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Des liaisons dangereuses selon Marivaux

© Brigitte Enguérand
© Brigitte Enguérand

Dans « La Double Inconstance », Silvia (Adeline d’Hermy) est enlevée par le Prince (Loïc Corbery), car celui-ci s’est épris d’elle et il compte l’épouser. Celle-ci refuse, car elle aime Arlequin (Stéphane Varupenne) et jure de lui rester fidèle. La comédie va montrer toutes les manigances que le Prince met en œuvre pour tenter de délier les amants. Les premières tentatives échouent : Silvia ne veut rien entendre des promesses d’élévations sociales et Arlequin congédie Lisette (Georgia Scalliet) qui joue les midinettes peu farouche, pour tenter de le séduire contre l’assurance de fortune. Alors, Flaminia (Florence Viala), propose une nouvelle idée à son maître : faire en sorte que les deux amants désirent l’un et l’autre une autre personne.

Cette stratégie va s’avérer payante. Fine, intelligente et féline, Flaminia séduira assez vite Arlequin en se faisant passer pour son alliée dans la tourmente. Elle finira par se prendre à son propre jeu. De son côté, le Prince dont Silvia ignore l’apparence, endosse le rôle d’un simple officier qui lui avait rendu plusieurs fois visite peu de temps auparavant dans la forêt, et pour qui Silvia avait eu un léger béguin. Au fil de la pièce, avec cet humour prodigieux dont Marivaux a le secret, la technique fonctionne. On assiste à l’érosion d’une fidélité trop vite assurée et hésitante, chaque scène conduisant un peu plus vers la séparation inévitable. La « Double Inconstance » produit ainsi un double mariage.

Une fois de plus, la comédie de Marivaux oppose les classes sociales du début du XVIIIe siècle. Non pas dans un but révolutionnaire, comme on a voulu lui en prêter l’intention de manière anachronique, mais dans le but d’amuser. Et aujourd’hui encore, la « Double Inconstance » nous amuse. Cette bataille entre la fortune, le plaisir des aristocrates et la simplicité désirée et revendiquée de la part des pauvres fonctionne. Finalement, le marivaudage agit : les promesses s’étiolent, les amants se dénigrent et l’amour vrai triomphe.

Dans cette mise en scène réussie, Anne Kessler suit un fil évolutif. Elle donne à cette pièce une première image de légèreté, avant de laisser se construire une profondeur dramatique, qui augmente tout au long de la représentation. Au début, le décor n’en est pas un : il est la reproduction du foyer des acteurs de la Comédie-Française et nous assistons aux répétitions (le numéro des scènes est indiqué sur un écran). La répétition est parfois gênée par le passage d’une costumière ou d’un accessoiriste. La vidéo prolonge la vie des acteurs dans les couloirs ou sur le balcon, d’où l’on voit les voitures défiler sur l’avenue de l’Opéra. Dans les premières scènes, certains comédiens sont habillés en costume de ville, cannette de soda à la main ou baladeur dans les oreilles. L’habit arrive par pièce et s’avère, comme le décor, totalement terminé dans l’acte trois. Les acteurs se laissent ainsi totalement accaparer par les personnages.

La progression se lit aussi dans le jeu de ces derniers. Les premières scènes d’amour semblent mécaniques et finissent dans la dernière partie, par être totalement incarnées. Il y a un changement du degré de finesse du jeu en fonction de la chronologie. Et quel jeu ! Tous les acteurs sont excellents. La distribution est jeune, très vivante et sert ce texte classique à merveille : on entend tout. Et pour profiter du génie de Marivaux, cela est particulièrement louable.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Double Inconstance » de Marivaux, mise en scène Anne Kessler, jusqu’au 1er mars 2015 à la Comédie-Française, 2 place Colette (75001, Paris), en alternance. Durée : 2h15. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Delanoë, la libération… Enfin ?

Delanoë

Yves Jeuland nous a habitués à mettre son service au talent de la politique française [1. Il a réalisé, entre autres, « Camarades, il était une fois les communistes français » (2004), « Un village en campagne » (2008), « Le Président » (2010). Ce dernier porte sur la campagne de Georges Frêche pour conquérir la région Languedoc-Roussillon.], la livrant telle qu’elle est aux yeux du spectateur, souvent cruelle et manipulatrice. Avec « Delanoë libéré », c’est un autre exercice auquel se consacre le réalisateur, puis qu’ici, il se donne une place (corps et voix) au casting. Il est installé avec Bertrand Delanoë dans un studio de tournage (bien que toujours de dos), et c’est lui qui mène l’entretien avec celui qui, en mars 2014, portera le titre (honorifique!) d’ancien maire de Paris.

Le contexte est intéressant : le maire socialiste (le premier à Paris depuis 1 siècle !) ne se présentera pas à sa succession [2. La candidate du Parti Socialiste est une « lieutenant » de Bertrand Delanoë, Anne Hidalgo.], il est « libéré » d’engagements futurs et peu donc dresser une sorte de bilan. Une « sorte », car ce n’est pas un bilan politique qu’il faut s’attendre à voir ici, encore moins un bilan de mandat. Quel intérêt à dresser ce dernier pour soi-même si ce n’est pas pour être réélu ? C’est donc un bilan humain qui s’écrit pendant ce film, comme le récit d’une vie, d’un homme, de ses souvenirs, avant son retrait de la vie publique.

Jeuland n’en est pas à son premier documentaire où Delanoë a un rôle important. Il y a douze ans, il tournait un film baptisé « Paris à tout prix ». Diffusé en deux épisode sur Canal+, il montrait tout de la bataille que les candidats se livraient entre eux pour l’Hôtel de Ville. Ce documentaire s’arrête sur la proclamation des résultats. La caméra était restée à l’entrée, elle a attendu patiemment la sortie. C’est d’ailleurs avec plusieurs images de ce premier documentaire que s’ouvre « Delanoë libéré ».

Filmé de trois-quarts on voit monsieur le maire regarder les images, on profite ainsi de ses réactions. Il donne l’apparence d’un homme simple, au regard fatigué, sans être agacé, qui est assis face à nous. Fait rare pour un homme politique : il s’exprime en bon français, dans cette voix grave de fumeur de cigarillos couronnée d’une légère intonation de dandy, que même l’auditeur occasionnel lui connaît. On le voit en ami de Lionel Jospin, admirateur de Gaston Defferre, inséparable de Dalida… Cette dernière qui l’accompagnait dans les rues du 18e arrondissement au soir de sa première élection en tant que député pour fêter la victoire en 1981.

C’est un vieux combattant qui porte maintenant un regard façonné par la maturité et l’expérience sur sa propre vie. Une naissance à Bizerte en Tunisie, son mai 68 à Rodez, sa montée à Paris quand il avait 24 ans et les engagements menés alors. Il parle des leçons données par ses parents, qui n’ont pas connu son ascension brillante. L’occasion pour lui de revenir sur l’un de ses grands combats face à lui-même : contre l’orgueil, un vieux démon dont il donne l’image de s’être complètement libéré aujourd’hui. Il commente aussi son coming-out, réalisé à fin des années quatre-vingt dix et se félicite du fait qu’aujourd’hui « le maire de Paris soit homosexuel, et que tout le monde s’en foute ! ». Il assume son célibat, ou plutôt, sa liberté encore une fois, confessant que jamais « [il] ne veut se priver d’une affection naissante ». La liberté, véritable luxe de cet homme sans téléphone portable, peut-être…

Il y a aussi une certaines douleur et peut-être un peu de regret quand il revient sur ses échecs internes du parti Socialiste. Fataliste, il commente : « c’est que cela ne devait pas arriver ». Douleur également, mais philosophie aussi, quand il repense à la tentative d’assassinat dont il a été victime à l’Hôtel de Ville ce samedi soir de 2002, lors de la première édition des Nuits Blanches, il dira qu’il « se peut que cela [lui] ai apporté un peu de sagesse ».

Enfin, la question de savoir, pourquoi il s’arrête là ? Alors qu’il aurait tout a fait pu être réélu si cela l’avait intéressé ? [3. Bertrand Delanoë avait annoncé dès son élection qu’il n’exercerai que deux mandats à la tête de Paris.] Delanoë répond qu’il a « admiré deux grands maires : Defferre et Chaban-Delmas, et que ces deux ont fait quelques mandats de trop ». Il préfère donc penser à l’après mars 2014, imaginant sa vie entre « voyages, plage et copains », sans pour autant écarter toute possibilité de responsabilité politique, disant en substance que si on lui confiait une « mission », il ne la refuserait peut-être pas…

Comme à son habitude, Yves Jeuland et son équipe ont le génie pour faire voir l’humanité dans le héros et comment celui-ci arrive, d’une certaine manière, à nous le faire aimer. Ils construisent une histoire autour de ce sujet qui ne semble pas forcément évident au départ. Et pourtant, on comprend tout. On s’intéresse à chaque minute du film même si on ne connaît pas grand chose de l’homme au départ [4. C’est le cas de l’auteur de cet article.]. Le mélange entre images d’archives, interview et clins d’œil musicaux (chers à Jeuland) donne un bel équilibre à l’ensemble, on ne relève pas de longueurs ou de détail qui viendrait en gâcher l’harmonie.

Ce documentaire mérite l’attention du spectateur amateur ou non de jeux de pouvoirs. Il offre l’image intéressante d’un homme politique peut-être un peu plus vrai que les autres ? Assurément vrai, car (volontairement) libéré !

« Delanoë libéré » sera diffusé le 18 octobre sur France 3 à 23h10