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Wildlife : Une saison ardente – Histoire d’une (admirable) descente aux enfers

On connaissait le rêve américain, nous voilà plongés dans le cauchemar américain. Un pays en pleine mutation, au début des années 1960, un contexte politique mouvant, une société qui se transforme, les relations hommes / femmes qui prennent une nouvelle teinte. Nous sommes pourtant bien loin dans ce film de la frénésie des grandes villes de la côté Est.

Ici, c’est le Montana, la rudesse du climat et des éléments qui vient s’entrechoquer avec celle des sentiments et des rapports humains. Ainsi, l’harmonie qui règne, ou a minima semble régner, entre Jeanette, Jerry et Joe Brinson, va lentement se disloquer en prenant comme miroir les yeux du jeune adolescent, enfant unique, involontairement centre du drame qui se prépare. Et paradoxalement, le jeune homme représente à lui seul, l’image de la maturité, de la sagesse et de la stabilité au milieu d’un chaos en voie d’explosion.

On assiste ainsi à la lente descente aux enfers, physique, psychologique, d’une famille sans histoire, dépeinte avec un talent hors norme dans ce premier long métrage de Paul Dano. L’image splendide magnifie cette sensation de longue dépression, d’abord latente puis qui vient tout balayer, sans refuge possible. Au cœur du brasier, l’impeccable et incroyable Ed Oxenbould (Joe Brinson) impressionne par son jeu. Pas de superflu, une justesse des expressions, un rôle poignant pour cet adolescent écartelé au croisement des voies choisies par ses parents, seul détenteur de douloureux secrets, et toujours garant du maintien de l’équilibre familial.

Primé au festival du film de Turin et sélectionné à celui de Sundance, Wildlife vous marque, vous touche, vous retourne même, par la justesse et la sincérité des personnages qui composent ce drame, rien que trop banal, et aux relents amèrement contemporains.

 

 

Fiche technique
Titre original : Wildlife
Titre français : Wildlife – Une saison ardente
Réalisation : Paul Dano
Scénario : Paul Dano et Zoe Kazan, d’après le roman Une saison ardente (Wildlife) de Richard Ford

Distribution
Carey Mulligan : Jeanette Brinson
Jake Gyllenhaal : Jerry Brinson
Ed Oxenbould : Joe Brinson
Bill Camp : Warren Miller
Mollie Milligan : Esther
Zoe Margaret Colletti : Ruth-Ann




[Théâtre] Andromaque, les héritiers

© Denis Gueguin

Éclatement des lieux, éclatement des esgourdes, cet Andromaque s’échoue entre humour et sérieux. Damien Chardonnet-Darmaillacq, met grossièrement en scène cette pièce de Racine qu’il créé cette année au Phénix de Valenciennes. Andromaque, les héritiers, spectacle compliqué, occulte malheureusement les nuances de l’oeuvre. Rien ne circule alors sur ces planches encombrées. Jusqu’au 10 Février, au Théâtre de la Cité internationale. 

La première parisienne a-t-elle connu des problèmes techniques qui auraient rendu floue notre écoute ? A l’image de Pyrrhus, fils de l’illustre Achille, tant souverain d’Épire que geôlier d’Andromaque, qui a le souffle coupé par un micro qui « bug ». Sa voix porte haut, certes jusqu’à la chambre haute de cette captive qu’il aime, mais sa mâchoire fatigue au terme d’une scène et demie… Il n’articule plus, on entend plus les vers. La faiblesse du recours à la technologie trahit dans l’incident, des voix qui finalement, se suffisent à elles-mêmes. L’option « modernisation » n’est pas au point. Et si cela ne suffit pas pour prouver qu’il s’agit d’un outil maladroit, convoquons là Oreste, le fils d’Agamemnon, qui grésille atrocement lorsqu’il hausse le ton. L’ambassadeur des grecs bousille les enceintes ainsi que les tympans de la salle toute entière.

Comment souscrire d’ailleurs aux fureurs et folies de cet amant transit d’Hermione ? La rage d’Oreste explose à peine dans de tristes mouvements, complètement coincé dans son blouson de cuir. Définitivement ce n’est pas mieux sans veste, il gigote nerveusement sur une scène rétrécie. Il y avait de l’idée à segmenter l’espace par région et par villes, mais c’est trop compliqué. Les comédiens bloqués par toutes sortes d’obstacles, malheureux symboles fixes des cahots intérieurs, figurent l’engoncement. Dans une absence de rythme, la hausse ponctuelle des décibels n’y fait rien. Le numéro de l’acte en cours, froidement projeté sur un rideau, rappelle d’un clin d’oeil lourd que l’on est au théâtre… Chronomètre de l’ennui un spectateur peut, sans rien rater, s’amuser à couper deux heures en cinq pour savoir où il en est.

Pyrrhus assassiné, la chute s’annonce enfin pour évoquer fureur et désespoir. Adulée par Oreste, Hermione l’indécise fustige ce dernier une fois qu’il accomplit la tâche qu’elle-même avait manipulée. Vient alors une tambouille autour de la folie d’Oreste, mélangeant tous ensemble clips crades et insensés ainsi qu’une musique toujours trop véhémente. Le bruit empêche le verbe, le drame est inaudible. Cet Andromaque ne donne rien, et c’est revendiqué.

Pas partageur ? Dommage… « L’amour n’est pas un feu qu’on enferme en une âme ». Il n’en demeure pas moins que cela tourne au grotesque, voire même à l’opaque. Andromaque la pauvre, jolie mais monocorde, manque de densité. Cléone, une suivante confidente d’Hermione, pourrait sauver la pièce ainsi que toutes ses femmes et leurs beaux paradoxes. Mais son genre l’en empêche, puisqu’on en fait un homme ! Et Hermione transsexuelle, cela semble un choix net, sauf qu’une fois validée pourquoi moquer l’idée ? C’est triste d’en vouloir rire, au XXIe siècle, et signifier par là qu’une femme inflexible devrait cacher un homme. Pas de demi-mesure, pas de subtilité, peut-être que ce casting n’aime résolument, ni Racine ni les femmes ?

« Andromaque, les héritiers » d’après Jean Racine, mise en scène par Damien Chardonnet-Darmaillacq. 

Durée 1h45. Plus d’informations sur : http://www.theatredelacite.com/programme/damien-chardonnet-darmaillacq 




[Théâtre] Une Mouette qui nous prend au vol et s’abat sur nous

Photo : Clément Carmar

Le Théâtre de la Bastille accueille La Mouette, une pièce de Tchekhov mise en scène par Thibault Perrenoud, qui nous en offre une version décapante, saisissante de réalité et toujours en prise avec l’actualité.

Dans la pièce de Tchekhov, la mouette n’est autre que Nina, une jeune femme qui va périr d’amour. D’abord aimée de Constant qui lui écrit une pièce, la jeune actrice qu’elle est va s’enfouir avec l’amant de la mère de celui qui l’aime et qui lui abattra une mouette. Comme d’habitude chez Tchekhov, tous sont tourmentés, se cherchent, fuient mais reviennent confrontés à ce qu’ils sont. Dans la mise en scène signée par Thibault Perrenoud, les personnages sont ceux de Tchekhov mais comme actualisés, transposés à aujourd’hui et nos vies. Dès leur entrée sur un plateau où le public est installé dans un système en quadri-frontal, ils se révèlent proches de nous, ils jouent des sentiments que l’on connaît tous, ils sont assis parmi nous et dans une temporalité qui nous échappe tant cette pièce ainsi montée s’impose comme une évidence, on est balloté d’émotion en émotion, de la détresse de chacun à la mort annoncée de l’un d’eux.

Même s’il prend des risques avec le texte original, le metteur en scène crée un spectacle épuré, marqué par des fulgurances qui nous heurtent en plein vol si bien que l’âme de Tchekhov plane toujours au-dessus de nous, et ce malgré le choix d’un franc-parler déroutant au départ. Là où Thibault Perrenoud comme sa troupe d’acteurs excellent, c’est aussi dans ce qui n’est pas dit mais que l’on voit ou que l’on entend quand même. Car entre les répliques ou pendant, les situations semblent se vivre « pour de vrai », toujours il se passe des choses hors-scène, et toujours les frustrations de chacun – amoureuses ou artistiques – sont prégnantes.

En deux heures à peine, on éprouve les vies des personnages, leurs difficiles relations entre eux et avec le monde qu’il faut habiter. Par de multiples clins d’œil intelligents à notre actualité, le chômage, l’écologie, le terrorisme, le metteur en scène nous achève et montre qu’avec peu de choses il reconstitue tout un monde et un tissu social qui nous interpellent. Et plus le temps passe, plus comme cette mouette abattue, spectatrice constante abandonnée en bord de plateau, on y laisse quelques plumes.

« La Mouette », de Tchekhov, mise en scène Thibault Perrenoud, actuellement au Théâtre de la Bastille, 76, rue de la Roquette, 75011 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur http://www.theatre-bastille.com/saison-16-17/les-spectacles/la-mouette




Amour irradié : comment revivre ?

valentina

La « Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse » du prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch est de ces livres encore interdits en Biélorussie, l’un de ces livres d’où l’histoire irradie. Loin de relater ce que les médias se sont évertués à relater à propos de la catastrophe nucléaire du 26 avril 1986, Alexievitch s’est intéressée aux oubliés de la grande Histoire pour construire son ouvrage autour de centaines de témoignages de survivants. « Valentina-Tchernobyl, née pour l’amour » mis en scène par Laure Roussel est un spectacle qui a été pensé à partir de l’un de ces témoignages, adapté librement, que le temps ne doit peut oublier.

C’est sans nul décor et seule en scène que Coralie Emilion-Languille vêtue de noir et de rouge mène de bout en bout la représentation, et récite la supplication. Tout en sobriété et dans l’économie de mouvements. Dans le rôle de Valentina, la comédienne mise tout sur les mots pour heurter. Voix solitaire, ne pouvant trouver de réconfort dans son travail devenu si fade, Valentina est de ces survivants de l’ombre. Dans un pays où on ne songe pas, elle était de ceux qui, malgré tout, avaient des rêves. Mais c’était avant Tchernobyl. Sur scène, les yeux humides, comme débordant de souvenirs, elle raconte cet avant. Elle parle avec beaucoup d’émotion de son mari, né homme, mort tchernobylien. De cette génération où l’on pouvait encore naître exempté de radioactivité. De la gorge serrée, résonnent les mots si justement abandonnés à un silence que la comédienne se force à maintenir comme ponctuation, elle se fait témoin là où le théâtre devient lieu de mémoire. Le cancer de Tchernobyl ? Elle le décrit, sous nos yeux elle dessine l’horreur et l’agonie vécues par l’homme qu’elle épousa à la vie à la mort. Très proche du texte, la comédienne s’en est emparée avec beaucoup de sincérité mais surtout d’humanité, sans jamais verser dans le pathos ni même le froid témoignage de ce que la vie de Valentina à l’épreuve de la mort a pu être.

« Je ne sais pas de quoi parler, de la mort ou de l’amour ? Oui c’est égal… » écrit Alexievitch en ouverture de son ouvrage. Parce que l’Histoire qu’elle transmet dont le spectacle se fait écho, c’est celle des petits gens, de leurs vies aussi modestes soient elles, et de leurs amours, aussi grands fussent-ils. Si au départ l’intérêt théâtral de cette supplication n’était pas évident, la fin ne peut que susciter les applaudissements, ne serait-ce que pour contrer la censure et enfin briser un si long silence historique.

« Valentina-Tchernobyl », texte librement adapté de « La supplication » de Svetlana Alexievitch avec Coralie Emilion-Languille, mise en scène de Laure Roussel, jusqu’au 14 mai 2016 à la Manufacture des Abbesses, 7, rue Véron, 75018 Paris. Durée : 1h15. Plus d’informations et réservations sur www.manufacturedesabbesses.com




Pouvoir, sexe et trahison à l’Hébertot

cartes du pouvoir

En mettant à l’affiche « Les Cartes du Pouvoir », le Théâtre Hébertot surfe sur l’engouement provoqué par la série « House of Cards ». La pièce est une adaptation de la pièce « Farragut North » de Beau Willimon. Pour elle, la production met le paquet : affiches dans Paris depuis le début de l’été et bande-annonce dans les cinémas de la capitale. Fort heureusement, toute cette stratégie médiatique sert un spectacle réussi.

Le public est invité à suivre la stratégie d’un candidat démocrate à la primaire de son parti depuis son cabinet de campagne. Un cabinet qui, de prime abord, paraît être un banc de requins squattant les hautes sphères du pouvoir, rassemblés pour dévorer le camp adverse : le directeur de campagne, l’attaché de presse, la stagiaire blogueuse, eux-mêmes entourés de journalistes prêts à tout avec lesquels la connivence est évidente. On assiste, au début, à un bal d’autosatisfaction puant où les ressorts de la victoire sont évoqués avec cynisme : le but n’est pas de convaincre les électeurs, mais de faire sombrer le candidat adverse. Pour cela, tous les moyens sont bons. Mais très vite, on comprend que l’on suit le mauvais camp, puisque les personnages principaux ont des idéaux et de la morale, et qu’ils croient aussi en la force de leurs propositions politiques.

Steven Bellamy : « Les gens n’entendent que le scandale »

Les échanges entre les personnages sont trépidants, jouant du champ lexical auquel nous, français profanes, sommes désormais habitués, « sénateur », « sondages dans les états clés », « gouverneur » et « whisky » : tous sont égrainés. On est pris dans le jeu comme dans un épisode de « House of Cards » ou « Scandal ». Les personnages principaux, bien qu’affichant des valeurs morales, ne manquent pas de cynisme, envers l’amour, ou le peuple qu’ils se targuent de vouloir servir. La dualité de propos rend les situations d’autant plus passionnante et ne manque pas de nous rappeler ces pièces anglo-saxonnes modernes qui traitent de problèmes actuels, comme « Race » de David Mamet.

« Les Cartes du Pouvoir » ne suit pas le rythme linéaire d’une campagne, se contentant de montrer comment un cabinet gère quelques crasses de la part de l’équipe adverse. C’est une vraie pièce, avec ses nombreux coups de théâtre. L’action se resserre rapidement autour du personnage de l’attaché de presse, Steven Bellamy (Raphaël Personnaz). Manipulateur manipulé, dont la chute est orchestrée par le camps opposé, on assiste finalement à sa descente aux enfers, le tout dans un laps de temps très bref (trois jours environ), belle démonstration de la vitesse à laquelle en politique américaine, les hommes se font et se défont.

Le drame est servi par une équipe d’acteurs justes. Dans le rôle de Paul Zara, Thierry Frémont est excellent, homme de conviction, politique idéaliste, il est aussi brut de décoffrage et très « américain » dans ses postures : parfois, on s’attend à entendre un accent texan jaillir de sa bouche. Aussi, Raphaël Personnaz se révèle comme un comédien de théâtre très convaincant, rongé par ses démons et la peur de n’être rien s’il est éloigné de l’adrénaline des campagnes. Notons aussi la très bonne performance de Roxane Duran, alias Molly, stagiaire espiègle, sensuelle et amatrice d’hommes murs.

L’action se déroule dans un décor moderne et froid, composé d’éléments amovibles glissant au gré des espaces comme des pièces sur un plateau d’échec : allégorie de la situation qui s’imbrique sous nos yeux. La mise en scène de Ladislas Chollat est pleine d’idée et utilise bien ce dispositif.

Concrètement, « Les Cartes du Pouvoir » ne parle pas de politique, mais des jeux qui l’entoure. Bien sur, cela questionne aussi nos rapport avec nos gouvernants, sur l’intérêt accru que chacun nourrit plus ou moins pour la forme au détriment du fond. On s’amuse aussi de voir comment aux USA, la moindre des « affaires » françaises ferait couler tout le pan de l’appareil en place, quand dans l’Hexagone elles passent chacune comme des faits divers.

« Les Cartes du Pouvoir » d’après « Farragut North » de Beau Willimon , actuellement au Théâtre Hébertot, 78 bis boulevard des Batignolles (17e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Samedi à 15h30 et dimanche à 18h. Durée : 1h55. Plus d’informations sur http://theatrehebertot.com/




Une « Anne Frank » aux airs de téléfilm

Copyright : Laura Cortès

Le journal d’Anne Frank, c’est des millions d’exemplaires vendus à travers la planète. Témoignage rare, il rapporte la vie clandestine endurée pendant deux ans par une jeune fille juive et sa famille à Amsterdam. Il est probablement l’un des journaux intimes les plus exposés aux yeux du monde. Évidemment, se lancer dans une création à partir de ce monument du souvenir tient du véritable défi. Une épreuve relevée par Eric-Emmanuel Schmitt, visible sur la scène du théâtre Rive-Gauche à Paris jusqu’en décembre.

Dans un décor et une mise en scène extrêmement réalistes, Francis Huster est Otto Frank, le père, seul survivant de la famille. La scène est divisée en trois espaces chronologiques, alternant entre temps présent et souvenir, au moyen de flash-backs, comme au cinéma, éclairés par une lumière à la Jean-Pierre Jeunet… On en oublie parfois (malheureusement) que nous sommes au théâtre. Toute la pièce baigne dans la recherche d’émotion : Eric-Emmanuel Schmitt, soutenu par Steve Suissa à la mise en scène, s’est mis en tête de faire pleurer dans les chaumières avec de grossières ficelles (la récurrence de l’Agnus Dei de Samuel Barber ou des discours d’Hitler soulignent cette intention), bien évidemment, ça ne fonctionne pas très bien. Il y a un petit côté téléfilm qui gêne comme un caillou dans la chaussure.

Les acteurs ont chacun un caractère bien marqué, à l’exception de Francis Huster qui manque souvent de justesse, notamment pendant les apartés où il revient à l’époque actuelle, seul face aux écrits de sa fille. La jeune Roxane Duran incarne bien Anne Frank, mais elle fait souvent aux yeux du spectateur, figure d’une petite peste insolente. La faute au texte de Schmitt, problématique quand on sait que « Le Fonds Anne Frank » qui a autorisé la diffusion de la pièce fait tant attention à ce que la mémoire de la petite fille ne soit pas entaché. Dans le texte, le désir et la joie de respirer, le bonheur d’être en vie qui caractérisent Anne passent quelquefois à la trappe au profit d’une sur-maturité (imaginée). Tout au long du spectacle, elle reprend les grands sujets qui la bouleverse (et qui sont sensés nous bouleverser ?) : l’arrivée des règles, de l’amour, la peur du noir et le désir d’apprendre, de vivre…

Vouloir évoquer la richesse des pages publiées d’Anne Frank était un pari difficile, allant de vérité historique à extrapolation, au final on est un peu perdu dans une éruption de bons sentiments à bon compte. Dommage.

Pratique :  Jusqu’au 20 décembre 2012 au théâtre Rive-Gauche, 6 rue de la Gaité (14e arrondissement, Paris) – Réservations par téléphone au 01 43 35 32 31 ou sur www.theatre-rive-gauche.com / Tarifs : entre 42 € et 47 € selon les catégories.

Durée : 1 h 45

Texte : Eric-Emmanuel Schmitt, d’après « Le Journal d’Anne Frank » et avec la permission du Fonds Anne Frank.

Mise en scène : Steve Suissa

Avec :  Francis Huster, Gaïa Weiss, Roxane Duran, Odile Cohen, Katia Miran, Charlotte Kady, Yann Babilee Keogh, Bertrand Usclat, Yann Goven




Quand Valmont s’attaque aux Liaisons Dangereuses …

Une invitation pour une Générale des Liaisons Dangereuses, ça ne se refuse pas me direz-vous … John Malkovich à la mise en scène qui plus est. Et frappée du sceau du théâtre de l’Atelier pour couronner le tout. Il faudrait être timbré pour dire non à une telle soirée.
Et pourtant, le doute est là, tapi dans un coin de notre esprit : comment faire oublier au spectateur le film de Stephen Frears et ses interprètes légendaires ? Quelle création envisager et quelle originalité apporter ?
Mais voilà, c’est sans compter le talent créatif de John Malkovich. Et dès les premières répliques, on se trouve bien plongé dans d’autres Liaisons Dangereuses, plus modernes, plus décalées, mais tout aussi puissantes.

Le thème des Liaisons Dangereuses avec ses personnages emblématiques a été traité par Les Inconnus et d’illustres réalisateurs, au théâtre, sur grand/petit écran et même sous forme de comédie musicale. Mais, aujourd’hui en 2012 …
  • L’introduction des tablettes et des téléphones portables ne dénature-t-elle pas le caractère épistolaire de l’oeuvre originale ?
  • La version portée par John Malkovich sort-elle du lot ?
  • Est-il possible de retranscrire au théâtre la complexité mystique des personnages de Choderlos De Laclos déclinée dans une œuvre de 500 pages ?
  • Pourquoi le duo Valmont-Merteuil fascine-t-il encore et toujours?


Acte 1

La pièce s’ouvre avec un rideau métallique brinquebalant sur un acte sobre, un peu lent à se mettre en place. On y retrouve les lettres que l’on connaît bien et petit à petit on entre dans le monde de l’énigmatique et flegmatique Malkovich. Les rouages de la machine infernale des Liaisons Dangereuses nous semblent soudain plus visibles, plus purs. Le texte, lui, est toujours aussi fort.Pourtant ce n’est pas le texte qui porte les jeunes interprètes, c’est plutôt eux qui le portent et qui se l’approprient avec une fraîcheur de ton saisissante. Tablettes et téléphones portables côtoient vieux français, robes « crinolinesques » et redingotes de style. Et pourtant ça ne sonne pas faux.Ces appareils technologiques devenus banals dans notre quotidien s’introduisent avec un naturel déconcertant dans le XVIIIème siècle originel du texte. On aurait même pu s’attendre et souhaiter qu’ils soient plus présents. Les smartphones notamment permettent un second degré qui restitue parfaitement le caractère libertin et joueur de Valmont, sans éclipser les méandres de l’intrigue et le poids de l’écrit.

Acte 2
Après l’entracte dans le chaleureux foyer du Théâtre de l’Atelier, c’est une autre dimension des Liaisons Dangereuses qui nous est comptée. Finies la frivolité et la comédie, « bas les masques » : voici venu le temps du drame mais toujours avec une mise en scène un peu décalée.Il y a plus de mouvements, les costumes changent, le décor bouge, les jeux de lumière se font omniprésents, contrastant férocement avec le premier acte.
C’est une fracture sauvage par rapport au théâtre classique. Les fauves sont lâchés, les acteurs sautent ou agonisent et se démènent dans un excès libératoire.Valmont et Danceny se battent à l’épée avec force fougue et renfort de ketchup. En somme, l’interprète de Saint-Pierre dans la série de publicités fortes de café est ici un bon berger, notre Noé qui nous embarque tous à bord de son arche. Le final très émouvant des acteurs sur un large plébiscite de l’audience en est témoin.

La mise en scène
Le décor, ou l’absence de celui-ci est assez déstabilisante, surtout dans le premier acte.
Les acteurs sont tous sur scène.
Tout le temps.
Tous les 9.
Assis sur des chaises contemporaines et dépareillées à se désaltérer et picorer des des clémentines.
On se sent comme à une répétition dans l’intimité de la troupe.Les costumes sont dessinés par John Malokivch, revêtant ici sa casquette de dandy styliste. Ils sont ancrés dans le passé mais bel et bien dans le présent car il y a fort à parier que la Comtesse de Merteuil ne portait pas de pantalons et que Valmont ne traînait pas son spleen dans un jeans.
Astucieuse éloge des corps, ils sont évolutifs et résolument aux services de l’évolution du caractère des personnages. Si « l’amour est enfant de bohème »*, alors on aime cette pièce bohème chic qui parle d’amour et de stratagèmes sans que le bon Choderlos ne se retourne dans sa tombe.

Les acteurs
Une histoire, des décors, une mise en scène. Oui, certes. Mais sans acteurs valables, avouez que ça sonnerait un peu creux.

Autant dire que M. John n’a pas ménagé ses efforts pour le casting … Ce n’est pas moins de 300 prétendants qui ont défilé devant la directrice de casting, puis une soixantaine devant le metteur en scène en personne. Plusieurs mois d’essais pour parfaire le choix final.
Et le résultat est là.

Yannik Landrein en Vicomte de Valmont face à Julie Moulier en Madame de Merteuil. L’humour pince-sans-rire et la légèreté de caractère face à la perversité manipulatrice et la rancoeur amoureuse.
L’étonnante maturité des comédiens, âgés de moins de 30 ans pour la plupart, contribue à déstabiliser le spectateur. Notre société moderne voit en effet les mariages devenir de plus en plus tardifs, et la maturité sentimentale reconnue une fois la quarantaine passée.

La pièce nous plonge dans un entremêlement entre figures parfois tout juste sorties de l’adolescence, digital natives armés de tablettes et smartphones, et jeunes adultes soumis aux impératifs familiaux et maritaux en vigueur au XVIIIème siècle.
Entre les deux époques … nos coeurs balancent encore !


Une nouvelle mise en scène peut-être, mais les Liaisons n’en sont pas devenues moins Dangereuses. La modernité et l’immédiateté ajoutent à la violence des mots, l’immédiateté de leurs conséquences.

De subtiles touches de technologie, un savant saupoudrage d’inattendu, de décalé, parfois même d’absurde. La recette que nous présente John Malkovich sur la scène du théâtre de l’Atelier est savoureuse. Avec pour brigade, des talents jeunes et moins jeunes, reconnus ou en passe de l’être dans les jours à venir.
Alors, n’hésitez pas, succombez à la tentation, et goûtez aux fruits défendus des Liaisons Dangereuses !
 
 
Les Liaisons dangereuses ,Théâtre de l’Atelier, 1, place Charles-Dullin (XVIIIe). Tél: 01 46 06 49 24. Horaires: 20 h du mar.  au sam., mat. sam. et dim. 16 h. Places: de 10 à 38 €. Durée: 1  h  55. Jusqu’en mai.
Twitter :@LesLiaisonsD
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Distribution :
Mise en scène: John Malkovich
Équipe technique:
décor : Pierre-François Limbosch
costumes : Mina Ly
lumières : Christophe Grelié
musique : Nicolas Errèra
maître d’armes : François Rostain
Avec: Sophie Barjac, Jina Djemba, Rosa Bursztejn, Lazare Herson-Macarel, Mabô Kouyaté, Yannik Landrein, Pauline Moulène, Julie Moulier, Lola Naymark.

Note * « L’amour est enfant de bohème »  : Georges Bizet Carmen