver à ses fins.

Dans un décor baroque-industriel, Thomas Ostermeier place les acteurs de son Richard III très proche du public. Dans cette proximité ainsi créée, l’ambiance de groupe éclate, entre rock and roll et instants trash, les têtes tombent et la batterie fait vibrer les murs du théâtre. Tout cela est agrémenté de jets nombreux de confettis et autres serpentins, qui eux-mêmes semblent obéir à la baguette du maître de la Schaubühne.

Le dispositif et l’histoire complexe ne nous font perdre d’horizon à aucun moment que le théâtre d’Ostermeier est un théâtre d’acteurs. Tous jouent « vrai » et juste. Aucun personnage n’est indéfini, chaque caractère est unique et particulièrement humain. Lars Eidinger, dans le rôle principal, est un génie. Ses fins pour maintenir le public sous son emprise se révèleront plus payantes que celles pour se hisser sous la couronne d’Angleterre. Les références manipulatoires à la culture populaires achèvent de bâtir ce personnage hors norme : face à la difformité de Richard, on pensera au Keyser Söze interprété par Kevin Spacey, dans Usual Suspects. Lors des funérailles d’Edouard, on entend quelques notes des Funeral of Queen Mary de Purcell, popularisées par le film Orange Mécanique de Stanley Kubrick, où un autre héros maîtrise et dirige sa folie pour assouvir ses désirs les plus vils.

« Richard III », de William Shakespeare. Mise en scène de Thomas Ostermeier, jusqu’au 18 juillet à l’Opéra Grand Avignon (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2016-2017. Durée : 2h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.




Avignon 2015 – « Andreas », entre justesse et décalage

Copyright : Christophe Raynaud de Lage
Copyright : Christophe Raynaud de Lage

De la première partie du « Chemin de Damas », Jonathan Châtel créé « Andreas ». Une histoire sordide qui baigne entre rêve et mystère. Le public suit L’Inconnu (Thierry Raynaud), sur le chemin d’une rédemption, nécessaire pour se libérer d’un pêcher supposé originel.

A un carrefour, partout et nul part, L’Inconnu attend le bonheur dans les bras de La Dame (Nathalie Richard). Depuis la publication de son dernier livre – il est écrivain – sa femme et sa fille l’ont quitté. Lui, reste prisonnier des mots. La Dame le guide vers lui-même et pour cela, elle se laisse sculpter à l’image de L’Inconnu en acceptant le nom d’Eve.

Durant son parcours, le héros fera plusieurs rencontre, la plus brève et la plus marquante est celle avec un mendiant mystique qui pourrait être son double. Celui-ci, désormais amnésique, a oublié en route tout ce qu’il a pu désirer à un moment ou un autre de sa vie. Et L’Inconnu, à quel moment s’est-il écarté du chemin de son désir de vivre ? A force de questionnements externes, L’Inconnu devient celui qu’il est, Andreas, un nom qu’il avait quitté quand il avait, malgré lui, anéanti une vie.

Un texte, parfois un peu verbeux, laisse apparaître quelques belles fulgurances, notamment par la bouche des rencontres masculines du héros – toutes jouées par Pierre Baux. On y entend la beauté de la mort, le deuil et le dépassement, l’amour et l’oubli, la solitude et l’être seul. Avec cette visitation aérienne du mythe de l’artiste maudit, Jonathan Châtel, plus que l’artiste, interroge le public en le mettant face à la chute de ses idéaux.

Copyright : Christophe Raynaud de Lage
Copyright : Christophe Raynaud de Lage

La mise en scène est épurée, agréablement flottante, dans une scénographie très neutre et abstraite. Quelques très belles images sont construites dans les moments où la musique futuriste prend le pas sur la parole. Le véritable travail s’est concentré sur les acteurs.

C’est aussi le bémol de la pièce. Le rôle principal est incarné par un Thierry Raynaud trop en décalage avec les mots. Perdu sur les sentiers qui le conduisent en lui, il prend les manières d’un parisien lambda aux airs de Frédéric Beigbeder : quadra branchouille, insolent et je-m’en-foutiste. Ce comportement est assaisonné d’un tic de langage qui peut s’avérer gâcher les mots : Thierry Raynaud ajoute la syllabe « eu » à chaque fin de phrase…

Les autres acteurs achèvent néanmoins de rendre la pièce splendide. Nathalie Richard est fascinée quand elle joue la Dame, exigeante et froide quand elle est La Mère. Pierre Baux et Pauline Acquart sont, eux, à l’image du monde qu’ils racontent : captivants de justesse.

« Andreas », d’après « Les Chemins de Damas » d’August Strindberg. Mise en scène de Jonathan Châtel, jusqu’au 11 juillet au Cloître des Célestins (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2015-2016. Durée : 1h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.




Avignon 2015 – Un « Roi Lear » à demi-fou

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Copyright : Christophe Raynaud de Lage

Sur l’immense plateau de bois, Edmond (Nâzim Boudjenah) tourne en moto autour de Cordélia (Laura Ruiz Tamayo), petite ballerine qui semble tout droit sortie d’une boîte à musique. Ainsi, par cette image, Olivier Py inscrit dès les premières secondes sa mise en scène, comme un espace où se mêlent les contrastes. Des contrastes qui s’avèrent en fait, refléter du non-choix, d’un clair parti-pris.

La dualité est la source même de l’histoire où deux intrigues se mêlent l’une et l’autre. Le roi Lear (Philippe Girard) décide de se séparer de ses biens avant sa mort ; il les partage entre ses filles lors qu’un concours d’éloquence. Mais le père connaît une immense déception lorsque sa préférée, Cordélia, garde le silence dans le temps de son discours. Un silence censé refléter la vérité, s’opposant aux discours faux et intéressés de ses deux sœurs. Lear explose alors de colère et la petite Cordélia devient une sorte de Cendrillon, reniée par sa famille, moquée par ses sœurs. Elle est finalement contrainte à l’exil. Les richesses paternelles partagées, les deux aînées s’empresseront de chasser le père qui en deviendra fou.

En parallèle, Edgar (Matthieu Dessertine) et Edmond établissent la nécessité de tuer leur propre père, Gloucester (Jean-Marie Winling), pour s’emparer de ses biens. Ces rois qui perdent le pouvoir ne sont plus en capacité d’exiger quoi que ce soit et sombrent peu à peu dans la folie.

D’un côté, Py donne à son « Roi Lear » un aspect très intellectuel avec un parti-pris allégorique fort dans le silence de Cordélia. Le théâtre étant le reflet du monde, on relie cet acte à l’Occident qui n’agit plus pour tenter de le changer. Une phrase du texte, placardée avec d’immenses néons sur le mur du Palais des Papes indique : « Ton silence est une machine de guerre ». Un autre mot-néon occupe une place importante dans la scénographie : « Rien », à l’image de l’action de ceux qui peuvent agir pour rendre le monde plus juste et qui détournent le regard.

De l’autre, Py s’essaye au Grand-Guignol. On lit des inspirations de Vincent Macaigne, Thomas Jolly, eux aussi ayant proposé une lecture très moderne – et ô combien réussie – de l’œuvre de Shakespeare. Malheureusement, arracher les yeux de Gloucester à la petite cuillère pour faire gicler le sang, jeter des sceaux de matière fécale et utiliser un tuyau pour transformer le plateau en des champs de boue, ne suffisent pas à inscrire ce spectacle au même niveau de réussite que ces lectures violentes et modernes d’autres drames shakespeariens. En voyant deux hommes nus se rouler dans la fange accompagnés d’un pianiste sur scène, on voit aussi l’esthétique de (la) merde de Rodrigo Garcia : vulgaire et dépassée…

Copyright : Christophe Raynaud de Lage
Copyright : Christophe Raynaud de Lage

Néanmoins, quelques très belles images apparaissent de temps à autre. On pense notamment au roi Lear, trahi, évoluant au milieu d’une arène dont ses mauvaises filles et leurs maris sont les spectateurs hilares. Mais aussi au moment du coup d’état conduit par Edmond et son armée qui, ici, prend l’apparence d’un groupe de terroristes cagoulés munis de kalachnikovs.

Olivier Py est ainsi victime, de ne pas vouloir prendre une seule direction et de la suivre. Ce Roi Lear n’est ni vraiment drôle, ni tout à fait dramatique. Il est donc finalement assez tiède, et la progression de la folie du roi est bien sage. A trop tenter de la montrer, celle-ci ne prend pas corps et le public reste à l’écart.

Vouloir à la fois jouer sur la grandiloquence des acteurs et les effets visuels achèvent de nous perdre. Lorsque des moments d’action se créent, ils s’estompent vite pour retomber sur le jeu – mitigé – des acteurs. Cela donne lieu à des instants très dynamiques, mais qui se terminent avec des morts à la Marion Cotillard dans « The Dark Knight Rise ».

Enfin, la division s’opère sur la traduction de Py lui-même qui, pourtant, ajoute un intérêt nouveau au texte. Certains y entendent de la vulgarité, quand d’autres y entendent une adaptation de Shakespeare au monde moderne : il est peu probable en effet, qu’il ait lui-même écrit « ouille, ouille, ouille, j’ai la nouille qui me chatouille » ou bien « le diable m’honore le cul », hurlé par un Edgar nu, au bord de la folie noire, et se tapant les fesses avec violence. Ces choix, il faut le souligner, ne trahissent pas forcément l’intention première de l’auteur qui jouait aussi et surtout devant la populace anglaise du début du XVIIe siècle. Des personnes qui n’étaient pas nécessairement rompues aux phrases soutenues.

Malgré le plaisir – amusé – que les initiés auront de voir Philippe Girard nu, le spectacle est long, pesant et finalement assez fade. Py réussit la prouesse de faire du roi Lear, une alternance de moments forts et d’ennuis pesants. Nous n’aurions jamais pensé écrire ça à propos d’Olivier Py il y a quelques jours, mais n’est pas Thomas Jolly ou Vincent Macaigne qui veut…

« Le Roi Lear » de William Shakespeare. Mise en scène d’Olivier Py, jusqu’au 13 juillet dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes (Festival d’Avignon), puis en tournée durant la saison 2015-2016. Durée : 2h40. Plus d’informations et réservations sur www.festival-avignon.com.