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Au nom d’Ikéa, Carrefour et Primark : amen

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À l’ouest de Dacca, capitale du Bangladesh, le 24 avril 2013, une usine de textile s’effondre et fait 1133 morts dont la plupart sont des ouvrières. Au même moment à l’autre bout du monde, une femme revient de chez Carrefour en voiture et roule la radio allumée, en entendant les nouvelles tomber elle ferme les yeux un instant, juste assez pour foncer droit dans un mur sans trouver la pédale de frein.

« Comment on freine ? ». Tel est le titre de la nouvelle pièce écrite par Violaine Schwartz, une commande d’Irène Bonnaud, la metteuse en scène, qui a créé le spectacle à Besançon avant de le présenter au théâtre de la Commune à Aubervilliers.

Trois pans de murs blancs, des piles de cartons et un dîner dressé à même ces cartons, tel est le décor dans lequel commence la pièce. Le jour de son anniversaire, une femme (celle qui fonçait dans un mur) retrouve son mari dans leur nouvel appartement parisien fraîchement acheté, alors qu’elle est de retour de convalescence. Les retrouvailles sont difficiles. Difficiles, parce qu’elle a peur maintenant, peur de prendre le métro, de sortir dans la rue, de conduire, mais aussi parce qu’elle se sent coupable de l’effondrement du Rana Plaza à Racca, où des ouvrières confectionnaient des vêtements pour Carrefour et tout un tas de marques dont regorgent les piles de cartons du couple.

Face à son mari, perplexe mais patient, qui avait acheté une robe rouge à sa femme pour lui faire plaisir, elle, sa robe rouge enfilée, se sent étouffer. Animée par la culpabilité et la folie, elle se met à vider les cartons un à un. Sans réfléchir, elle les ouvre tous si bien que le sol de l’appartement se retrouve couvert de vêtements qu’elle essaye de trier, le sort des ouvrières de Racca entre les mains et sous nos yeux. Car cet amoncellement de vêtements et d’étiquettes Primark, Camaïeu, Carrefour, Mango… autant de marques produites à Racca, qui fait rapidement penser à une installation de Boltanski, c’est ce qui nous lie à une classe ouvrière oubliée, occultée par la mondialisation et morte pour la consommation.

Au milieu de ces montagnes de vêtements, le couple débat, se débat. Et pendant que son mari part chez Ikéa acheter une « Billy », étagère écoulée à plus de 41 millions d’exemplaire dans le monde, la femme retrouve un globe terrestre lumineux qu’elle croyait fichu. À peine branché, il s’allume de sorte que de nombreuses scènes de la vie du couple vont être entrecoupées par l’apparition d’une femme, porte-parole des ouvrières de Racca qui, en bengali, raconte le drame, sur des pas de danse traditionnelle.

Ainsi le décor minimal est efficace et la mise en scène symbolique dans la mesure où Irène Bonnaud parvient à lier le drame du 24 avril 2013 à nos vies par les vêtements, comme des cadavres sur scène dont les cartons en seront les pierres tombales, et à ces marques qu’on se surprend à porter sur soi. Si quelques scènes paraissent longues, c’est que les silences, au lieu de laisser respirer au contraire nous étouffent. Les acteurs eux, au départ peu convaincants à cause d’une diction non naturelle, finissent par être extrêmement poignants dans leur recherche de solutions. Le monde est malade, mais qui se souviendra de ce 24 avril qui ne le freina en rien ?

« Comment on freine ? », de Violaine Schwartz, mise en scène d’Irène Bonnaud, jusqu’au 17 janvier 2016 au Théâtre de la Commune, 2 rue Édouard Poisson, 93 300 Aubervilliers. Durée : 1h50. Plus d’informations et réservations sur lacommune-aubervilliers.fr/.




Qui a vu Liu Bolin verra ce que vivent les artistes chinois…

Dans ses photographies, Liu Bolin se fond dans le décor. Pour reprendre les termes de Pascale Nivelle du journal Libération, il « proteste de façon invisible comme d’autres le font en silence ». Et c’est paradoxalement depuis qu’il orchestre sa disparition dans le paysage qu’il est scruté à la loupe par les amateurs d’art du monde entier. Se cacher pour être vu, en trois leçons :

1. Choisir des lieux hautement stratégiques

En 2005, alors qu’il était tranquillement installé dans le quartier des artistes Suo Jia Cun, à Pékin, Liu Bolin assiste impuissant à la démolition de son atelier par le gouvernement chinois (pour réorganiser la ville à l’approche des Jeux Olympiques). En découle sa première photographie: une mise en scène devant son atelier en ruine. Liu Bolin dénonce pour la première fois une société de consommation qui absorbe l’homme et le digère sans ménagement.

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Vous ne voyez rien sur la photo ? Normal. Un dissident bien caché ne se voit ni ne s’entend.

Dans la série de photos suivante, intitulée « Hiding in the city », Liu Bolin s’est perdu dans les villes, les vallées chinoises et les rues new-yorkaises pour montrer par l’absence qui il était. Reconnaissons-le, c’est dans cette vaste mise en scène qu’on trouve ses plus beaux clichés.

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2. S’approprier quelques symboles

Liu Bolin s’inspire beaucoup de cette Chine communiste dans laquelle il vit pour réaliser ses portraits : écriteaux, slogans, couleurs du parti, haut lieux de l’autorité chinoise … Il mitraille les décors dans lesquels il a grandi après s’être patiemment fait recouvrir le corps de peinture. Mais c’est aussi dans notre société de consommation à tous qu’ils puisent son inspiration : rayons de supermarché, kiosques à journaux, panneaux publicitaires sont l’occasion de superbes photographies.

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3. Passer quelques bons partenariats

Qui peut le plus, peut le moins. Et vice versa. Fort de sa célébrité amplement méritée, Liu Bolin est aujourd’hui sollicité par quelques grands noms de la mode et de l’art. Le non-moins connu photographe JR s’est offert un portrait-peinture franco-chinois avec lui. Mais c’est avec des grands créateurs (Jean-Paul Gaultier, Missoni, Lanvin) qu’il fait le mieux (ou le moins) entendre sa voix:

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Quelle que soit l’intention, le rendu est sublime. Ce où-est-Charlie chinois a le mérite de nous faire réfléchir sur la place de l’artiste dans nos sociétés et son rôle, surtout s’il est malmené. Rendons-nous à l’évidence, en France, on adore les dissidents-des-autres, et ce n’est pas la galerie Paris-Beijing qui nous contredira.

 

Galerie Paris- Beijing
54 Rue du Vertbois, 75003 Paris
Fermé le dimanche