1

Vous n’êtes pas prêt d’oublier Aliide Truu…


Dressons rapidement le tableau. En toile de fond, des territoires ruraux et bucoliques piétinés sans détour, tour à tour par l’Allemagne d’Hitler puis l’URSS de Staline. Au milieu, des Estoniens et des Estoniennes qui survivent, luttent, se révoltent ou s’inclinent. C’est l’histoire d’une rencontre, une histoire de famille mais avant tout, l’histoire d’un pays balte: l’Estonie. Il plane sur ces pages l’ombre d’un autre monde, le bloc de l’Est. Rien de bien réjouissant en somme… Cependant ce livre est une petite merveille.


L’écriture de Sofia Oksanen est brutale. On n’entre certainement pas dans l’histoire comme on entrerait dans une maison de famille douillette où l’on retrouve ses chaussons. On doit s’accrocher aux personnages, on se heurte à leurs destins chaotiques, on se bat pour recoller aux bribes de l’histoire de l’après-guerre. Et puis, avant qu’on ait eu le temps de s’en rendre compte, on est coincé dans le terrible engrenage invisible qu’on croyait pourtant propre aux polars.


La narration est alternée et décapante, moitié à l’Est moitié à l’Ouest. Les chapitres ont des titres à rallonge aussi évocateurs que « C’est toujours la mouche qui gagne », ou « Aliide avale un lilas à cinq pétales et tombe amoureuse », ou encore « Un passeport, ça se met dans la poche intérieure ».


Aliide et Zara, des prénoms pas communs, pour des héroïnes peu conventionnelles. Ces deux femmes que deux générations séparent ont en commun un destin bouleversé par la folie des hommes. Leur rencontre est un choc, quasiment une rencontre du 3ème type. Le face à face de ces deux femmes est un huis-clos oppressant. Au fur et à mesure que l’on remonte dans le temps, on comprend la haine, la rage, la jalousie, la rancœur, la douleur et la peur. On assiste, impuissant, à la naissance d’un tyran malgré elle dans un pays déshonoré. Une tragédie moderne et puissante comme on en rencontre rarement.


Aliide n’est pas une méchante au rire diabolique qui retentit jusqu’aux confins de l’enfer mais elle est implacable.

Zara, elle, est innocente, peut-être aussi inconsciente.


Alors, purge-t-on le bébé ? Oui c’est sûr.

Jette-t-on le bébé avec l’eau du bain ? Sûrement pas !



L’auteur


 


Sofi Oksanen écrit en finnois, son père est finlandais et sa mère estonienne, elle a peut être reçu de celle-ci l’amour de ces terres méconnues.  Passionnée de Marguerite Duras, cette trentenaire ne fait pas mentir l’adage qui dit que « L’habit ne fait pas le moine ». La plume a beau être rigoureuse et le style recherché,  Sofia Oksanen est une punk au look anticonformiste. Qui l’eût cru ?


Prix Femina étranger en 2010 et véritable best seller, son  troisième roman remue, secoue, bouleverse et fait découvrir une partie obscure de l’Histoire.
Au même titre que le personnage de « Grenouille » de Patrick Süskind ou que le personnage Dexter de la série américaine éponyme, vous n’êtes pas prêt d’oublier Aliide Truu.


Extraits

« 1991, BERLIN

La photo que Zara tient de sa grand-mère

Sur la photo, deux jeunes filles étaient assises côte à côte et regardaient fixement l’objectif, sans oser lui sourire ? Leurs robes qui tombaient sur les hanches étaient un peu bizarres. L’ourlet de l’une des filles était plus haut à droite qu’à gauche.[…] Et tandis que Zara observait la photo, elle remarqua quelque chose qui lui avait échappé jusque-là : les visages des filles avaient quelque chose de très innocent, et cette innocence rayonnait sur leurs joues rondes jusqu’à elle si bien qu’elle se sentit gênée. » [1]


« 1952, ESTONIE OCCIDENTALE

L’odeur du foie de morue, la lumière jaune de la lampe

L’odeur du chloroforme flottait par la porte. Dans la salle d’attente, Aliide se cramponnait à un numéro tout corné de Femme soviétique, où Lénine était d’avis que la femme, dans le capitalisme est doublement soumise, esclave du travail ordinaire du capital et du travail domestique. » [2]


[1] « Purge »  Sofi Oksanen, édition la Cosmopolite chez Stock (2010) , p114

[2] « Purge »  Sofi Oksanen, édition la Cosmopolite chez Stock (2010) , p265





Michel-Ange au pays des éléphants …


Et si quelques semaines oubliées de la vie d’un des maestri de la Renaissance vous donnaient un éclairage nouveau sur son œuvre ?


Si comme tout le monde vous ne connaissez de Michel-Ange que ses œuvres : le plafond de la chapelle Sixtine, le David de Florence ou la Pietà de Saint-Pierre de Rome, il est temps de faire connaissance avec l’homme.


« Parle-leur des batailles des rois et des éléphants » est le récit de son escapade dans la capitale cosmopolite du monde Ottoman : Constantinople.
Bien que les faits et personnages soient réels, ce que nous propose Mathias Enard n’est ni une autobiographie ni une fresque historique. Celui qui enseigne aujourd’hui l’arabe à l’université de Barcelone, nous offre un rêve. Un rêve étrange et pénétrant d’amour interdit et de sang mêlés où plane un envoûtant parfum d’Orient.


Le roman commence à l’arrivée de Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni dans la ville où trône l’inébranlable Sainte Sophie. L’artiste italien est venu remplir une mission dans cette contrée bercée par les appels à la prière et l’ivresse charnelle des nuits roses. Une mission hautement symbolique qui fut un échec pour le grand Léonard de Vinci : la construction d’un trait d’union entre les deux rives de la ville.
Dans les rues tièdes si loin du vent salé de l’Adriatique, Michel-Ange imprègne son art de cette culture rayonnante à la confluence de plusieurs civilisations.


Ce conte nostalgique est un pont aérien vers les mystères d’une cité et les dessous d’un génie acharné.


L’auteur.

Féru d’arabe et de persan il dépeint fidèlement dans ce court récit la Constantinople esthète et européenne qui a su accueillir les Européens chassés par des rois trop catholiques.

Mathias Enard démonte le mythe qu’était Michelangelo. Il construit un homme égaré, troublé, empêtré dans son siècle et contemplateur. Il s’approprie le personnage et bâtit une intimité simple entre le maestro et le lecteur. Pour finalement conquérir nos cœurs !

Mathias Enard transmet son amour contagieux du monde arabe dans un style lyrique et pragmatique. L’orientalisme et le tantrisme prégnants nous ramènent à son précédent roman, déjà chez Actes Sud, qui avait reçu le prix du Livre Inter en 2009 : « Zone ». »Parle-le leur des batailles des rois et des éléphants » a quant à lui décroché le Prix Goncourt des Lycéens (2010).