1

[Théâtre] Quills

© Stéphane Bourgeois

Guérir de ses désirs est-ce bien chose possible ? Le texte de Doug Wright détourne la question, convoquant la sagesse du Marquis de Sade. Et c’est inhabituel pour ce fin philosophe machinalement rangé dans la case « libertin ». Le terme prend tout sens et se voit amplifié par une mise en scène signée Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage. Avec charme et ivresse, il est donné à voir qu’au travers les époques, toutes les anatomies recèlent des mêmes envies.

Quelle est la part mentale dans la vue, les croyances, les désirs qui gravitent autour de notre chair ? Si le XVIIIe siècle se pose mille questions, Sade l’a fait plus fort et Quills le lui rend bien. Imaginer un corps comme une enveloppe charnelle, voilà qui est accessible. Entre autres certitudes, un corps cela se sent. On peut le voir aussi, en construire une image puisque l’Homme est capable de se représenter. Sondant l’esprit humain, cette création pénètre sans égards inutiles dans ses recoins terribles. Mais le siècle éclairé traverse une contrainte, celle de la société, citoyenne, civile et également coquine… Toutes les rues de Paris n’étaient pas faite d’orgies, bien que de libres plumes l’imaginèrent ainsi. Sade fût de celles qui, explorant les tréfonds des bassesses corporelles, décrivit nos fantasmes. Panel des penchants, même des plus enfouis, références au vulgaire voire à l’ignominie, les écritures de Sade sont proposée en purge des humeurs et des foules.

Littérateur des vices, il couche sur papier, sur ses murs de prison, sur ses draps, ses vêtements, tout ce qui sous son crâne fait bouillir ses membres. Sur scène Sade est ferré, détenu à Charenton. Ses geôliers à tout prix vont tenter de faire taire cet être jugé fou, qui avait eu l’éclair des troubles de son âme. Malicieux et mesquin il charme tant qu’il peut les personnes qui l’entourent, tâchant de supporter l’enfermement contraint. Or la ruse tourne court, on empêche bientôt un confort bien spécial à ce détenu à part. Faute de résultats dans la cure de ses maux, l’asile de Charenton s’acharne pour faire guérir cet homme pourtant si sain. Mais le Marquis tenace, profondément obscène, ne pourra s’empêcher d’extraire de sa tête ce qu’il lui faut écrire. Et lorsqu’il ne le peut plus, privé de tout moyen de son expression, il utilise les gens à sa disposition. Alors l’abbé en charge de sa guérison, épuisera sa foi ainsi que sa droiture. À force de se prescrire d’un devoir divin d’éradiquer un mal impossible à sonder, le dévot sombrera de l’issue de ses péchés. S’engage sur les planches l’atrophie d’un corps nu, celui du prisonnier qui encaisse la torture, suggérée subtilement, par de vrais beaux moments.

Sade manipule le vice, l’insinue dans les chairs, défendant l’athéisme au sein d’une société encore clouée à Dieu. Pierre-Olivier Grondin, dans la peau du Marquis, révèle avec finesse et un charme irradiant l’habile philosophe cherchant certes à jouir, mais peut-être encore plus à trouver le bonheur pour lui et ses semblables. L’essence même de Sade se vit dans un décor extraordinairement juste, perspicace et tranchant, manipulé de sorte qu’il passe du libre au clos. Les portes s’ouvrent et se ferment, exploitant par moment la transparence des murs pour laisser libre cours à des vues de l’esprit, sensuelles et électriques. La scène offre à la salle l’étude d’un être entier, mal assorti en somme, aux temps qui l’ont fait naître.

« Quills » de Doug Wright, mise en scène et espace scénique signés Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage.
Durée 2h20.
Plus d’informations sur : http://www.colline.fr/fr/spectacle/quills 

 

 




Amour, nm : passe-temps millénaire de l’humanité

Copyright : Pierre Sautelet
Copyright : Pierre Sautelet

Au Théâtre de la Colline, Julie Duclos et sa compagnie L’In-quarto reviennent avec « Nos Serments », créé en 2015 à partir du film « La Maman et la Putain » de Jean Eustache alors qu’il y a peu, sur les mêmes planches était joué « Scène de la vie conjugale » mis en scène par Nicolas Liautard là encore à partir d’un film, d’Ingmar Bergman. Tout se passe comme si le théâtre était devenu plus que jamais à la fois une voix et un lieu de réponse à Roland Barthes, qui voyait le discours amoureux parlé par des milliers de sujets mais solitaire, sans jamais n’être soutenu par personne. 

En s’emparant de ce film culte, Julie Duclos a monté son spectacle en grande partie sur des improvisations sur le plateau qui se ressentent tant les échanges des comédiens ont l’air vraisemblables. Au cœur de cette pièce : François. En couple avec Mathilde, il ne travaille pas, elle si. Un soir alors qu’elle rentre du travail, elle réalise qu’il ne l’attend plus, puisqu’aimer, c’est attendre l’autre pour le plaisir normal d’être ensemble ; elle se demande où est passée la personne dont elle était tombée amoureuse. Incarnée par Maëlia Gentil, Mathilde est saisissante le temps de vomir son cœur avant d’un jour aimer à nouveau, et se marier. De son côté, François, l’éternel amoureux qui n’aime jamais pour l’éternité, travaille à faire durer l’amour mais avec Esther, sa nouvelle relation. Joyeuse, ouverte d’esprit, apparemment désinvolte, de François elle accepte tout, à commencer par son passé et une « relation libre », tant qu’il la choisit toujours elle. Vient alors le jour – inattendu ? – où il tombe amoureux d’Oliwia, une infirmière polonaise qu’il suivra jusqu’à Lisieux, pour finir par revenir, et écrire. Et si l’amour durait ? Oui, mais jamais avec la même personne. Dans le rôle de François, David Houri est très juste, il est surtout le point d’entrée d’un questionnement sur le couple et de la dissection de cette entité tout autant décortiquée par Gilles, incarné par Yohan Lopez, l’ami artiste, philosophe et riche de François. De ces épisodes successifs de vie de couples, Gilles est assurément un des personnages que l’on retient, brillant de simplicité, déconcertant de tant de snobisme, se disant lui-même amoureux dans sa solitude ambiante. Dans un intérieur d’appartement laissant à vue l’arrière du décor ainsi qu’un écran géant qui diffuse des images filmées de scènes extérieures au plateau et au studio, certaines scènes sont d’une grande beauté. Lorsque François et Oliwia passent une nuit ensemble, les corps nus, derniers survivants de la journée, sculptés par la lumière chaude d’un moment passé à attendre plus et croire en l’unicité de cette rencontre, le temps s’arrête.

« Nos serments » s’impose alors comme une pièce qui, loin de prétendre apporter des réponses, se veut le miroir d’une génération qui se cherche. Un reflet peut-être à nuancer dans la mesure où les personnages tous jeunes trentenaires parisiens, et particulièrement François, semblent consacrer tout leur temps à l’amour, détachés de toute autre nécessité vitale ou contingence matérielle. Le discours amoureux qui parcourt ce spectacle doit sans doute beaucoup au fait que la troupe a déjà joué et adapté des textes de Barthes. Tous hallucinent l’être aimé, l’analysent, le regrettent, le façonnent ou l’attendent. François, entouré successivement de femmes en tous points différentes ayant toutes en commun de penser « Normalement je suis heureuse », est l’épicentre d’intenses moments d’un vécu qui heurte le public. Vaut-il mieux s’aimer moins mais s’aimer longtemps ou beaucoup s’aimer et accepter une fin ? Les personnages, à vouloir trouver leur jumeau et vivre chaque instant de rencontre comme découverte dans l’autre d’un morceau d’eux-mêmes, se retrouvent face à leur propre changement et leurs contradictions. Dès lors, le temps essuie les promesses, et l’avenir trahit forcément les serments.

« Nos serments », par la compagnie L’In-quarto, mise en scène de Julie Duclos, jusqu’au 22 avril 2016 au Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h45 avec entracte. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr




« Bettencourt Boulevard », timide manifeste d’une affaire bruyante

© Michel Cavalca
© Michel Cavalca

« Qu’est ce que le théâtre vient faire dans cette histoire ? Telle est la question », ose selon toute vraisemblance se demander un journaliste, maître du puzzle et coryphée de cette pièce éminemment politique, difficilement réductible au seul registre tragi-comique. Écrite par Michel Vinaver, « Bettencourt Boulevard ou une histoire de France » est avant tout un texte intelligent et intelligible voué à une scène que, paradoxalement, l’auteur malmène. Il a déclaré « Je n’écris pas pour le théâtre, j’écris contre lui ». Mais la vie n’est jamais qu’un théâtre où chacun joue son rôle disait Shakespeare, à quoi bon dès lors, discuter la pertinence théâtrale ou l’intérêt scénique d’un fait divers qui a secoué le quinquennat de Sarkozy et qui nourrit encore la presse ? Telle est la vraie question.

Grâce à une scénographie impeccable et une mise en scène élégante et cohérente de Christian Schiaretti, à laquelle s’ajoute un jeu d’acteur précis, « Bettencourt Boulevard » s’impose comme la recomposition admirable mais pas assez assumée d’une affaire difficile.

Sur scène, les acteurs se confiant tour à tour à un chroniqueur sont dix-sept pour jouer trente tableaux qui s’enchaînent dans un décor aussi coloré que minimal, dans la mesure où seuls des fauteuils, sortes de cubes blancs ingénieusement éclairés, occupent le plateau traversé de panneaux transparents ou colorés. Descendant du plafond ou coulissant, une série de carrés colorés inégalement illuminés qui pourraient être sortis d’une œuvre de Mondrian animent la mise en scène et rythment avec fluidité les entrées et sorties des personnages. Une scénographie claire et limpide qui accompagne bien le mythe Bettencourt qui se construit sous nos yeux.

L’Oréal : 38 usines, 17 milliards de chiffre annuel. Soit 1,4 millions d’euros quotidiens dans la poche de Liliane Bettencourt, héritière de l’empire suspectée de démence, parce qu’elle le vaut bien ! On comprendrait presque Sarkozy lui courant après comme un gamin. À l’origine de cet empire qui a fait de la France un pays où on se lave, fil conducteur de cette pièce, Robert Meyers grand-père du mari de Françoise Bettencourt, et Eugène Schueller, barbier coiffeur qui n’aimant pas travailler, devint patron. Des conseils d’avenir que l’on croirait tout droit sorti du Figaro. Le texte, qui a le mérite de montrer les rouages de l’oligarchie française, se joue du temps et du fossé générationnel sans que la cohérence d’ensemble en pâtisse pour autant. Sans difficulté, on descend jusqu’aux ultimes héritiers, fils de Françoise : Jean-Victor et Nicolas. Aussi, l’investigation donne la parole à tous les pions de ce grand échiquier politique et familial, même aux domestiques ou à la comptable qui, depuis l’ombre, voient tout. Les acteurs sont souvent comiques, comme ce Patrice de Maistre joué par Jérôme Deschamps ou Francine Bergé dans le rôle de Liliane Bettencourt. Mais ils auraient cependant pu l’être bien davantage.

En ayant recours à la musique discrètement présente et à la danse savamment dosée, Schiaretti crée un collage méticuleux, peut-être trop. En effet, si tout est propre, les personnages manquent de profondeur et le coryphée nous laisse sur notre faim tant son jeu semble mécanique et n’avoir d’autre intérêt que celui d’expliquer in fine ce que l’on a déjà compris.

« Bettencourt Boulevard », de Michel Vinaver, mise en scène de Christian Schiaretti, jusqu’au 14 février 2016 au Théâtre de la Colline, 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.




« Fin de l’histoire » : flirt ambigu avec l’extremisme

La scène est un hall de gare monumental. Le grand escalier central sera le lieu de l’action. L’épaisse masse de béton compose cette architecture lourde, pesante, sombre des grands bâtiments du XXe siècle au nord de l’Europe. Le contraste entre le frêle corps des acteurs et l’environnement massif compose de belles images soulignant la solitude des âmes. Rare espace de repos pour les personnages, de grandes banquettes de bois où ils vont attendre.

© Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

A l’image de cette horloge qui marque le temps du spectacle – comme dans « Nouveau Roman », la précédente création théâtrale de Christophe Honoré – la temporalité est importante. On observe le temps qui passe en parlant du temps qu’il fait. L’action se déroule avant l’été 1939. Les personnages indiquent la température européenne à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. La famille Gombrowicz est arrivée avec neuf heures d’avance à la gare. On observe leur attente longue et erratique. Un temps étendu, incertain, propice aux échanges intimes. Chacun se juge, se livre. Witold Gombrowicz est l’adolescent incompris du groupe – alors que, dans la réalité il aurait 35 ans –, mais toute sa famille est là afin de l’accompagner pour son départ vers l’Argentine.

Que se disent-ils pour tuer le temps ? Car le texte de « Fin de l’histoire » est indiqué d’après Gombrowicz et résulte logiquement en grande partie d’écriture de plateau. On suppose mais on ignore quelle est la proportion de l’un et de l’autre. Est-ce Gombrowicz qui s’exprime lorsque celui qui l’incarne parle dans l’un des nombreux micros sur pied qui – comme dans « Nouveau Roman » – jalonnent la scène ? Probablement pas systématiquement, car globalement, le texte en question est assez pauvre, brouillon et flou. Dans la première partie de la pièce – celle où la famille attend à la gare – on n’en distingue pas la direction. Faut-il mettre en avant l’argument du « poétique » ? L’excuse la plus facile que se trouvent, à la fois les auteurs et le public, lorsque le texte est bancal : « c’est de la poésie, il n’y a rien à comprendre ». Alors, les meilleurs moments viennent du silence.

Que peut-on en distinguer néanmoins ? Le vécu pessimiste du monde de Witold Gombrowicz – et au vu de son entourage familial, on le comprend. Il constate que la poésie n’intéresse personne. Il a le sentiment d’un monde qui sonne faux, qui se passe de lui. Plus profondément encore, il a l’impression de n’être jamais là où l’Histoire est en train de se faire… Alors commence la deuxième partie. Les parents, les frères, l’amie se métamorphosent en Fukuyama, Hegel, Derrida, Marx… La gare devient salle de conférence : les banquettes deviennent tribunes et chacun a sa petite bouteille d’eau à portée. Ils débattent sur la question de la « Fin de l’histoire » des points de vue méthodologiques, techniques et pédagogiques. En matière de contenu idéologique, c’est la seule partie de la pièce un peu sérieuse et intellectuellement honnête. Mais elle est brève : surgit ensuite la troisième partie où Witold Gombrowicz conjure les dirigeants Européens en 1939 de trouver une solution de paix, ou bien d’attendre son retour d’Argentine pour commencer la guerre. Ceux qui était, un long moment auparavant, la famille de Gombrowicz joue désormais Hitler, Mussolini, Staline, Chamberlain et autres Valadier.

C’est la partie la plus transparente quand à la bêtise que renferme cette création. On atteint un point de rupture avec toute forme de pensée au moment où ce qui semble être une blague de répétition devient un gag récurrent jusqu’à la fin du spectacle : Staline ressemblerait à Cabrel, alors celle qui joue « Stabrel » (ou « Caline » ?) chante, fait des gags, ce qu’on attendrait d’elle au « Plus grand cabaret du monde » de Patrick Sébastien. Autre instant où ce spectacle montre qu’il ne raconte que ce qu’il y a de visible : la scène où les personnages refont le sommet de Yalta et où la France et l’Angleterre portent des masques d’autruches : c’est dire si Honoré va chercher loin dans la symbolique ! Un sommet de Yalta plein d’anachronismes, afin de créer un parallèle grossier avec le monde d’aujourd’hui. Le spectateur doit être trop bête pour comprendre.

© Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

On touche ici à la contradiction majeure de « Fin de l’histoire » : si on décide de tout montrer au spectateur, il faut le faire jusqu’au bout et ne pas compter sur le fait que son intelligence se réveille dans les dernières minutes. Car ces dernières minutes se veulent absurdes. Hitler et Staline sont montrés comme égaux dans leur cruauté et Mussolini comme un type sympathique. Gombrowicz est démuni suite à l’échec du sommet de Yalta, ses espoirs de paix sont anéantis. Les dictateurs lui hurlent au visage les bienfaits de la guerre – un peu comme lorsque des députés parlaient des bienfaits de la colonisation – ; s’il n’y avait pas eu la Seconde Guerre mondiale, il n’y aurait pas eu Primo Levi, Roman Polanski n’aurait pas pu faire de si bons films. Et si Mussolini était resté au pouvoir, il aurait organisé sa descendance et il n’y aurait pas eu Berlusconi en Italie, alors qui aurait créé la Cinq en France ? Il n’y aurait pas eu Pyramide, et donc, sans cette guerre : on aurait jamais connu Pépita ! Et la Pologne ? C’est Chopin et les plombiers.

Pour ce discours, plus de masques d’autruches ou de symboles ultra-lisibles qui pourtant sont jusque-là l’apanage du spectacle. Christophe Honoré créé un théâtre dangereux. En mélangeant Histoire de bistrot et allusion pas très claire, il s’adonne au même exercice que les politiques actuels, non-cultivés et pris dans la surenchère des effets d’annonce loin de toute forme de vérité. Honoré n’est pas nourri du même sérieux scientifique ni du même talent d’un Joël Pommerat ou d’un Sylvain Creuzevault. Il diffuse, sans les critiquer, des pensées extrémistes – sous couvert d’absurdité gombrowiczienne -, dans le sens où il rend un visage humain à des hommes dont l’aspect monstrueux ne peut pas être occulté. C’est ce que font régulièrement Alain Soral ou Michel Onfray. Mussolini en débardeur, apeuré par la possibilité d’une guerre et chantant Richard Cocciante ne fait que le rendre sympathique. On ne doit pas non plus montrer Hitler comme un type drôle et amusant sans qu’il n’y ait de critique derrière. Honoré ne confronte pas le nauséabond, il ne le remet pas en cause. Pire : il l’utilise dans le seul but de faire rire. Christophe Honoré est certainement inconscient du message qu’il conforte ainsi dans la pensée du public – souvent jeune et perméable aux discours séduisants des extrêmes. Toute la bêtise du spectacle est là. La caution « théâtre contemporain » ne protège pas de la stupidité.

Ce qui a fonctionné pour « Nouveau Roman » ne fonctionne pas pour la « Fin de l’histoire ». Les enjeux sont autres, moins propices à une certaine forme de déconnade. Et malgré une scénographie et une occupation de l’espace intéressantes, espérons que ce nouveau spectacle ne marque pas trop les consciences. Il illustre combien on peut rire de tout, mais à condition de montrer pourquoi.

« Fin de l’histoire » d’après Witold Gombrowicz. Mise en scène de Christophe Honoré, jusqu’au 28 novembre au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 2h45. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr




« Les Géants de la Montagne » descendent sur La Colline

Copyright : Elisabeth Carecchio.
Copyright : Elisabeth Carecchio.

La rentrée de cette saison prometteuse, à La Colline, se fait en compagnie de Luigi Pirandello et Stéphane Braunschweig, avec la nouvelle création des Géants de la Montagne. Un peu comme en 2012, où le même tandem (à demi-posthume) auteur-metteur en scène donnait naissance à Six personnages en quête d’auteur. Dans ce texte encore, des thèmes chers à Pirandello : le théâtre qui se questionne sur lui-même comme le reflet du monde au travers duquel il est composé. Dans le contexte pirandellien : en plein fascisme mussolinien.

Les Poissards habitent une villa mystérieuse, habillés de fripes trouvées au grenier et vivant des économies de trois décennies d’aumône de l’un d’entre eux. Pauvres, mais libres, ils partagent (physiquement !) les mêmes rêves et cohabitent avec les esprits. Ensemble, ils composent un groupe de survivants au monde sauvage qui les a rendu fous et contre lequel ils luttent. La Compagnie de la Comtesse, des comédiens (sans doute comme Les Poissards) errent à travers le territoire, maudits de vouloir jouer la pièce d’un auteur suicidé. Un soir, ils se retrouvent dans la villa mystérieuse. La rencontre entre les deux troupes vire à la confrontation, débat autour de leur art et de leur devenir artistique.

Copyright : Elisabeth Carecchio.
Copyright : Elisabeth Carecchio.

La Compagnie incarne le regard adulte prisonnier du modèle imposé par l’extérieur, refusant de croire à l’incroyable. Les Poissards sont des enfants mûrs, dirigés par un Peter-Pan-Cotrone (Claude Duparfait), qui ont décidé de tout faire pour vivre dans le monde qu’ils jugeraient bon pour eux, acceptant que tout est possible. Ces derniers aideront les premiers à mener leur projet à bien.

Comme à son habitude, Braunschweig lie mise en scène et décor – ici, une sorte de théâtre miniature aux rideaux clos, devenant lieu indéterminé ouvert aux rêves après une rotation. Souvent, on est perdu dans une sorte de fouillis artistique – entraîné probablement par un texte demeuré inachevé. L’ensemble manque d’une direction claire, de dynamisme et les acteurs bénéficient sans doute de trop de liberté. A cette confusion générale s’ajoutent des questions – pourquoi l’un des rôles secondaires n’est-il pas traduit ? Les Géants de la Montagne, déjà peu narrative, devient ici une pièce difficile, habitée d’une introspection métaphysique intense. Cependant, deux acteurs se démarquent : Claude Duparfait incarne un grand rôle, Cotrone, avec justesse et ironie. La Comtesse, Dominique Reymond, est brûlante de tristesse à vouloir à tout prix rendre hommage à son idéal disparu.

Bringuebalés entre ennui et grandeur poétique, c’est finalement un manifeste – brouillon certes – pour une écoute accrue du monde qui nous entoure que signe Stéphane Braunschweig. Un entrainement à « être détaché de tout, jusqu’à la démence », comme le dit Cotrone, alter-ego de l’auteur et porteur du message essentiel de la pièce : résister à la barbarie par davantage de liberté.

« Les Géants de la montagne » de Luigi Pirandello. Mise en scène de Stéphane Braunschweig, actuellement au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020, Paris. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr.




La Vi(lle) selon Crimp

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

« La Ville » de Martin Crimp a pour cadre un espace neutre, mais évolutif. La scénographie est parfois cuisine, parfois jardin : un sol blanc, une niche noire en fond de scène et les meubles impersonnels sont décorés des seules émotions des personnages. Cet environnement sied à toutes les possibilités d’interconnexions humaines, c’est un espace vierge où le spectateur va pouvoir assister à l’ouverture des mondes intérieurs des héros.

La situation de départ montre un couple, un soir à table. Par des mots, Clair et Christopher meublent leur ennui, leur peur de la solitude. Ils approfondissent, jusqu’à l’absurde, les banalités qui leur sont arrivées durant le jour. À plusieurs reprises, on entend : « comment était ta journée ? » et les réponses anodines qui en découlent : le badge qui ne débloque pas la porte d’entrée, le collègue de bureau stressant… Puis, Clair brise la routine : en attendant à la gare elle a fait la rencontre d’un écrivain célèbre qui a du se séparer de sa fille. Il lui a offert un agenda vierge. Clair projette de l’utiliser comme journal intime. Assistant à ce brusque accident, le mari est effrayé, il la rappelle sans cesse à son quotidien rassurant, ne voulant pas entendre l’exceptionnel. C’est alors que la lumière change, un bruit surgit et fait trembler le théâtre. Clair recouvre la tête de Christopher d’un sac plastique. Moment d’égarement ou prélude à un meurtre ? Le voyage peut commencer.

De scène en scène, à travers le temps et l’espace, les évolutions respectives du couple vont prendre des chemins différents qui ont comme point commun l’influence de l’environnement extérieur sur leurs âmes. Elle décide de voyager, de profiter des richesses du monde. Lui perd son travail et devient de plus en plus paranoïaque vis-à-vis de sa femme, sa voisine ou ses enfants. La mise en scène laisse à voir les pulsions meurtrières et les névroses de chacun. Les désordres de la vie participent au façonnage d’émotions extrêmes : Jenny, voisine borderline qui finira par exploser est aussi habitée par ses angoisses causées par les autres : elle parle de son mari parti à la guerre, dans un combat fantastique où le but est de détruire une ville et où l’on apprend que les nourrissons sont utilisés comme leurre de guerre. On est à l’orée de la folie furieuse, mais tout en étant relié à une réalité brute : c’est glaçant.

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Le texte est absolument captivant, il surprend le spectateur pendant presque deux heures. Limpide, sans amasser les poncifs sur la relation amoureuse. Martin Crimp approfondit au maximum les angoisses relationnelles modernes. Il rend compte des situations jusqu’à leur absurdité morbide. Chez Clair, Christopher et leur entourage il y a quelque chose du couple Leonardo Di Caprio et Kate Winslet dans « Revolutionary Road » de Sam Mendes : des situations attendue, mais dans lesquelles il y a toujours la possibilité que tout dérape dans le drame. Un mot, une phrase, un regard suffisent pour changer la donne. On pense à la description froide, franche et médicale des sentiments humains dans la bouche de Jenny l’infirmière. On se souvient de la fille du couple qui répète une chanson que l’on pense être une provocation sensuelle, mais qui est en fait destiné à la mère qui rentre de Lisbonne. Les délires créés sont aussi effrayants, car, prenant leur source dans ce que l’humain a de plus instinctif. La voisine demande à ce que les enfants soient enfermés pendant la journée, le mari la tue (pour de vrai) avec un pistolet en plastique. Plus loin, on sombrera dans l’horreur avec le spectre d’une fille morte ensanglantée qui rôde sur scène. De la cruauté des relations, on accède à un univers fantastique mystico-délirant.

Les acteurs sont virtuoses et servent à merveille ces enjeux. Entre le couple de héros, on ressent une vraie relation, on perçoit la sensualité et la crainte de la perte. Avec leur voisine, l’animosité est palpable.

Tous ces éléments sont combinés par l’intelligence de la mise en scène de Rémy Barché. Celle-ci est précise et tendue comme les relations qui nouent les personnages. Entre ces derniers, on sent avant même les mots qu’il y a toujours un échange nourri. On observe la grande multiplicité des sentiments et des rapports humains, amoureux ou conflictuels, que contient la pièce au moyen de divers artifices : nimbes de fumée, dispositifs tenant de la magie, les jeux de lumière soulignant le passage d’une situation « normale » à une situation de crise, sans oublier le fil rouge : le bruit assourdissant d’un tremblement provoqué par un camion stationné moteur allumé.

Et puis finalement, n’avons nous-mêmes pas rêvé tout cela ? N’avons nous pas tout inventé ? « Rien ne semble normal, tout me semble décalé », dira un personnage. En cette phrase, elle résume parfaitement la sensation qui nous habite un long moment après la représentation.

 « La Ville » de Martin Crimp, mise en scène Rémy Barché, jusqu’au 20 décembre dans la petite salle de La Colline, 15 rue Malte-Brun (75020, Paris), Le mardi à 19 h. Du mercredi au samedi à 21 h. Le dimanche à 16 h. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur www.colline.fr/

 




Le spectateur en « Mission »

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

La scénographie nous plonge dans le sombre d’un monde kafkaïen. Une croix géante transperce le sol et tourne, tourne sans cesse, avance, écrase, inexorablement. Le décor comme les lumières ou les costumes des personnages, seront comme autant de rappels à ce monument : noirs, gris et lourds. Seules quelques touches de rouge, de sang et de vin viendront colorer ce lieu sinistre. L’ambiance contribue à la création d’une organisation spatiale originale, dans cet espace volontairement très limité autour de la machine infernale.

Antoine a l’apparence d’un clochard pitoyable. Il est le premier à être mené sur scène par la croix. Un courrier lui parvient, rédigé à son agonie par l’un de ses camarades. Ce dernier l’informe que la « mission » a échoué. Très vite, on comprend que le drame se déroule entre la fin de la Révolution Française et le coup d’état de Napoléon Bonaparte. Claude Duparfait et Jean-Baptiste Anoumon clament la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, dont les phrases clés sont soulignées par des accords de guitare électrique. Résonnance trop évidente avec une actualité, résonnant avec le mode de vie des édiles de notre pays qui violent lesdites phrases impunément. Voilà pour la plantation du décor.

Antoine, déprimé par cet échec est rendu pitoyable. Autant que par la trahison qu’il a accomplie et que sa conscience lui rappelle sans cesse. Retour en arrière, on est projeté dans son souvenir. Mais quelle est cette mission ? Qu’est-ce qui a réduit l’homme à cet état de délabrement si poussé ? Il a abandonné ses camarades, aujourd’hui exécutés. Ensemble, ils avaient été envoyés par la Convention en mission secrète en Jamaïque, pour provoquer un soulèvement des esclaves. Lors du renversement du Directoire par Napoléon, la mission est naturellement terminée. Antoine abandonne ses deux camarades qui, eux, ne veulent pas laisser les esclaves à leur sort. « Napoléon ou Directoire, les esclaves n’en sont pas moins esclaves ». On assiste au tiraillement entre le devoir et les idées. Antoine ne se le pardonnera pas : il est sans cesse visité par l’ange du désespoir et ses anciens camarades lui apparaissent en rêve, ensanglantés.

Cette idée, séduisante sur le principe, est malheureusement très mal réalisée. La mise en scène utilise une multitude de stéréotypes du vieux théâtre dit d’avant-garde mais largement subventionné. Une avant-garde des années soixante-dix, aujourd’hui réactionnaire.

Pendant le spectacle, on se retient souvent de rire : « Ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », CLING (bruit de guitare). On voit aussi des répétitions de phrases censées porter une forte connotation symbolique, mais qui sont tellement ouvertes, que finalement, elles ne veulent plus dire grand-chose : « La Révolution est le masque de la mort », dit sur un ton qui frise le cours au Collège de France, est un sermon à l’église d’en face. Le thème de l’abolition de l’esclavage donne lieu à une analogie simpliste avec le monde dans lequel on vit. Rien n’est subtil, tout manque de finesse, jusqu’au jeu des acteurs. Les personnages montrent la colère, exhibent leur désespoir, baignant dans un sur-jeu permanent, assez fatiguant pour le spectateur.

La farce est amplifiée par l’arrivée d’un homme habillé en employé de bureau moderne, qui déclame un discours d’une quinzaine de minutes en allemand. Le rapprochement n’a rien de naturel ; pourquoi ne pas avoir traduit ce passage ? Encore une fois, on pense à une volonté d’intellectualisme mal placé. Le final, où le public est aveuglé par un énorme projecteur, termine d’inscrire le spectateur dans ce monde qu’on veut lui faire croire fin, mais qui est en fait très grossier. On assiste à une pièce de musée rendue poussiéreuse par des principes dépassés et qui voudrait nous faire croire, à tort, qu’elle témoigne du temps présent.




« Le Canard Sauvage », dramatique liberté

Copyright : Elisabeth Carecchio
Copyright : Elisabeth Carecchio

Ce n’est pas le premier Ibsen que monte Stéphane Braunschweig, c’est même plutôt une récurrence dans son travail. À chaque fois, il fait ressortir de ce théâtre toute la modernité qu’il possède 150 ans après son écriture. La traduction certes, mais aussi le décor et les costumes y sont pour beaucoup.

C’est l’histoire d’une retrouvaille entre deux hommes : Gregers et Hjalamar. Le premier apprend que son père paye toute sa vie au second. Il se met en quête de lui montrer que tout cela est un gigantesque mensonge dont il est la victime. Une sorte de Truman Show avant l’heure, qui confronte les idéaux humains avec la réalité la plus sordide, mais sans être dénuée d’une certaine ironie.

Le drame se déroule dans deux espaces, tous deux intérieurs à leur manière. Le premier est un immense écran descendu sur l’avant-scène où Gregers discute avec un père de 8 mètres de haut (on décrypte aisément la symbolique !) ; le second est un intérieur qu’on imagine être celui d’une famille modeste du nord-ouest de l’Europe qui offre une belle profondeur sur le grenier du logement. Un grenier transformé en forêt. La scénographie est très réussie, douce et mobile. Elle est un espace de jeu qui soutient les acteurs à merveille et les place, au besoin, dans un déséquilibre autant mental que physique. En même temps, le décor joue avec la perception du spectateur, en se penchant vers lui, on en étant très proche de l’avant-scène. C’est selon…

Dans cet univers, les comédiens campent des personnages très marqués par leur caractère. Tous sont justes, instables : on perçoit l’indicible dualité des êtres en chacun d’eux, l’étrangeté plane sur leurs êtres, ils sont une sorte de Famille Adams Norvégienne et lumineuse. Parfois, ils peuvent être très drôles. C’est le cas pour Claude Duparfait dans le rôle de Gregers, fils mystique et psychopathe, prêt à ruiner la vie de son ancien ami dans une croisade pour sa vérité. Parfois bouleversants, comme le sont les deux rôles féminins principaux joués par Suzanne Aubert et Chloé Réjon.

Ce spectacle est un vrai drame théâtral moderne, prenant, esthétique et vivant qui fait se rencontrer le pathétique et le sublime. Il remet au cœur du spectateur cette question récurrente de l’humain : ne faut-il pas vivre dans le mensonge pour, à défaut d’être heureux, mener une vie paisible ? Chacun doit pouvoir faire son choix.

Pratique :
Jusqu’au 15 février 2014 au théâtre de la Colline,
15 rue Malte-Brun (75020 Paris)
Le mardi à 19h30. Du mercredi au samedi à 20h30. Le dimanche à 15h30.
Durée du spectacle : 2 h 30
Tarifs : de 14 à 30 euros.
Réservations au 01 44 62 52 52 ou sur www.colline.fr

 




« Tristesse Animal Noir » à la Colline

tristesse

Trop de détails dans le texte

Sensation désagréable

Ce qui nous emmène à la fin du spectacle, qui, bien que jalonnée de mort, est la partie la plus vivante. Les 40 dernières minutes sont prenantes et beaucoup plus dynamiques. En allant voir « Tristesse Animal Noir », prenez votre mal en patience, le meilleur vient à la fin. 

 

Pratique : Jusqu’au 2 février au théâtre de la Colline, 15 rue Malte Brun (75020, Paris).
Réservations par téléphone au 01 44 95 98 21 ou sur www.colline.fr.
Tarifs : entre 14 € et 29 €.

Durée : 2h20

Mise en scène : Stanislas Nordey

Avec : Vincent Dissez, Valérie Dréville, Thomas Gonzalez, Moanda Daddy Kamono, Frédéric Leidgens, Julie Moreau, Lamya Regragui, Laurent Sauvage.