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Thomas Jolly trône sur l’Odéon

RICHARD III de Shakespeare - Mise en scène et scenographie Thomas Jolly -  avec :  Thomas Jolly (Richard III),  Nathan Bernat (le prince Edouard),  Francois-Xavier Phan (le duc de Buckingham)  - Costumes : Sylvette Dequest - Lumiere : Francois Maillot, Antoine Travert, Thomas Jolly  - Compagnie La Piccola Familia - - Theatre National de Bretagne - octobre 2015  - Odeon - Theatre de l'Europe - janvier 2016 © Brigitte Enguerand
© Brigitte Enguerand

Après avoir triomphé à Avignon et aux Ateliers Berthier avec la présentation dans son intégralité du cycle shakespearien d’Henry VI, Thomas Jolly, directeur de la compagnie la Piccola Familia se sentait suspendu à cette histoire qui n’était pas finie. Pour conclure ce long cycle, il vient alors occuper l’Odéon et conquérir le public parisien par la mise en scène de Richard III, dans laquelle il s’accorde le rôle éponyme de ce sombre roi.

Créée à Rennes en octobre, cette mise en scène de Richard III par Thomas Jolly se base sur une sublime traduction du texte que l’on doit à Jean-Michel Déprats, et qui éblouit la sombre création du jeune metteur en scène. Dans le rôle du roi sanguinaire, du roi des ombres, Thomas Jolly l’enfant terrible propose une esthétique glaciale et sombre pour cette grande pièce de Shakespeare. À cet effet, le décor est réduit au minimum : une structure en fer modulable, et la lumière pour sculpter l’espace cerclé de rideaux noirs. Grâce à une quantité de projecteurs d’une lumière blanche extrêmement puissante, Thomas Jolly tantôt agresse son public, tantôt l’éclaire. C’est une lumière créatrice de formes qu’il propose, comme lorsque de simples raies lumineuses suffisent à créer la prison qui renferme Georges duc de Clarence, le frère de Richard. De bout en bout, c’est la lumière qui dicte les mouvements et rythme les entrées et sorties des personnages. En plus de ces lumières, le metteur en scène joue sur les contrastes de noir et de blanc jusqu’à provoquer l’aveuglement. Les visages peints de blanc, les comédiens sont pour la plupart vêtus de noir, ce qui les fond parfois à l’obscurité et contribue à créer des effets magiques d’apparitions et de disparitions. Ainsi la frontière devient floue entre personnages réels et fantômes ; Thomas Jolly entretient volontairement la porosité entre ces deux mondes que sont le ciel et l’enfer dont Richard III semble être le tyran, le grand dictateur des allées et venues.

Richard III, vêtu de plumes, de cuir, de strass, tout en noir pendant la première partie de la pièce alors qu’il manipule habilement la cour, tout en blanc une fois devenu roi, arbore un style pop rock qui va avec l’ambiance générale de la mise en scène. Dans ce rôle, Thomas Jolly est magistral et incarne puissamment les tourments de ce grand traître par un jeu de contorsions effrayant mais maîtrisé. Il est tellement convaincant qu’il en devient impossible de ne pas l’acclamer lorsqu’il chante et crie « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog » ou « I’m a monster » à l’assemblée. Toute la réussite de cette mise en scène qui dure plus de quatre heures trente, réside bien dans le fait que Thomas Jolly parvient brillamment à faire participer le public à l’intronisation de ce roi que deux heures trente de spectacle avaient pourtant rendu détestable. Malgré lui, le public devient à la fois complice et captif de cette usurpation tyrannique et des meurtres récurrents de celui qu’il appelle désormais son roi. Lorsque Richard III monte sur son trône Thomas Jolly, lui, en vrai tyran s’empare de l’Odéon qui l’applaudit. De cette histoire macabre où les cortèges funèbres s’enchainent, où le sang envahit l’air épais, cette fumée constamment présente sur le plateau et dans la salle, le public est devenu acteur d’un royaume corrompu et surveillé par des caméras de sécurités dont les écrans surmontent le trône royal. Une captivité du public sans doute rendue possible par l’absence de cadre temporel clairement défini dans lequel pourrait se fixer le spectateur. En effet, le décor et les costumes nous perdent et nous retiennent dans un hors temps qui pourrait être tous les temps et tous les lieux. L’usurpation n’a pas de limites et le peu de couleurs présentes sur scène se réduit à du rouge souvent porté par les femmes, ces ventres maudits, sans cesse implorantes et confrontées à leurs pertes, survoltées, souhaitant mourir plutôt que de continuer à engendrer le mal. Et enfin ce vert, cette couleur maudite sur scène, qui sera pourtant celle de l’ordre royal ordonnant l’ultime trahison.

Thomas Jolly, maître du chaos et du temps, nous courtise et nous fascine autant qu’il nous scandalise. Il crée surtout un spectacle exigeant et terrifiant où les neveux du roi même morts assassinés chevauchent encore une monture blanche sur un fond sonore de jeu vidéo, un cheval qui finira par tomber, annonçant la chute de ce chien sanglant que fut Richard III.

« Richard III », de Shakespeare, mise en scène de Thomas Jolly, jusqu’au 13 février 2016 au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris. Durée : 4h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.




« Illiade », sea, sex and blood

Copyright : Pauline Le Goff
Copyright : Pauline Le Goff

L’Iliade, cette épopée dont on parle si souvent et qu’on a si peu lue, aurait été écrite par Homère autour de 800 avant notre ère. Quinze mille trois cent trente-sept vers en hexamètres dactyliques, vingt-quatre chants, presque autant de noms et de héros pour raconter six jours d’une bataille qui a opposé les Grecs et les Troyens, qui a divisé l’Olympe pendant plus de dix ans : tel est le texte. Un texte si riche pour raconter une guerre à l’origine si banale, à savoir deux disputes côté mortels, l’une entre Achille et Agamemnon qui a enlevé Chryséis puis Briséis, l’autre entre Ménélas et Pâris qui a enlevé Hélène, la femme de ce dernier. Côté divinités, l’origine du conflit n’est pas moins triviale. Zeus le numéro un de l’Olympe voudrait soutenir les Troyens, mais c’était sans compter sur sa femme Héra qui soutient les Grecs et va le trahir par l’entremise de Poséidon. Alors une belle dispute de couple éclate.

Tout ça pour ça ? C’est en tout cas ce que l’adaptation et mise en scène de Pauline Bayle donne à voir. Grâce à une troupe de cinq comédiens aussi talentueux que survoltés incarnant à tour de rôle quantité de personnages, le texte s’éclaircit pour un résultat plus que bluffant.

Surprenant, voilà comment qualifier le début de la pièce qui commence non pas sur scène mais dans le hall du théâtre de Belleville. Dès le départ, le public est pris à parti par Charlotte Van Bervesselès dans le rôle d’Achille qui voit et désigne dans le public des chefs de guerre venus avec leurs bateaux, un public emmené presque malgré lui au combat qui aura lieu sur scène. S’ensuit la découverte d’un décor qui mise sur l’essentiel, c’est-à-dire cinq chaises, quelques seaux posés ça-et-là et deux panneaux accrochés symétriquement sur le mur du fond, avec pour rappel sur chacun la liste des personnages les plus illustres liés aux camps grec et troyen. La mise en scène qui se veut didactique et réduite à un décor minimal n’en reste pas moins éloquente, comme lorsque le simple fait de retourner les chaises suffit à créer un rempart indiscutablement infranchissable aux yeux de tous. Aussi, les jeux de lumières permettent une lecture claire de l’espace divisé en deux plans, servant toujours une double narration savamment mise en scène.

Copyright : Pauline Le Goff
Copyright : Pauline Le Goff

En effet, comment passer du monde des mortels au monde des dieux, du récit au combat ? Pauline Bayle entend y répondre de deux manières. D’abord, par un renvoi du texte homérique à l’essence même du théâtre : la tragédie et la comédie. Un renvoi manifesté par une opposition entre le monde divin comique qui donne à voir des dieux capricieux tissant le destin des hommes, vivant eux, dans un monde tragique. Ensuite, la mise en scène dépouillée est extrêmement efficace pour signifier les moments de récit et de combat grâce à un recours au sable, à l’eau et à de la peinture rouge. Les tableaux créés et l’utilisation de l’espace par les comédiens, vêtus de noir et misant sur un minimum d’accessoires, sont non seulement esthétiques mais très efficaces. Deux éponges pressées pour faire couler le sang, quelques seaux d’eau jetés à la figure d’Achille pour signifier la mer agitée, des paillettes dorées comme armure, un cercle de sable tracé au sol en guise d’arène de combat : tout fonctionne. Portés par une énergie communicative, les jeunes comédiens parviennent incroyablement bien à restituer la trame des chants de l’Iliade, en s’en faisant les acteurs et commentateurs. Tour à tour et avec une rapidité déconcertante, ils réussissent à émouvoir et faire rire aux éclats. Notamment quand Héra en bikini rouge, jouée par Florent Dorin, demande des conseils séduction à une Aphrodite aux airs de Blondie. Ou quand Poséidon vole la foudre de Zeus : un micro avec lequel il se met à raper de l’hexamètre homérique avec une époustouflante facilité.

Pauline Bayle parvient à proposer une adaptation du texte homérique surprenante, intelligente et convaincante, l’Iliade ainsi résumée à ce qu’elle est : dix ans de conflits et de sang « tout ça pour une seule fille ! ».

« L’Iliade », d’Homère, adaptation et mise en scène de Pauline Bayle, jusqu’au 7 février au Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredebelleville.com/.