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[Théâtre] Le Collectif Denisyak revient à Sstockholm « pour envoyer du bois »

Solveig (à droite) et Franz (à gauche) comme Éros et Thanatos. Pulsion de vie, pulsion de mort.
© Pierre Planchenault

Solenn Denis écrit et crée Sstockholm en 2012 avec Erwan Daouphars, comédien et metteur en scène. Formant à eux deux le collectif Denisyak, ils remontent au Théâtre national de Bordeaux Aquitaine leur première création.

Après avoir vu leur Sandre, en mars dernier à Paris, on commence à sentir que ce duo s’anime par l’envie partagée d’un théâtre coup-de-poing. Pour Sstockholm, ils invitent la comédienne Faustine Tournan, qui tient le rôle de Solveig depuis la première heure. Comme Natasha Kampusch, la jeune fille qu’elle incarne est séquestrée par Franz, l’homme qui l’aime et qu’elle… finira par aimer.

En creux de ces personnages, dans chaque recoin de scène, en-dessous de chaque mot, le collectif Denisyak parvient à montrer du beau alors que tout semble atroce. Si l’histoire est terrible, l’expérience bouleverse tant par sa justesse que sa nécessité. 

Entretien avec Solenn Denis et Erwan Daouphars.

Arkult.fr :  Sstockholm est inspiré de l’histoire de Natasha Kampusch, mais pas que. Qu’y a-t-il au-delà de ce fait divers ?

Solenn Denis : Dans chaque pièce que l’on monte il y a l’idée d’une cellule, familiale ou amoureuse qui revient comme une obsession. C’est un endroit où il peut se passer le meilleur comme le pire. Et l’amour comme lieu de séquestration me semblait intéressant. J’ai l’impression que la pièce questionne comment, sous couvert de lien fort, il peut y avoir abus, possession et volonté d’enfermer l’autre.

Erwan Daouphars : Au plateau on a travaillé sur des ambiguïtés permanentes. Au départ on ne sait pas trop si c’est un couple ou un père et sa fille. Ce fil tendu nous plait, ce suspense qui monte et tient le spectateur en haleine nous semble important. Les spectateurs confortablement assis dans leurs fauteuils, c’est pas notre truc. Donc on a tout fait pour travailler comme sur un ring : le placement des tables, la manière dont on avance les chaises pour créer des focus, les ombres sur la porte, etc. Tout le dispositif est pensé comme de la matière anxiogène.

« Les spectateurs confortablement assis dans leurs fauteuils, c’est pas notre truc »

Erwan Daouphars

Arkult.fr : Comme dans Sandre, votre précédent spectacle, vous racontez une histoire particulièrement dérangeante. Comment se travaille ce malaise, dans le récit et dans le jeu ? 

Erwan Daouphars : Déjà dans le texte, on parle de séquestration, d’infanticide chez Sandre, donc par le sujet que Solenn choisit pour écrire, on est dans des choses particulières. Pour créer le malaise, le dérangement, on travaille beaucoup sur les silences, l’immobilité et les actions soudaines. Susciter de l’attention et de la tension, ça se traduit au plateau par des nuances extrêmement rapides d’émotions profondes. Entre nous c’est venu assez naturellement.

Solenn Denis : Spontanément, ce fonctionnement nous excite. Ce n’est pas nécessairement déranger, mais au moins questionner.

 

Arkult.fr : Justement, qu’est-ce que vous avez voulu questionner ?

Erwan Daouphars : Quand il n’y a pas d’équilibre dans un couple, pas d’acceptation de l’autre, des jeux de pouvoir s’opèrent. Alors on a questionné le rapport au pouvoir dans les relations passionnelles, les chantages affectifs, l’humiliation, la soumission.

Solenn Denis : Les trois-quarts des couples sont dans le « ton corps et ton esprit m’appartiennent ». Dans ce cas, il n’y a plus de vie individuelle : tu fais partie d’un tout et tu n’es plus toi-même. On trouve cela terrible. Mais on a également voulu questionner la mémoire et l’imagination. Même enfermée physiquement, Solveig continue à s’évader dans sa tête. Sstockholm parle donc aussi d’imaginaire. On assiste à des scènes qui se répètent du passé, à la manière de spirales. Comment un souvenir peut être retenu différemment, selon que l’on se place dans l’esprit de Franz ou celui de Solveig. Elle n’arrive pas à se remémorer exactement cet épisode de sa vie, et se rappeler c’est déjà réinventer. Raconter une histoire, c’est déjà ça faire théâtre. 

  

« Parfois il faut bien se faire botter le cul, ça fait des électrochocs pour le cerveau »

Solenn Denis

Arkult.fr : En quoi c’est important de « faire théâtre » de façon si radicale ?

Erwan Daouphars : Je crois qu’on a besoin de radicalité. Il y a tellement de forces de proposition dans le théâtre contemporain français, qu’une sorte de torpeur s’installe dans le public. Que les gens sortent du spectacle en ayant juste aimé le jeu d’un acteur ou les lumières, nous on s’en fout!

 

Solenn Denis : Le tiède ne m’intéresse pas. Je m’ennuie très vite et je ne suis pas en vie pour m’ennuyer, mais pour palpiter. Alors quitte à fabriquer quelque chose, autant le faire de manière excitante. Et puisque les énergies circulent, on espère que le public sera remué lui aussi. Car si on brosse les gens dans le sens du poil, il ne se passe pas grand chose. Parfois il faut bien se faire botter le cul, ça fait des électrochocs pour le cerveau. Les spectateurs se rappellent qu’il ne faut pas oublier de vivre et d’avoir soif de liberté.

Erwan Daouphars : En tant qu’acteur, j’ai la passion du jeu. Je trouve qu’il y a de moins en moins d’exigence dans le jeu de plateau chez les jeunes. Le discours qui voudrait que l’on ait un « truc », basé sur sa personnalité, ne me convient pas. C’est comme la danse : ça se travaille, et il faut une vie pour bien jouer. Cela nous passionne et on passe beaucoup de temps sur la direction d’acteur. 

 

Arkult.fr : Et en parlant du jeu, qu’est-ce qui vous nourrit dans le fait de vous pousser dans vos propres retranchements ? 

Erwan Daouphars : Emmener le spectateur de l’autre côté de la barrière est un réel objectif. Il faut qu’il puisse se rendre dans un endroit qu’il n’a jamais vu. J’aimerais qu’il se dise qu’il s’est fait embarqué par un comédien, avec lui, loin dans la conscience, la réflexion, la sensibilité. Et si je n’y vais pas à 100%, le spectateur restera forcément à l’extérieur. Cela nécessite énormément de générosité. Dans le collectif Denisyak, les acteurs ne rentrent pas en pantoufles sur le plateau, ça n’existe pas, et a fortiori sur des sujets comme ceux-là.

Solenn Denis : Ce qu’on aime, c’est raconter des histoires. Depuis l’enfance, j’aime qu’on m’en raconte, j’aime en raconter. Se transmettre des histoires, de famille en famille, de génération en génération, c’est ça être humain ! On parle tellement à tort et à travers que, d’un coup, raconter une histoire, ça peut permettre de grandir. Et l’acteur c’est ce qu’il fait : il raconte une histoire.

 

Solveig (à droite) et Franz (à gauche) comme Éros et Thanatos. Pulsion de vie, pulsion de mort.
© Pierre Planchenault

Arkult.fr : Qu’est- ce qui vous intéresse dans les histoires de ces humains qui se révèlent être des monstres ?

Solenn Denis : Cela  nous intéresse parce que ce n’est pas simple. Parler du bien du mal de manière manichéenne, c’est d’une fadeur… On s’en fout ! Dans la vraie vie, c’est bien plus torve et complexe. Cela permet de garder dans le coin de sa tête qu’on est tous potentiellement monstrueux. Les pièces de théâtre servent à cette catharsis là. Pour que cela opère, on a besoin d’intensité de jeu, d’intensité de mise en scène, d’intensité du texte. Les curseurs sont au maximum afin que le public puisse, l’air de rien, vivre quelque chose et y trouver un écho. 

Erwan Daouphars : C’est jubilatoire pour le spectateur, ça le change des spectacles trop lisses, qui ne nous intéressent pas. On a envie de redonner un sens à un théâtre qui se dirait essentiel. On est pas là pour enfiler des perles, mais pour que ça envoie du bois ! Sans cela on est pas satisfait, on a l’impression de faire ça pour rien. La question est toujours : pourquoi faire un spectacle ?

 

Propos recueillis par Philippine Renon.

« Sstockholm », texte de Solenn Denis mis en scène par le Collectif Denisyak, avec Erwan Daouphars et Faustine Tournan.

Au Théâtre national de Bordeaux Aquitaine (TnBA) jusqu’au 1er février. Durée 1h environ. Plus d’informations sur : http://www.tnba.org/evenements/sstockholm

Crédits photos © Pierre Planchenault




[Cinéma] Entretien fleuve au cœur de Nostos Algos

Nostos Algos © Ysé Sorel

Jeune réalisatrice, Ysé Sorel montre déjà sa patte au Festival International du Film Indépendant de Bordeaux. Dans la compétition « Contrebandes », qui présente uniquement des premiers métrages auto-produits, Nostos Algos retient notre attention. Ce film est un voyage dans la vie de Yorgos, un Crétois qui retourne sur sa terre natale en crise économique. Ysé Sorel raconte comment la nostalgie a guidé un travail qui semble fasciné autant par un territoire que par ceux qui l’habitent.

Arkult.fr : Après la philosophie et le théâtre, comment en êtes-vous arrivée au cinéma ?

Ysé Sorel : Par surprise, car je n’y était pas attendue. Je ne l’ai pas étudié, ce qui d’ailleurs me permet une grande liberté. Je me méfie de l’uniformisation des écoles, cela me ferait perdre toute la liberté que j’éprouve dans le médium cinéma. Et puis j’ai assez fait d’études comme cela!

Arkult.fr : Justement, comment vous êtes vous servie de vos études dans ce premier long métrage?

Ysé Sorel : J’ai pensé ce film comme un essai philosophique sur la nostalgie. J’ai simplement trouvé d’autres moyens de m’exprimer : les images, le son… Je n’aime pas uniquement les films qui convoquent la philosophie, mais c’est un cadre que j’avais envie d’explorer. D’ailleurs je m’y sens bien.

« Où je vais ? Qu’est-ce que je veux faire ? Des questionnements intimes autant qu’universels »

Arkult.fr : En quoi Nostos Algos est-il un film personnel ?

Ysé Sorel : Je raconte la crise de Yorgos, le personnage principal, qui soulève des questions aussi intimes qu’universelles je pense. Je les suggère à l’écran avec des couvertures de livres qui m’ont accompagnés, parfois même tourmentés. Où je vais ? Qu’est-ce que je veux faire ? Toutes ces incertitudes me parlent d’autant plus que c’est un film d’apprentissage. Dans ce sens qu’il raconte un personnage qui se cherche, dans un pays qu’il a quitté et qui demeure en crise. Mais également puisque j’ai appris à faire du cinéma en réalisant ce projet. 

Nostos Algos © Ysé Sorel

Arkult.fr : Tous les personnages jouent leur propre rôle. Comment gère-t-on cette distance propre à l’auto-fiction ?

Ysé Sorel : Faire son miel avec le pollen de vraies existences sans tomber dans le vampirisme est extrêmement complexe. Je me suis beaucoup posée la question car ce film est à la frontière entre le documentaire et la fiction. Je crois ne pas avoir céder à cette tentation vampiriste. Parfois Yorgos a dû me donner beaucoup, et cela lui a coûté. Mais il a accepté de devenir cette surface : le personnage principal.

Arkult.fr : Qu’est-ce qui se joue dans la scène du premier repas en famille ?

Ysé Sorel : Il n’y a que du pain dur sur la table, et l’on comprend que c’est la crise. Mon but n’était vraiment pas de faire un film les difficultés économiques de la Crète. On les saisit par endroits mais j’ai juste voulu parler d’une famille, prise dans cette tourmente là. Cette histoire de pain dur rends la chose plus juste. Ce moment d’émotion fait partie des cadeaux  qu’offre le documentaire. Bien sûr cela est mis en scène, mais ce sont de vrais gens qui jouent leur propre rôle, alors c’est très touchant.

Nostos Algos © Ysé Sorel

Arkult.fr : Le calme qui règne dans votre film s’est-il imposé par ce que vous avez vu sur place ou c’est une pure construction ?

Ysé Sorel : J’ai vraiment ressenti cela là-bas. La nostalgie réside aussi dans cette tranquilité. La Crète est un territoire assez particulier par rapport à la Grèce, il s’y dégage une atmosphère rassurante. Certains ne croient pas à la crise, de par l’absence de tumulte. Un des personnages dit même qu’elle n’existe pas. Avec son fromage et ses tomates il ne manque de rien. C’est une vraie leçon de vie. 

« J’aime être nostalgique car c’est une douceur, un peu comme ce voyage. »

Arkult.fr : Nostos Algos en grec signifie « nostalgie ». Quelle serait votre définition de la nostalgie ?

Ysé Sorel : Pour moi ce serait ce film. La nostalgie est un sentiment que l’on ressent plus ou moins. Comme un souvenir de l’enfance ou de toutes petites choses : une odeur, une photo, une sensation qui souvent nous échappe… À mes yeux c’est la conjonction entre un moment et un lieu qui ont marqué notre vie. La recherche de nostalgie est de l’ordre de l’insaisissable. J’y vois une forme de beauté qui me touche beaucoup. J’aime être nostalgique car c’est une vraie douceur, un peu comme ce voyage.

Nostos Algos © Ysé Sorel

Arkult.fr : Vous filmez beaucoup d’images fixes. Quelle place tient la photographie dans votre travail ?

Ysé Sorel : Je la pratique de plus en plus, plutôt sur pellicule. J’ai donc un rapport très graphique à la manière de filmer. Les natures mortes en peinture m’inspirent d’ailleurs beaucoup. Je crois que je mets à l’épreuve mon oeil dans ces détails. J’essaie de donner au spectateur une forme de liberté pour qu’il puisse investir ses propres souvenirs dans les images que je montre.

Arkult.fr : « Quelle dose de pays natal vous faut-il ? » est une question que vous posez, alors on vous la retourne…

Ysé Sorel : Barbara Cassin le dit de manière très juste dans son ouvrage La Nostalgie : « On est chez soi quand on est accueilli ». J’ai tellement ressenti ça en Grèce que j’aimerais trouver le moyen d’aller habiter là-bas. Ce n’est pas mon pays natal car je me sens très française mais j’ai besoin de cet endroit, de sa simplicité.

Nostos Algos © Ysé Sorel

Propos recueillis par Philippine Renon.