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[Exposition] « MMM. Matthieu Chedid rencontre Martin Parr » : les images prennent du son

Affiche de l’exposition « -MMM- », Musée de la musique, Cité de la musique, Paris. © Martin Parr/Cité de la musique

Lors de l’édition 2015 des Rencontres d’Arles, Sam Stourdzé, directeur du festival, invite le photographe britannique Martin Parr à intervenir. Plutôt que d’organiser une rétrospective au sens classique du terme, le directeur et le photographe décident de proposer un projet sur lequel ils travaillent depuis plus de deux ans avec un autre artiste, le chanteur Matthieu Chedid. C’est de ce projet longuement muri qu’est née l’exposition « MMM », présentée pour la première fois dans l’église des Frères Prêcheurs à Arles, et aujourd’hui visible à la Cité de la musique à Paris.

L’exposition MMM, Musée de la musique, Cité de la musique, Paris. © Philharmonie de Paris / William Beaucardet

En contournant une paroi sur laquelle figurent les diverses informations relatives à l’exposition, on pénètre dans un espace sombre où se fait entendre une mélodie inconnue qui emplie la pièce au fur et à mesure que l’on s’y aventure. Sur les murs noirs jaillissent des images qui défilent rapidement, laissant voir des foules qui se pressent à la plage, au musée, dans la rue, pour toujours plus de divertissement. Face à ce diaporama, des chaises longues sur lesquelles sont imprimées des images de baigneurs qui se prélassent au soleil invitent le visiteur à les imiter pour mieux profiter des photographies projetées. Associant le Synthétiseur de Matthieu Chedid et la série « Busy – Plein » de Martin Parr, cette première installation annonce d’emblée la nature de l’exposition qui suit. L’immersion y est totale, dans cet espace sombre où seuls le son et les images nous guident. Sans ordre, sans cartels, le lieu est pensé pour donner une liberté absolue au spectateur qui se laisse surprendre par les œuvres qui l’entourent. Les images de Martin Parr sont présentées sous de nombreuses formes, du diaporama thématique à la série de photographies argentiques, en passant par un papier-peint fait de cadavres exquis ou encore les transats « humains » aux airs surréalistes. Chaque ensemble est enrichi d’une piste sonore qui lui est propre, signalée par un néon qui s’intitule Célesta, Voix, Guitare électrique imitant l’écriture du chanteur.

Née de la rencontre incongrue entre un photographe britannique reconnu sur la scène internationale et un chanteur français de renom, cette exposition est une réussite. Elle permet de redécouvrir les clichés acerbes de Martin Parr qui prennent vie sous les « mélodies » de Matthieu Chedid. Certains regretteront une exposition trop petite, mais c’est qu’il faut prendre le temps de s’imprégner de chacune des installations toutes plus riches les unes que les autres.

« MMM. Matthieu Chedid rencontre Martin Parr », jusqu’au 29 janvier 2017 à la Cité de la musique, 221, avenue Jean-Jaurès 75019 Paris. Tarif : 5,50€ tarif réduit, 7€ plein tarif. Plus d’informations ici : http://philharmoniedeparis.fr




[Exposition] « Précieux vélins » au Muséum d’Histoire Naturelle : un Éden en fleur au milieu de l’hiver

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Amaryllis belladona – Hæmanthus coccineus. Nicolas Robert. © MNHN, Dist. RMN/Tony Querrec Couverture de l’ouvrage sous la direction de Pascale Heurtel et Michèle Lenoir

À l’occasion de la parution de l’ouvrage « Les vélins du Muséum national d’histoire naturelle », sous la direction de Pascale Heurtel et Michèle, aux éditions Citadelle et Mazenod, le cabinet d’histoire du Jardin des Plantes expose une sélection de près de 150 vélins parmi les 7000 réalisés du XVIIème au XXème siècle. Une occasion unique d’admirer des œuvres fragiles très rarement sorties, porteuses de l’histoire riche de ce lieu mythique qu’est devenu le Jardin des Plantes.

« Préparez-vous à faire avec moi le tour du globe. C’est peut-être le tour de Paris ; mais n’importe. Là nous embarquâmes pour traverser la Seine et aborder au Jardin des Plantes », écrivait L.F. Jauffret à la fin du XVIIIème siècle dans son Voyage au Jardin des Plantes. Pascale Heurtel, conservatrice à la bibliothèque centrale du Muséum, est parvenue à proposer un véritable voyage au cœur des collections dont elle est en charge, et nous embarque à son tour dans une immersion qui embrasse près de trois siècles. Cela en dépit d’une contrainte de poids, à savoir le manque d’espace dont dispose le Muséum d’Histoire Naturelle pour proposer une exposition d’envergure.

Cabinet d'Histoire du Jardin des Plantes, entrée de l'exposition. Photo : Marianne Guernet-Mouton
Cabinet d’Histoire du Jardin des Plantes, entrée de l’exposition. Photo : Marianne Guernet-Mouton

Au milieu du Jardin des plantes, l’histoire se sème depuis 1635. Ici se trouve le cabinet d’histoire, où se tient l’exposition qui, d’une certaine manière, a déjà commencé dès lors que l’on a franchi l’enceinte par la rue Cuvier : pour tout visiteur sensible à l’histoire du lieu, c’est là que logeaient les artistes pensionnés par le Muséum sous l’Ancien Régime. Dès les premiers pas dans le cabinet, une généalogie de ceux qui ont participé à l’entreprise d’inventaire de la nature nous accueille, placée directement face au livre prétexte à l’exposition et à de nombreux cartels qui mettent en lumière le vélin comme matériau : peau de veau mort-né, et pour cela support d’exception.

Le « Raphaël des fleurs »

À l’origine de la collection des vélins, le frère de Louis XIII, Gaston d’Orléans (1608-1660). D’après le botaniste Antoine de Jussieu, celui-ci « ne se contenta plus dans son jardin de voir croître les plantes rares […], il voulut encore que son cabinet fut orné des dessins et des peintures qu’il faisait faire d’après le naturel ». Nicolas Robert fut alors le premier peintre à réaliser des vélins de ce qui allait bientôt devenir une grande collection à la croisée des arts et des sciences. Après lui se sont succédés Jean Joubert, Claude Aubriet, Madeleine Basseporte (qui « conservait la nature des plantes » dans ses dessins, selon Jean-Jacques Rousseau), Gérard Van Spaendonck, ou encore Pierre-Joseph Redouté (aussi appelé le « Raphaël des fleurs »). Ces artistes était tenu de fournir régulièrement des vélins. D’abord destinés à servir les arts décoratifs et la broderie, ces dessins tendaient en même temps à devenir de réels outil pour les naturalistes, notamment lorsque le Jardin du Roi est remanié en 1793 en Muséum d’histoire naturelle et que les vélins sont entreposés à la bibliothèque à la vue du public.

Première salle d'exposition. Photo : Marianne Guernet-Mouton
Première salle d’exposition. Photo : Marianne Guernet-Mouton

Dans deux petites salles d’exposition tapissées de rouge, comme pour subtilement rappeler le cuir des portefeuilles gardant depuis des siècles ces vélins, s’organise un dialogue intelligent entre la faune et la flore. Suivant un cheminement chronologique, les dessins sont exposés sous vitrines et ne restent accrochés que peu de temps, de sorte que l’exposition aura changé trois fois en quelques mois pour éviter d’abîmer les œuvres.

Sur les murs, des fleurs et plantes rares ayant été naturalisées au Jardin, mais aussi oiseaux, chevaux et autres animaux de la main de Robert à Redouté. S’il fallait retenir une seule chose de cette collection, c’est l’esthétique commune à toutes les œuvres.

Enfin, aux images se greffent des écrits, car pour ne citer que Les Liliacées de Redouté, de nombreux vélins firent l’objet de gravures et de publications. Il ne faut pas perdre de vue que, pour le savant, ces représentations venaient compléter des observations et des écrits que les commissaires de l’exposition nous montrent également. Bien que l’ordre chronologique ordonne la visite, les nombreuses indications tendent à reconstituer l’usage des vélins suivant les siècles. Une place particulière est donnée au caractère éminemment scientifique des œuvres, qui au premier coup d’œil, ravissent surtout pour leur beauté incontestable.

Julie Ribault, redouté's school of botanical drawing in the salle Buffon of the Museum d'histoire naturelle, 1830, aquarelle, Cambridge, The Fitzwilliam Museum
Julie Ribault, redouté’s school of botanical drawing in the salle Buffon of the Museum d’histoire naturelle, 1830, aquarelle, Cambridge, The Fitzwilliam Museum

Face aux contraintes techniques pesant lourdement sur l’organisation d’une telle exposition, il faut saluer l’effort de construction d’un discours commun à des œuvres contraintes à la rotation. Toute l’intelligence de ce voyage réside dans ce fascinant effort d’inventaire de la nature ayant traversé les siècles et tient finalement dans le titre de l’exposition « Précieux vélins ». Ainsi, jusqu’au 13 janvier et pour la première fois depuis 1793, au Cabinet d’Histoire du Jardin des plantes : un Éden en fleur déjoue l’hiver et le cour de ses heures.

« Précieux vélins. Trois siècles d’illustrations naturalistes », sous la direction de Pascale Heurtel, au Cabinet d’Histoire du Jardin des Plantes, Muséum National d’Histoire Naturelle, entrée par le 57, rue Cuvier, 75005 Paris. Tarifs : 1€ tarif réduit, 3€ plein tarif. Prolongation jusqu’au 13 janvier 2017. Plus d’informations ici : http://www.mnhn.fr/fr/




[Exposition] L’esprit du Bauhaus : Une référence toujours actuelle

« Candélabre à treize lumières », Bruno Paul, 1901 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt, DR
« Candélabre à treize lumières », Bruno Paul, 1901
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt, DR

Il y a bientôt 100 ans Walter Gropius créait à Weimar une école d’un genre nouveau qui alliait le respect de la tradition et le progrès de l’industrie pour devenir un « Art total ».Le but premier était de proposer à bas prix des objets pratiques et beaux, fabriqués de la main d’artistes, d’artisans et d’industries. On y côtoie une très grande épuration de lignes, et en parallèle, une très grande profusion de motifs, de décors et de couleurs.

L’exposition retrace de manière chronologique les différentes disciplines et ateliers qui ont progressivement vu le jour. Elle nous montre une richesse artistique nouvelle, palpable au travers de nombreuses réalisations : mobiliers, vaisselle, architecture, photographies, textiles, céramiques, collages, maquettes, affiches, costumes, lignes, formes, matières, couleurs… en 1929 est née la première revue et suivront les premiers livres. Une salle est d’ailleurs dédiée à l’imprimerie, la typographie, la reliure, la publicité et l’affiche qui engendrera une nouvelle méthode de communication.

Cette nouvelle conception esthétique et idéologique a été grandement héritée des corporations médiévales et cette tradition est très présente dans l’exposition.

Marcel Breuer, « Tables gigognes », 1928 Bois, acier tubulaire © Musée des Arts décoratifs, Paris, Jean Tholance / A.D.A.G.P. 2016
Marcel Breuer, « Tables gigognes », 1928
Bois, acier tubulaire
© Musée des Arts décoratifs, Paris, Jean Tholance / A.D.A.G.P. 2016

Le Bauhaus est avant tout une histoire humaine. La transmission du savoir et la pratique artistique permanente sont représentées ici de manière très simple mais à la fois très détaillée. Cette transmission et cette pratique nous permettent de sentir cette nouvelle approche globale qui a fait la force de ce courant artistique.

Outre les projets aboutis, de nombreuses études de mouvement, matières, perspectives sont également accrochées.

Muller Van Severen, « Installation », 2012 Cuir laiton propylène © Musée des Arts décoratifs, Paris, Jean Tholance
Muller Van Severen, « Installation », 2012
Cuir laiton propylène
© Musée des Arts décoratifs, Paris, Jean Tholance

Cette exposition précise, et d’une extrême richesse, nous invite dans sa dernière partie à découvrir la continuité du Bauhaus à travers des projets contemporains dans un parfait héritage idéologique et artistique.

« L’esprit du Bauhaus », jusqu’au 26 février 2017 au Musée des Arts Décoratifs, 107, rue de Rivoli, 75001 Paris. Plus d’informations ici : http://www.lesartsdecoratifs.fr/francais/musees/musee-des-arts-decoratifs/actualites/expositions-en-cours/design/l-esprit-du-bauhaus/

 




« L’Œil de Baudelaire » : du romantisme à la modernité

Photo : Cabinet où sont présentées les gravures de maîtres, Exposition « L’Œil de Baudelaire », 20 septembre 2016-29 janvier 2017, Paris, Musée de la Vie Romantique. © Esther Jakubec
Photo : Cabinet où sont présentées les gravures de maîtres, Exposition « L’Œil de Baudelaire », 20 septembre 2016-29 janvier 2017, Paris, Musée de la Vie Romantique.
© Esther Jakubec

Il y a bientôt cent-cinquante ans, Baudelaire mourait. Dans une volonté de commémoration, le Musée de la vie romantique propose une exposition riche qui offre un aperçu de l’univers visuel propre à l’auteur. Bien que célèbre pour ses poèmes, c’est le critique qui est ici mis à l’honneur. En effet, grâce au commissariat de Robert Kopp, Charlotte Manzini et Jérôme Farigoule partagé entre littérature et histoire de l’art, L’Œil de Baudelaire permet de confronter directement des œuvres majeures du milieu du XIXème siècle aux commentaires pointus du jeune auteur.

Lorsque l’on entre dans la première salle de l’exposition, on découvre un ensemble d’œuvres d’une grande diversité. Tout d’abord, les gravures d’œuvres iconiques telles que La Joconde, Le Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau, l’un des Capricos de Goya, le Marat assassiné de David, Faust dans son cabinet de Delacroix. Ces planches, accompagnées d’éditions d’époque des compte-rendus de Salon de 1845 et 1846, sont présentées dans une vitrine qui évoque plus l’intérieur bourgeois que le white-cube muséal. Cet ensemble, le premier dans le parcours de l’exposition, présente ainsi les artistes que Baudelaire admire, comme il l’exprime dans son poème Les Phares, titre repris pour nommer cette première salle. Outre ces grands maîtres, sont présents des peintres contemporains dont les tableaux colorés contrastent fortement avec les gravures en noir et blanc du cabinet d’entrée. Parmi eux, Delacroix, bien sûr, mais également Catlin et ses portraits d’indigènes, ou Chazal et Le Yucca gloriosa, tous les tableaux ayant en commun d’avoir été présentés au Salon de 1845 ou 1846 et commentés par Baudelaire à cette occasion.

Photo : Antoine CHAZAL, Le Yucca gloriosa fleuri en 1844 dans le parc de Neuilly, 1845, huile sur toile, 65x54 cm, Paris, musée du Louvre. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)
/ Gérard Blot
Photo : Antoine CHAZAL, Le Yucca gloriosa fleuri en 1844 dans le parc de Neuilly, 1845, huile sur toile, 65×54 cm, Paris, musée du Louvre. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)
/ Gérard Blot

Suite à cet espace introductif hétéroclite, les trois autres salles sont plus homogènes et conforment à leurs titres. Isolé dans une petite pièce exiguë, le second espace s’attèle à reconstituer « le musée de l’amour » rêvé par Baudelaire dans son Salon de 1846, où pourraient se côtoyer amour maternel et désir érotique. Quant aux thèmes annoncés pour les salles III et IV, L’héroïsme de la vie moderne et Le spleen de Paris, on remarque qu’ils se recoupent à travers l’idée de modernité. Le premier traite ce concept sur le ton de l’humour, par la caricature de Daumier, Traviès, ou Nadar, présenté comme ami proche de Baudelaire. Le second dédié au spleen est de fait plus sombre. Grands et petits formats se côtoient, plutôt liés par l’idée de spleen que du thème parisien. Au centre de la salle des lettres, des romans d’époque, Les Fleurs du Mal évidemment, ou encore des petites esquisses réalisées par le poète.

Photo : Honoré DAUMIER, Le Public du Salon 4. Amateurs classiques de plus en plus convaincus que l'art est perdu en France, 1852, estampes, 37,5x26 cm, Paris, Musée Carnavalet. © Musée Carnavalet
Photo : Honoré DAUMIER, Le Public du Salon 4. Amateurs classiques de plus en plus convaincus que l’art est perdu en France, 1852, estampes, 37,5×26 cm, Paris, Musée Carnavalet. © Musée Carnavalet

 

Mêlés aux tableaux, les textes de Baudelaire jalonnent ainsi toute l’exposition, sous forme de correspondances, de compte-rendus de Salon ou encore d’articles de presse. La présence de ces écrits est augmentée par les livrets de salle et les cartels qui comprennent souvent des citations. C’est cette omniprésence discrète des textes et leur dialogue avec les œuvres qui permet au visiteur de comprendre la pensée du critique.

Grâce à un parcours chrono-thématique ainsi qu’à la dialectique texte-image, L’Œil de Baudelaire retrace l’évolution de la pensée critique du poète entre 1840 et 1867, du romantisme vers une nouvelle définition de la modernité.

L’Œil de Baudelaire, jusqu’au 29 janvier 2017 au Musée de la Vie Romantique,
16 rue Chaptal 75009 Paris. Plus d’informations ici : http://www.vie-romantique.paris.fr/




« Une brève histoire de l’avenir » : entre chaos, subjectivité et incompréhension

Depuis le 24 septembre 2015, se tient au Louvre une exposition pour le moins irritante et si décousue, qu’elle en perd son éventuel potentiel atypique : on pourrait en rire, si les arguments scientifiques n’étaient pas mis en avant. Car la caution de cet évènement n’est autre que Jacques Attali, figure pour le moins adepte d’aruspices malheureux. Prenant pour point de départ l’ouvrage Une brève histoire de l’avenir dudit auteur, l’exposition souhaite en proposer une interprétation libre, mais néanmoins construite et inspirée. Pour la liberté – ou plutôt le désordre, c’est indéniablement gagné ; en revanche, pour l’objectivité et la qualité du propos, rien n’est moins certain.

Affiche de l’exposition, détail de Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.
Affiche de l’exposition, détail de Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.

En engageant Jacques Attali comme conseiller scientifique, on se demande quel était vraiment le dessein du Louvre : présenter des œuvres parlant de transmission du savoir et surtout du futur, en y accolant le nom d’Attali, cela ne fonctionne pas. A la lecture du parcours médiatico-politique de l’économiste et de ses prédictions controversées quant à l’avenir financier de notre pays, on ressent assez vite l’aspect inadapté de cette collaboration culturelle. Et si l’on accepte malgré tout de se plier au jeu, en refusant de critiquer d’emblée, force est de constater qu’après avoir vu…on regrette amèrement notre tolérante curiosité.

Noyées dans un flot d’œuvres disparates et de partis pris incompréhensibles, certaines pièces pourtant anthropologiquement et esthétiquement riches, paraissent dépouillées de leur histoire. Si l’intention de transcender les aires chrono-culturelles en abolissant les frontières traditionnelles peut paraître intéressante, la réalisation s’avère malheureusement inaboutie, forcée et fatalement dérangeante.

Cette volonté quasi anti-chronologique est d’ailleurs visible dès le début de l’exposition, par le biais de l’installation Boneyard de Geoffrey Farmer : plus de 1200 figures en papier découpées par l’artiste évoluent dans des cercles stylistiques disparates, émancipées de toute linéarité temporelle. Si cela peut aisément fonctionner pour une œuvre unique – comme celle de Farmer –, ces manipulations sont beaucoup moins évidentes et subtiles à l’échelle de l’humanité et de cette vaste temporalité voulue par l’exposition. Mais avant d’entrer dans cette « fertile ignorance sur laquelle peut se construire une « brève histoire de l’avenir » » – dixit le cartel de préambule –, le parcours débute par un petit studiolo dédié à l’artiste Mark Manders.

Geoffrey Farmer, Boneyard, 2013-2015, Papiers découpés, bois, colle. New York, Casey Kaplan Gallery © Courtesy of Geoffrey Farmer and Casey Kaplan, New York/ Photo: Jean Vong.
Geoffrey Farmer, Boneyard, 2013-2015, Papiers découpés, bois, colle. New York, Casey Kaplan Gallery © Courtesy of Geoffrey Farmer and Casey Kaplan, New York/ Photo: Jean Vong.

Intitulée « Notre énigme, notre histoire », cette salle abrite telle une alcôve, des sculptures qui raviront les amateurs de l’artiste et permettront au public moins familier de le découvrir. Au centre, la Ramble room chair capte l’attention. Témoin d’une certaine fragilité de la matière, d’une interrogation permanente face à l’objet, d’un monde onirique en sommeil et pourtant si ancré dans l’ordonnancement du monde en construction, cette œuvre est à l’image du travail de Mark Manders : l’expression parfaite de la vulnérabilité de l’instant.

Mark Manders, Ramble room chair, 2010, Bois, peinture époxy, compensée imprimer sur du papier, et une chaise, 85 x 65 x 180 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/)
Mark Manders, Ramble room chair, 2010, Bois, peinture époxy, compensée imprimer sur du papier, et une chaise, 85 x 65 x 180 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/).

Autour d’elle, se déroule une vitrine mimant une frise chronologique : sablier en métal du XVIIIème siècle, feuille de laurier en silex datant de 19000 – 16500 avant J.-C et crâne d’Asmat de Papouasie du début du XXème siècle, se mêlent aux inspirations contemporaines de Manders. L’une d’elles – Composition with blue, mérite que l’on s’y attarde : un visage coupé, mutilé dans son intégrité, tente d’émerger d’un livre qui l’enserre et le contraint. Comme l’explique le cartel, « c’est comme si la fabrique actuelle de l’humain défaillait » : pris entre transmission du savoir, traces archéologiques et survivance du passé, l’homme demeure dans une balance à l’équilibre fragile, entre passé et futur.

Mark Manders, Composition with blue, 2013, Bois, bois peint, peinture époxy, 23 x 33,5 x 13,5 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/)
Mark Manders, Composition with blue, 2013, Bois, bois peint, peinture époxy, 23 x 33,5 x 13,5 cm. © Mark Manders 1986-2015 (http://www.markmanders.org/).

Parmi ces sculptures, affleure une copie d’après Pieter I Bruegel, de l’huile sur toile La parabole des aveugles. Vue sous le prisme de cette exposition, l’œuvre métaphorise l’ignorance des hommes, leur égarement dans un univers où l’inintelligible prend parfois le pas sur la connaissance. L’allusion n’est pas dénuée d’intelligence. Mais comme pour le reste du parcours, les œuvres qui devraient être le centre d’attention, ne sont là que pour illustrer des postulats à rebours. Ici, l’impression désagréable d’un étalage de toiles, d’objets d’art et pièces archéologiques prises en otage demeure irrémédiablement : cautions intellectuelles d’un discours en manque de nuances.

 

 

Copie d’après Pieter I Bruegel (1525-1569), La Parabole des aveugles, fin du XVIe siècle, huile sur toile. Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado
Copie d’après Pieter I Bruegel (1525-1569), La Parabole des aveugles, fin du XVIe siècle, huile sur toile. Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado.

Malheureusement, entre absence de cohérence et arguments subjectifs, la première salle « L’ordonnancement du monde », agit tel un mauvais présage. L’espace introductif qui met en avant la thématique de la construction des villes et des nouvelles structures d’habitat, dévoile un agencement d’œuvres terriblement disparate et incohérent : là, un Poing colossal égyptien datant de 1260 avant J.-C fait face à la tapisserie Les constructeurs à l’aloès d’après Fernand Leger (1951) ; alors qu’à leurs côtés, s’exposent de splendides figurines et briques de fondation mésopotamiennes, dont l’éclat et la préciosité tranchent avec la Maquette d’architecture, Stadt Ragnitz d’Eilfried Huth et Günter Domenig (1969), faite de plastique et de peinture. Ces œuvres ainsi disposées ne soutiennent aucun argument scientifique : le pari énoncé d’un vaste écart chronologique voulu par l’exposition, assurément, est loin d’être gagné.

Stèle de granit, Mésoamérique, 200-50 av. J.-C. Granit. Site archéologique de Kaminaljuyú. Guatemala City, Museo Nacional de Arqueología y Etnología. © Museo Nacional de Arqueologia y Etnologia, Guatemala City / Bridgeman Images
Stèle de granit, Mésoamérique, 200-50 av. J.-C. Granit. Museo Nacional de Arqueología y Etnología.

Puis, dans une dimension plus économique, la deuxième partie formant cette salle est dédiée aux « Instruments de l’échange ». Et si jusque-là, certains choix pouvaient encore être défendus, une citation indigne de Jacques Attali achève de jeter une part de discrédit sur cette exposition :

« Avec l’écriture, l’accumulation et la transmission du savoir deviennent plus faciles. Surgissent ainsi, du néant de la Préhistoire, les premiers récits d’aventures des peuples et les premiers noms de princes. Surgissent aussi les premières comptabilités, les premières équivalences. Et, bientôt, les premiers empires. »

On appréciera avec aigreur, l’expression de « néant » qui caractérise pour Attali cette période. Loin d’être emplie de subtilité, cette citation révèle une vision réductrice et évolutionniste, en inadéquation totale avec la diversité chrono-culturelle du Louvre. Pourtant, la pluralité de monnaies rassemblées est fascinante : provenant d’ères géographiques et chronologiques différentes, poids à or, tablettes d’abécédaires et statues funéraires côtoient l’éclatante Richesse ou Allégorie de la Richesse de Simon Vouet.

Simon Vouet (1590-1649), La Richesse ou Allégorie de la Richesse, vers 1640, huile sur toile, Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier
Simon Vouet (1590-1649), La Richesse ou Allégorie de la Richesse, vers 1640, huile sur toile, Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, dist. RMN-Grand Palais / Angèle Dequier.

Enfin, cette première section se clôt sur l’espace d’harmonie, de calme et de renouveau fertile qu’évoque le jardin, paradis naturel dans l’artifice des villes en construction. Et si les céramiques turques et iraniennes datant des XVIème et XVIIème siècles sont d’une grâce réelle, il aurait été plaisant d’instaurer ici plus de variété ; c’est ainsi qu’ « Une brève histoire de l’avenir » souffre de ses prises de positions difficiles à tenir sur le long terme : un trop plein d’œuvres disparates d’un côté, opposé à des carcans jalonnés de l’autre.

Plus loin, s’ouvre la nouvelle thématique « Le cycle de l’histoire : empires et fracas des armes », quant à elle beaucoup plus réussie. En effet, il faut souligner la présence du cycle de cinq magnifiques toiles de Thomas Cole, Le destin des empires. Peint en 1836 à New York et exposé pour la première fois en France, il présente successivement de l’état sauvage à la désolation, la fortune fragile et tragique des grandes puissances de ce monde. Pour autant, ce cycle contient une belle promesse d’avenir pour qui veut la contempler : à revers du sens ordinaire de lecture, il semble suggérer qu’à chaque chute succède une nouvelle puissance, une nouvelle ère ; et l’accrochage ici choisi va pertinemment dans cette direction.

Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society
Thomas Cole (1801-1848), Le Destin des empires. La Destruction, 1836, huile sur toile. New York, collection de la New York Historical Society © The New York Historical Society.

De même, l’impressionnante collection de casques, épées et haches mérite que l’on s’y attarde. Elles sont autant d’armes qui soulignent par leur finesse, leur raffinement et leur panache, la valeur accordée aux batailles par des peuples en quête de puissance.

Casque celtique d’Agris. Gaule de l’Ouest, vers 350 av. J.-C. Fer, bronze, or, argent et corail. Angoulême, musée des Beaux-arts. © Philippe Zandvliet, le musée d'Angoulême.
Casque celtique d’Agris. Gaule de l’Ouest, vers 350 av. J.-C. Fer, bronze, or, argent et corail. Angoulême, musée des Beaux-arts. © Philippe Zandvliet, le musée d’Angoulême.

Mais cette conquête du pouvoir n’est rien sans une transmission du savoir active. « Tu es pressé d’écrire / Comme si tu étais en retard sur la vie / S’il en est ainsi fait cortège à tes sources / Hâte-toi / Hâte-toi de transmettre » écrivait finement René Char. Comme un écho, des manuscrits d’Aristote et Averroès, viennent souligner cette soif de connaissance et cette volonté de transmission qui participe à l’élargissement du monde. Mais cette salle, ce sont aussi de très belles cartes de Pieter Goos, John Thornton, ou Hayashi Shihei entre autres qui s’étalent sur les cimaises, dévoilant cette obsession impérieuse des hommes face à la découverte du monde.

On retiendra, enfin, l’installation intelligente et originale de Camille Henrot intitulée Ikebana, dans laquelle l’artiste interprète un panel d’ouvrages – Salammbô de Gustave Flaubert, L’Arachnéen de Fernand Deligny, Avant et après de Paul Gauguin pour ne citer qu’eux – par le biais de l’art floral japonais. Par l’étymologie latine des fleurs, leur usage pharmaceutique ou leur provenance géographique, elle suggère ainsi le lien ténu entre l’art, la littérature, la nature et la transmission du savoir, dans des compositions à la fois puissantes et fragiles.

Averroes-commentaire-aristote
Averroès (1126-1198), Grand commentaire sur Aristote. De anima (traduction de Michel Scot vers 1230), manuscrit sur parchemin, Paris, BNF. © Bibliothèque nationale de France.

Mais l’heure de la révolution industrielle et des grands bouleversements a sonné : de l’exode rural décrit par Henri Daumier dans Les fugitifs, aux importantes mutations des moyens de transports et de l’industrie mise en avant par la sombre mais non moins splendide Vue de Coalbrookdale, de nuit peinte par Philippe Jacques de Loutherbourg au XIXème siècle, tout concourt à dévoiler cet antagoniste mélange d’espoirs et d’angoisses induits par ces nouveaux horizons : la naissance de l’homme moderne courant sciemment vers son martyre est proche.

Honoré Daumier (1808-1879), Les Fugitifs, 1849-1850, huile sur bois. Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais / Roger-Viollet.
Honoré Daumier (1808-1879), Les Fugitifs, 1849-1850, huile sur bois. Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais / Roger-Viollet.

Et Chéri Samba, dans ses acryliques sur toile, de dépeindre la Destruction du monde par l’homme, la hiérarchie douloureuse de L’employeur et l’employé, de poser l’inextricable problème Quelle solution pour les hommes ? Les femmes étant beaucoup plus nombreuses sur la terre. Par ses œuvres singulières, aux coloris marqués et scintillants comme pour mieux réfléchir au-delà de la dramaturgie du sujet, l’artiste interpelle le spectateur sur les grandes questions du XXème siècle avec un humour satirique et grinçant.

Mais réfléchir sur l’homme martyrisé, c’est aussi savoir où sont les frontières du visible, les limites de la monstration : un témoignage sur la cruauté de cette mécanisation du monde et des guerres modernes. Cette réflexion, Alexis Cordesse la met en avant dans la série de photographies Absences, alors qu’une nature abondante et reposante au regard du spectateur dévoile en filigrane les atrocités du génocide rwandais perpétrées vingt ans plus tôt. Cage douloureuse d’une végétation effrayante de beauté.

Chéri Samba (né en 1956), La Destruction du monde par l’homme, 2015, acrylique et paillettes sur toile. Paris, courtesy de la galerie MAGNIN-A © Kleinefenn / Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris © Chéri Samba.
Chéri Samba (né en 1956), La Destruction du monde par l’homme, 2015, acrylique et paillettes sur toile. Paris, courtesy de la galerie MAGNIN-A © Kleinefenn / Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris © Chéri Samba.

Rhona Bitner (née en 1960), 94125FL, de la série Circus, 1994. Cibachrome sur aluminium. Paris, Fondation Neuflize Vie pour la photographie contemporaine, banque Neuflize OBC 94125FL © Rhona Bitner.
Rhona Bitner (née en 1960), 94125FL, de la série Circus, 1994. Cibachrome sur aluminium. Paris, Fondation Neuflize Vie pour la photographie contemporaine, banque Neuflize OBC 94125FL © Rhona Bitner.

Seulement, après quelques belles créations et observations percutantes, le déséquilibre rattrape fatalement l’exposition. En effet, la dernière salle, « Sibylles et prophètes », semble lacunaire, bâclée. Le discours élaboré autour des œuvres, notamment celle de Rhona Bitner – de la série nommée Circus, est quelque peu lisse et réducteur : l’humanité serait comparable à un funambule au-dessus d’un gouffre symbolisant l’avenir incertain. Pourtant, il semble que l’ancienneté des arts divinatoires et les découvertes archéologiques liées à ces pratiques, auraient pu nourrir le propos de manière plus fine et affirmée, sans avoir recours à de tels poncifs.

Assurément, « Une brève histoire de l’avenir » souffre de l’inspiration que le Louvre a voulu puiser chez Jacques Attali ; le résultat est parfois douteux et la mise en avant de diverses citations nuit à la crédibilité d’une exposition qui recèle pourtant de belles surprises. De ce parti pris difficilement justifiable, subsiste un goût amer, un sentiment de gâchis que la beauté de certaines œuvres, malheureusement, ne parvient pas à dissiper.

« Une brève histoire de l’avenir »  – L’exposition se tient jusqu’au 4 janvier 2016 au Musée du Louvre. Plus d’informations sur louvre.fr.

 




Broodthaers à la Monnaie de Paris

« Une fiction permet de saisir la vérité et en même temps ce qu’elle cache »
Marcel Broodthaers, Communiqué de presse, Documenta 5, Kassel, juin 1972.

Après avoir montré au public la Chocolate Factory de Paul McCarthy, la Monnaie de Paris présente actuellement une exposition consacrée à Marcel Broodthaers (1924 – 1976), artiste belge à l’œuvre protéiforme qui a largement participé au tournant artistique des années 1960. Après trois années de recherches effectuées par la commissaire de l’exposition, Chiara Pisari avec Maria Gilissen-Broodthaers et Marie Puck-Broodthaers, le projet vu le jour en 2015.

Nous partons dès lors à la rencontre d’un artiste à la carrière tardive, puisqu’il ne la débute qu’à quarante ans. D’abord poète et homme de lettres, libraire, reporter photographe, puis critique d’art, il coule en 1963 cinquante exemplaires de son dernier recueil de poèmes, Pense-Bête, dans du plâtre. Ainsi commence la carrière de l’un des artistes les plus importants de la seconde moitié du XXème siècle.

Marcel Broodthaers est connu pour ses assemblages et ses accumulations, faits de matériaux pauvres tels des moules ou des coquilles d’œufs. Mais c’est une toute autre œuvre que nous découvrons à la Monnaie de Paris. Ainsi, dans cette courte carrière artistique, Broodthaers consacre quatre années à un projet ambitieux : le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles (1968-1872). Il s’agit d’une œuvre majeure de l’artiste, projet à la fois conceptuel et hermétique, mais aussi absurde et provoquant, qui n’a ni lieu fixe ni collection permanente. Dans le contexte de l’année 1968 à Bruxelles, ce projet s’inscrit dans un climat européen contestataire, à l’heure des grands questionnements sur les changements de la société et sur les institutions artistiques. En 1968 Marcel Broodthaers s’autoproclame dans des Lettres ouvertes « directeur » et « conservateur » du Musée, qui est inauguré dans son appartement la même année, avant de prendre son envol pour différentes villes européennes (Angers, Düsseldorf, Kassel…). Ce musée est composé de onze « sections » qui seront créées au fur et à mesure et qui retracent la vie d’un musée traditionnel : des salles exposant des objets agencés selon une scénographie réfléchie, la publicité autour de l’institution et sa promotion, les documents d’archive du musée… L’espace regroupe ainsi tant bien des képis militaires, des statues et dessins, des emballages de cigares, des lithographies, des panneaux de signalisation, ou encore des cartes postales de peintures du XIXème siècle scotchées au mur. Peu d’homogénéité donc, au risque de perdre le visiteur parfois.

Plaques (Poèmes industriels) (1968-1972), 16 plaques en plastique embouti et peint,  Estate Marcel Broodthaers, prêt de longue durée S.MA.K. Gand. Salle 6.
Plaques (Poèmes industriels) (1968-1972), 16 plaques en plastique embouti et peint,
Estate Marcel Broodthaers, prêt de longue durée S.MA.K. Gand. Salle 6. © Morgane Walter

Une question s’impose à nous de prime abord : pourquoi exposer Marcel Broodthaers dans un lieu aussi emblématique et historique que la Monnaie de Paris ? C’est la Section Financière qui semble dénouer ce paradoxe. En effet, le comble de l’ironie est atteint lorsque l’artiste annonce, en 1970-71, que le Musée est « à vendre pour cause de faillite ». C’est à ce moment-là qu’est créée la Section Financière, composée d’un lingot d’or d’un kilogramme, frappé d’un aigle par la Monnaie de Paris elle-même, qui sera vendu deux fois la valeur de l’or de l’époque pour collecter des fonds pour la sauvegarde du Musée. Le lingot d’or présenté à la Monnaie de Paris est celui acheté par l’artiste contemporain Danh Vo. Ainsi, c’est précisément dans ce lieu fabriquant l’argent depuis des siècles, s’interrogeant sur le devenir de ses collections, que l’œuvre de Broodthaers est la plus à même de trouver un écho : celui-ci questionnant sans cesse le rapport de l’art à l’argent, sa valeur financière et ses liens à l’institution muséale.

Le visiteur doit être averti que la Monnaie de Paris ne présente que des « détails » de ce musée fictif – l’exhaustivité étant impossible à atteindre pour des raisons matérielles. C’est la première fois que ces détails sont reconstitués, et ce grâce aux prêts des mêmes institutions, antiquaires et collectionneurs auxquels l’artiste avait originellement fait appel. Non seulement, selon Chiara Pisari, une présentation exhaustive trahirait la conception que Broodthaers avait du Musée, mais encore, les demandes de prêts aux différentes institutions prêteuses de l’époque – notamment le Musée du Louvre, le Musée des Arts Décoratifs de Berlin, le Victoria & Albert Museum ou encore le Musée Ingres – furent sans aucun doute suffisamment complexes ainsi.

Projection sur caisse (1968), 50 diapositives de reproductions de peintures du  XIXème siècle, 21 cartes postales, caisse de transport Département des Aigles. Section XIXème – Salle 5.
Projection sur caisse (1968), 50 diapositives de reproductions de peintures du
XIXème siècle, 21 cartes postales, caisse de transport Département des Aigles. Section XIXème – Salle 5. © Morgane Walter

Le parcours de l’exposition à la Monnaie de Paris est composé de onze salles, qui reprennent les onze « sections » du Musée : la Section des Figures, la Section Publicité, ou encore, la Section Financière. Ces différentes sections sont réparties entre les salons sur Seine du bâtiment parisien, disposés en enfilade et relativement homogènes – murs blancs, parquet au sol, et dimensions semblables. Chaque section peut être comprise comme une réflexion sur une question ayant trait au rapport de l’art à l’institution muséale, sa valeur marchande, la relation entre l’image et le langage, la copie et l’original, pour n’en citer que quelques unes.

Le spectateur débute sa visite avec l’œuvre présentée dans le Salon d’honneur, la Salle Blanche (1975). Il s’agit d’une reconstitution de la pièce de l’appartement de Broodthaers, à Bruxelles, dans laquelle ce dernier a inauguré le Musée d’Art Moderne. Les murs sont recouverts de mots ayant accompagné sa démarche artistique tout au long de sa carrière. On ne peut qu’être subjugué par la beauté de l’espace d’exposition, le Salon d’honneur, dans lequel la Salle Blanche, bien que d’une taille conséquente, semble disparaître.

Salle Blanche (1975), Encre de chine sur bois, photographies, ampoule, 2 appliques  en plâtre. Collection Maria Gilissen/Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. Salle 4.
Salle Blanche (1975), Encre de chine sur bois, photographies, ampoule, 2 appliques
en plâtre. Collection Maria Gilissen/Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris. Salle 4. © Morgane Walter

Dans la suite du parcours, on est amené à réfléchir au rapport entre l’image et sa représentation, l’original et la copie, la fiction et le réel. Cela est particulièrement sensible dans la Section Publicité, présentant des photographies des objets montrés dans la Section des Figures. Marcel Broodthaers pose explicitement la question de la reproductibilité de l’œuvre d’art, se plaçant dans l’héritage de Walter Benjamin, et ajoute un double niveau de lecture lié à la publicité, plaçant dès lors de spectateur dans une position de consommateur.

La Section des Figures, salle centrale et emblématique du Musée, réunit ici près de 266 objets sur les 500 recensés dans le catalogue d’origine. Lorsque l’on pénètre dans cette salle, on en vient à se demander pourquoi cette utilisation de l’aigle ? Pourquoi en avoir fait le symbole de ce musée et lui avoir consacré tout une section ? Il va sans dire que l’on est en face d’un symbole ambigu : à la fois allégorie du pouvoir et de l’impérialisme, symbole de Jean l’Evangéliste, mais encore, symbole de noblesse. L’artiste joue de cette ambiguïté pour approfondir sa recherche sur le lien entre l’art, le mot, le langage, la pensée et l’image. Le visiteur peut se sentir décontenancé face à ces centaines d’objets représentant des aigles, car ce symbole est leur seul point commun, ce qui pose un problème de cohérence dans le propos. On est en outre frappé de voir que les œuvres d’art côtoient les bibelots, placés de manière égale sous vitrine avec tous pour même cartel : « Ceci n’est pas un objet d’art » (traduits en Allemand et en Anglais). Le ton est donné. Non seulement, Broodthaers interroge la notion de valeur artistique, mais en outre il cite explicitement son ami Magritte, en référence à l’œuvre devenue icône La trahison des images (1929), représentant une pipe sous-titrée de la mention « Ceci n’est pas une Pipe ». Enfin, l’on peut également rattacher cette pointe d’humour à l’héritage duchampien, qui a remis en cause la notion de valeur artistique institutionnalisée.

Carreau de porcelaine peint vert et jaune. « Ceci n’est pas un objet d’art. N° 92 Section des Figures – Salle 7.
Carreau de porcelaine peint vert et jaune. « Ceci n’est pas un objet d’art. N° 92 Section des Figures – Salle 7. © Morgane Walter

Un point nous heurte alors, c’est le parti pris de l’absence totale de cartels explicatifs. La Monnaie de Paris fait le choix de présenter au public français une œuvre particulièrement complexe et conceptuelle, faisant écho tant aux pratiques poétiques de l’artiste et de ses modèles tels Baudelaire ou Mallarmé, qu’à des références philosophiques et artistiques. Dès lors, proposer une approche dite intuitive, sans aucune explication, paraît être un manque sérieux de considération pour la compréhension du spectateur. Néanmoins, l’institution tente de pallier à ce manque par la distribution d’un livret explicatif, adapté à un public jeune ou mature, et par la présence de médiateurs culturels pouvant, si besoin est, fournir des informations au visiteur.

En outre, des incohérences surgissent dans l’organisation de l’exposition et dans le respect de ses promesses, à savoir la reconstitution fidèle du Musée tel que l’avait pensé l’artiste. Nous pensons notamment à l’œuvre Monsieur Teste qui n’était pas originellement présentée dans le Musée d’Art Moderne. Cette œuvre est pourtant montrée à la Monnaie de Paris pour la simple raison que, selon l’aveu de Maria Gilissen-Broodthaers, l’équipe voulait ajouter « une touche d’humour à l’exposition ». Or, la démarche de Marcel Broodthaers est déjà marquée par une forte dimension humoristique, qui n’apparaît que très peu dans la présentation proposée par la Monnaie de Paris. Les œuvres font sourire le spectateur lorsque l’ironie est assez claire pour être entendue, mais leur agencement dans l’espace d’exposition est austère et figé. Il s’agit d’un projet démesurément fou, ce que le spectateur ne perçoit que sporadiquement, probablement en raison d’une mise en scène très conventionnelle et d’un manque cruel d’explications.

Monsieur Teste (1975), mannequin automate assis sur une chaise en osier, journal,  photo de plage et palmiers, Estate Marcel Broodthaers. Salle 9.
Monsieur Teste (1975), mannequin automate assis sur une chaise en osier, journal,
photo de plage et palmiers, Estate Marcel Broodthaers. Salle 9. © Morgane Walter

L’exposition de la Monnaie prend fin avec la Section Cinéma, pour laquelle n’a été gardée que l’œuvre Cinéma Modèle (1970), un ensemble de films qui prennent appui sur les modèles littéraires de l’artiste, renforçant la dimension poétique de l’œuvre cinématographique de Broodthaers. On y trouve par exemple des références à Kurt Schwitters avec La Clef de l’Horloge (Un poème Cinématographique en l’honneur de Kurt Schwitters » (1957), à Magriite avec La Pipe (1969) ou encore La Fontaine avec Le Corbeau et le Renard (1967).

Cinéma Modèle, Programme La Fontaine (1970), Projections de cinq films, Estate  Marcel Broodthaers. Section Cinéma – Salle 11.
Cinéma Modèle, Programme La Fontaine (1970), Projections de cinq films, Estate
Marcel Broodthaers. Section Cinéma – Salle 11. © Morgane Walter

Ainsi, la Monnaie de Paris a fait le choix de présenter au public français un artiste contemporain essentiel, qui a marqué de son empreinte les principaux courants artistiques des années 1960 : le groupe Fluxus, l’art conceptuel, le Pop Art, ou le Lettrisme. Il a exercé une influence notable tant bien sur ses contemporains tels Joseph Beuys, Hans Haacke ou Daniel Buren, que sur les générations suivantes, comme Mike Kelley ou bien sûr, Danh Vo. Ce dernier par exemple a été largement inspiré par l’artiste belge. Non seulement il collectionne à la manière de Broodthaers, mais encore il crée des environnements inspirés de décors datant de la fin de la carrière de son modèle.

Du reste, la Monnaie de Paris rend hommage à un artiste capable de transformer une exposition en une véritable œuvre d’art, complexe et hermétique, mais riche et stimulante. Avec cette critique du voir et du montrer, de la mise en scène d’une exposition et bien entendu, du musée, l’artiste ouvre à des questionnements éminemment contemporains et toujours d’actualité.

Pour finir, laissons la parole à l’artiste : « Le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles est tout simplement un mensonge et une tromperie… Le musée fictif essaie de piller le musée authentique, officiel, pour donner davantage de puissance et de vraisemblance à son mensonge. Il est également important de découvrir si le musée fictif jette un jour nouveau sur les mécanismes de l’art, du monde et de la vie de l’art. Avec mon musée, je pose la question. C’est pourquoi je n’ai pas besoin de donner la réponse. » (Marcel Broodthaers, 1972)

Morgane Walter

« Marcel Broodthaers – Musée d’Art Moderne – Département des Aigles »  – L’exposition se tient jusqu’au 5 juillet 2015 à la Monnaie de Paris, 11, Quai de Conti – 75006 Paris – Métro Pont-Neuf, Odéon ou Saint-Michel (lignes 4, 7, 10). Ouvert tous les jours de 11h à 19h. Tarifs : 12/8€. Plus d’informations sur www.monnaiedeparis.fr




« L’école de Lingnan. L’éveil de la Chine moderne » : quand à l’onirisme succède l’ébranlement

Chen Shuren, Après le crépuscule, 1926
Chen Shuren (1884 – 1948), Après le crépuscule, 1926 Encre et couleurs sur papier, 97 x 172,5 cm © Hong Kong Museum of Art.

Il était une fois, l’école de Lingnan et ses trois fondateurs : Gao Jianfu (1879 – 1951), Chen Shuren (1884 – 1948) et Gao Qifeng (1889 – 1933). Des artistes à la fois pétris de tradition, profondément novateurs et révolutionnaires. De leur art et de leur enseignement, naîtront des ateliers destinés à former la nouvelle génération artistique chinoise ; car leur dessein n’est autre que l’émergence d’une nouvelle peinture nationale empruntant largement aux courants picturaux japonais. Un compromis ? Une demi-mesure ? Non, un éveil féroce à la modernité, que le musée Cernuschi dévoile à travers « L’école de Lingnan ».

« Il était une fois », comme dans un conte, ce mode narratif convenant parfaitement au parcours de cette exposition. La muséographie – grâce à un jeu subtil de couleurs – répond en miroir aux évènements historiques qui mènent aux grands bouleversements. Au commencement, on est bercé d’enchantement et de délicatesse ; mais en chemin, l’équilibre se brise et devient ébranlement. Alors, les œuvres bucoliques à l’instar du magnifique Rouleau aux cent fleurs de Ju Lian deviennent guerrières et accusatrices, tandis que l’atmosphère sereine des premières salles se teinte d’une obscurité grisée.

Ju Lian (1828 – 1904) Rouleau aux cent fleurs, 1875 Encre et couleurs sur soie 36,5 x 617 cm (détail) - © Hong Kong Museum of Art.
Ju Lian (1828 – 1904) Rouleau aux cent fleurs, 1875 Encre et couleurs sur soie 36,5 x 617 cm (détail) – © Hong Kong Museum of Art.

La visite s’ouvre sur un espace très épuré, dont les murs à la délicate teinte vert d’eau emplissent d’une grande quiétude. Ici, peu d’œuvres sont présentées, mais elles sont d’une beauté indéniable, incarnant la tradition picturale cantonaise qui, depuis le XVIe siècle, n’a cessé de s’ouvrir aux influences étrangères et de s’en nourrir. Dans cette région du Guangdong, l’enrichissement esthétique n’en finit pas de croître : au XIXe siècle, des artistes tels Meng Jingyi, Song Guangbao ou encore Ju Lian pour ne citer qu’eux, participent habilement au renouvèlement des motifs traditionnels de la faune et de la flore, tout en respectant le patrimoine artistique dont ils sont les héritiers. Car ces motifs, tout aussi bucoliques qu’ils soient, ne sont pas dénués de technicité : à l’artiste Yun Shouping, ils empruntent la délicatesse dans les traits et le raffinement des couleurs, conférant à leurs travaux, un mélange antinomique d’évanescence et de relief.

A l’orée de la deuxième salle, nous sommes happés par un impressionnant panneau sur papier de Gao Jianfu, Voyage dans les montagnes enneigées. Par son accrochage et sa composition, par ses reliefs surprenants et ses habiles jeux d’obliques, il capte toute l’attention. Mais ces montagnes, aussi fascinantes soient-elles, ne fonctionnent pas seules : elles font partie intégrante d’un dialogue intelligemment construit, où chaque œuvre de Goa Jianfu – à qui tout un mur est ici consacré –, trouve son alter-ego japonais. Dans chaque panneau, chaque motif, la tradition picturale chinoise se mêle à une source nippone d’inspiration nouvelle, aisément identifiable grâce aux cartels géographiques qui constituent, pour le visiteur, une aide précieuse.

Bien plus qu’un simple jeu de miroirs, il s’agit de mettre en exergue le dialogue qui s’est instauré entre le Japon et la Chine dès la fin du XIXe siècle. En effet, celle-ci souffre de graves problèmes économiques et politiques, et se voit de plus en plus menacée par les puissances européennes. Il devient nécessaire d’en apprendre davantage sur les pays occidentaux afin d’être en mesure de leur résister. Le Japon représente alors un modèle d’inspiration, lui qui est parvenu durant l’ère Meiji à allier modernité et tradition, tout en gardant son identité propre. A ce pays, les artistes chinois emprunteront donc aux influences du nihonga, mouvement réformateur de l’art japonais.

Hashimoto Kansetsu (1883-1945), Matin après la pluie, vers 1930 Encre sur soie – 112,2 x 132, 2 cm © Museum für Ostasiatische Kunst, Berlin.
Hashimoto Kansetsu (1883-1945), Matin après la pluie, vers 1930 Encre sur soie – 112,2 x 132, 2 cm © Museum für Ostasiatische Kunst, Berlin.

Deux espaces distincts sont nécessaires pour saisir l’importance de cet enchevêtrement culturel et stylistique : le premier invite à la contemplation de paysages, tantôt enneigés, tantôt pris dans les affres d’un climat tempétueux, dévoilant toute la beauté d’un hibiscus pliant sous le poids de la pluie ou la singularité des Seiches de Goa Jianfu, nimbées dans leur jet d’encre noir et profond. Ainsi, à Kôno Bairei, Takeuchi Seihō et Yamamoto Shunkyo, Goa Jianfu emprunte les volumes, l’illusion de la profondeur, l’ajout de pigments et l’utilisation d’un élément repoussoir au premier plan ; autant de techniques révélatrices de l’assimilation des influences occidentales par les artistes japonais. Puis, le second espace prend la forme d’un incroyable bestiaire qui doit beaucoup au vocabulaire et aux motifs traditionnels japonais : en fondant la technique du « sans os » – sans contour – tout en portant une attention particulière aux détails des plumages et des fourrures, ces animaux semblent à la fois pris dans une évanescence et une matérialité particulière, qui confère à cette salle une ambiance toute en poésie.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Seiches, Années 1920 Encre et couleurs sur papier 135,8 x 69,1 cm © Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Seiches, Années 1920 Encre et couleurs sur papier 135,8 x 69,1 cm © Hong Kong Museum of Art.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Les faibles sont la proie des forts, 1914-1928 Encre et couleurs sur papier 127,5 x 60,2 cm © Hong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Les faibles sont la proie des forts, 1914-1928 Encre et couleurs sur papier 127,5 x 60,2 cm © Hong Museum of Art.

Puis, un changement d’atmosphère s’opère brutalement, et au calme succède la tempête : les murs vert d’eau s’assombrissent pour laisser place à des teintes plus obscures : allégorie du renouveau, amorce d’une transformation. Si les motifs floraux et animaliers ont toujours une vocation ornementale, ils se chargent désormais de symboliques nouvelles et portent en eux un message politique et révolutionnaire. Ainsi, certains animaux représentés en posture de chasseurs, les muscles saillants et prêts à l’action, métaphorisent en réalité l’esprit guerrier devant régner au sein de cette société chinoise en pleine mutation. A ce titre, Après le crépuscule, une impressionnante encre et couleurs sur papier de Chen Shuren, incarne parfaitement cette intense ferveur patriotique.

De même, le passage entre tradition picturale et volonté novatrice, est visible dans la manière de peindre la figure humaine : si des artistes comme Gao Jianfu tentent de moderniser la thématique en portant une attention nouvelle au gens du peuple plutôt qu’aux grandes icônes, leur style iconographique ne marque pas d’évolution notable. Pris dans un entre-deux où l’inspiration traditionaliste voudrait cependant laisser place au renouveau, rares sont ceux qui parviendront à insuffler une réelle modernité à cette peinture de personnages.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Poète du Sud, 1932 Encre et couleurs sur papier 211 x 94,7 cm © Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Poète du Sud, 1932 Encre et couleurs sur papier 211 x 94,7 cm © Hong Kong Museum of Art.

Puis, vient le temps véritable de l’action et de la guerre : « Faire et peindre l’histoire », tel est le mot d’ordre des maîtres de l’école de Lingnan. Tandis que Chen Shuren s’engage politiquement – et de manière officielle, Gao Jianfu et Gao Qifeng prennent part aux activités illégales et violentes de la société clandestine Tongmenghui, dont le but est de destituer l’empire Qing. Ainsi, la violence des évènements historiques et leurs prises de positions politiques, influencent fortement la production artistique des trois hommes : c’est là que se situe l’avènement d’un renouveau iconographique considérable et visible. Et si certains artistes très émus par les bouleversements passés continuent de s’y référer dans leurs œuvres, d’autres s’attèlent activement à la figuration du temps présent. Ainsi, Gao Jianfu, l’un des premiers artistes chinois à utiliser des motifs d’une grande modernité tels les avions de guerre, réalise en 1938 Les os des morts s’affligent depuis longtemps des malheurs de la nation. Cette encre sur papier, d’une forte puissance plastique, est une référence directe à ce grand drame de l’histoire contemporaine chinoise qu’est la guerre sino-japonaise de 1937 – 1945. Beaucoup de ses élèves le suivront dans cette voie qui conduit désormais, à l’évocation des problématiques et enjeux contemporains.

Gao Jianfu (1879 – 1951), Les os des morts pleurent sur les malheurs de la nation, 1938 Encre et couleurs sur papier 71,8 x 47,2 cm ©Hong Kong Museum of Art.
Gao Jianfu (1879 – 1951), Les os des morts pleurent sur les malheurs de la nation, 1938 Encre et couleurs sur papier 71,8 x 47,2 cm ©Hong Kong Museum of Art.

Au fond, il s’agit là d’une exposition pertinente dans son sujet, remarquable pour la beauté et la qualité des œuvres présentées, mais qui nous perd un peu parfois par le manque de clarté du propos. On regrettera notamment, un discours quelque peu hermétique pour un public non averti, et peu familier de l’histoire ou de la culture chinoise. En revanche, il nous faut souligner la qualité du catalogue d’exposition, qui par sa limpidité et sa concision, permet de combler ces lacunes. On déplorera en outre, que certaines explications arrivent trop tard dans le déroulement du parcours : en effet, si l’importance du nihonga – ce mouvement pictural japonais – est palpable dans les trois premières salles, il est dommage et peu judicieux d’attendre la quatrième pour en avoir une définition précise. Au final, on se laisse facilement porter par la beauté et la richesse des œuvres pour se rendre compte à la sortie, que l’on n’a pas forcément embrassé toute la complexité de l’exposition.

Pour autant, c’est indiscutablement un sentiment positif qui prédomine face à cet « Eveil de la Chine moderne » porté par le musée Cernuschi. Si la première partie de l’exposition nous fait ouvertement rêver, la seconde nous projette dans une modernité rude, où la guerre, la révolution et les enjeux politiques ne peuvent laisser indifférents. On entre fasciné par une beauté animale et bucolique, mais on ressort empli de gravité : un parcours où le charme fait place à la réflexion. Cela n’en est que plus estimable.

Thaïs Bihour

« L’école de Lingnan : l’éveil de la Chine moderne »  – L’exposition se tient jusqu’au 28 juin 2015 au musée Cernuschi, 7, avenue Vélasquez, 75008 Paris – Métro « Villiers » (ligne 2). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Tarifs : 10/8€. Plus d’informations sur www.cernuschi.paris.fr




Niki de Saint Phalle – Nana Power au Grand Palais

Le Grand Palais rend hommage aux femmes.
A une femme. Niki de Saint-Phalle. Artiste rebelle.
Morte d’avoir pratiqué son art. Elle aurait eu 84 ans.
A la Femme ensuite. A toutes les femmes.
A leur destin souvent imposé. A leurs libertés bafouées. A leur honneur sali.
A leur place dans la société moderne. A leurs espoirs.


Portrait Niki de Saint Phalle

L’art violent, en réponse à la violence

Au début, il y eut la violence. La violence d’un père, puissant parmi les puissants. L’indifférence d’une mère. L’irréparable se produisit. Acte inavouable. Acte impardonnable. Effroyable inceste.
L’adolescence arriva. La vie continua, quotidien familial imperturbable dans les années noires du deuxième conflit mondial.
Niki offrit alors sa beauté aux grands magazines de l’époque.

Mais les démons se firent plus forts. Ils l’entraînèrent dans un profond désarroi, une méchante dépression. Internement. Repos. Puis la révélation.
L’art sera son échappatoire. La condition de sa libération intérieure.

Commence alors une période de découvertes pour Niki. Découverte de ses aspirations. Découverte du champ des possibles. Découverte du soulagement artistique. Et découverte de l’art brut, avec Jean Dubuffet, duquel Niki sera très proche.

Collages, peintures, sculptures pour démarrer. Pollock est très présent dans l’esprit de ces premières œuvres. Puis apparaît la femme. La femme mariée. La femme donneuse de vie. La femme déesse. La femme veuve. La femme se constitue d’objets du quotidien. Telles les compositions massives présentées dans cette deuxième salle de l’exposition du Grand Palais.

Ensuite viennent les Tirs. Réponse violente à la violence de la société. Cette société où les hommes dominent. Cette société où les femmes vivent pour les hommes. Où les femmes vivent pour la famille.

Saint Sébastien/Portrait of my lover, 1960-1961

La femme, source de création et de vie

Les Tirs proposent une nouvelle approche de l’art. Une approche féminine des armes et de la violence. « Bang bang, I shot you down ». Voilà le credo classique d’une société où les armes sont reines. Où les armes détruisent et tuent. Niki souhaite les faire créer. La naissance et la création sont à portée de canon.

L’exposition présente des extraits de ces spectacles de rues pour le moins inhabituels. Et le résultat de ces séances de tirs d’arrière-cour. Des poches de peintures explosées. Des vomissures de couleurs. Laissées dégouliner à leur bon vouloir sur des obstacles tout de blanc peints. Ces compositions aléatoires cohabitent avec des œuvres un peu différentes. Collages, moulures, sculptures présentant les grands du monde d’alors. Et mêlant fantaisie et politique. Le monde masculin est un monde de guerre et de violence. De pouvoir et d’affrontement. La femme est là pour veiller sur la création. Sur la vie.

 

La Nana Power, ou l’imagination en grand

Cette vie et cette création, Niki la voit en grand. Elle lui donne corps. Dans une Eve nouvelle, porteuse d’espoir, porteuse de couleurs, porteuse de joies. Les Nanas voient le jour dans les mains de l’artiste pour révéler la force de la femme. Leur grandeur est censée représenter le champ de l’imaginaire féminin, la puissance de cette énergie créatrice. Et la petitesse de sa tête, telle une tête d’oiseau, marque la place qu’on lui accorde dans la société. Elle n’est pas censée réfléchir. Elle n’est pas censée utiliser son esprit. Son corps la porte au fil de la vie. Selon les décisions et le bon vouloir des hommes.

Quel merveilleux hommage au génie de l’artiste que la salle présentant ce Nana power. Une mise en espace réussie. Un effet saisissant. Une mise en valeur remarquable de ces corps de femmes surdimensionnés. Le tout agrémenté d’interviews de De Saint Phalle, et de dessins. Ces dessins, à la fois journal intime d’une vie bousculée. Correspondance avec ses amis à travers le monde. Dessins aux motifs enfantins mais à la gravité si adulte. Une plongée en apnée dans l’univers intérieur de celle qui fut mannequin puis créa la beauté de ses mains. Et la destina au grand public. La beauté et la création comme lieux de vie et de récréation.

Affiche “Vive l’amour”, 1990

Le Jardin des Tarots, le Golem

Profondément bouleversée par la visite du parc Güell, Niki de Saint Phalle décide de créer un jardin idéal. Plus beau encore que la pièce maîtresse de Gaudi. Plus grand. Plus spectaculaire. Son Jardin des Tarots sera en Toscane. Les sculptures démesurées seront autant de lieux de vies. Autant de cartes de vies, mais aussi de mort. De personnages sacrés. Elle y consacrera les dernières années de sa vie. Pour ce qui sera réellement l’œuvre de sa vie.

Cette dernière salle, à grands renforts de maquettes et de vidéos, nous propose une immersion dans ce pays imaginaire. Il y avait eu le Hon pour représenter la femme comme source de la vie. Puis le Golem comme aire de jeux. Il y eut finalement le Jardin des Tarots, aire de vie. Promenade dans l’imagination et la rêverie d’une femme qui consacra son existence aux femmes.

Jardin des Tarots

 

 

Niki de Saint Phalle
Du 14 décembre 2014 au 2 février 2015
Galeries nationales du Grand Palais – Paris




L’impression de l’instant : Caillebotte à Yerres

Périssoires sur l'Yerres MAM 1965 Milwaukee Art Museum
Gustave Caillebotte, « Périssoires sur l’Yerres », 1877, 103x56cm, Art Museum, Milwaukee.

Il y a eu aux yeux du grand public du XXe siècle, Manet, Monet, Renoir… Un peu Degas, puis les autres impressionnistes, parmi lesquels Sisley, Pissaro, Morisot… Depuis les années 1970, Gustave Caillebotte remonte dans l’estime des historiens de l’art ainsi que des amateurs pour s’approcher un peu plus de la place qui lui est due. Mécène, il a aussi contribué artistiquement au mouvement impressionniste avec de nombreuses peintures et pastels, dont une partie a été réalisée dans la propriété familiale d’Yerres, au sud de Paris.

De cet homme, l’Histoire retient surtout le rocambolesque « legs Caillebotte ». La première grande collection impressionniste, constituée par ce dernier a été donnée à l’État à la fin du XIXe siècle. Les instances dirigeantes en avaient alors refusé une partie. Gustave Caillebotte possédait de nombreuses œuvres réalisées par ses amis, les mêmes Manet, Monet, Renoir ou Morisot. Certaines toiles ont ainsi pu être gardées par la famille et d’autres achetées par la suite par des musées, notamment américains.

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Gustave Caillebotte, « Pêche à la ligne », 1878, Huile sur toile, 157x113cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Pêche à la ligne 8, 56 MOPêche à la ligne 8, 56 MO

Le domaine d’Yerres, dans lequel le peintre s’est en partie construit a été acheté par son père, Martial Caillebotte, riche industriel ayant fait fortune en vendant de la toile militaire. Nous sommes en 1860, Gustave a alors 12 ans. En 1879, après la mort du patriarche et de son épouse, les frères Caillebotte revendent la propriété. La municipalité la rachète dans les années 70, et la restaure pour l’ouvrir au public 30 ans plus tard, en 1998.

La ferme ornée des lieux a depuis été transformée en un bel espace pour accueillir des œuvres. L’exposition qui s’y déroule jusqu’au 20 juillet a comme principale ambition de faire découvrir au public la concordance entre les toiles du peintre et le domaine yerrois. La visite des lieux suivie d’une promenade dans le parc fait ressortir tout l’intérêt d’un tel projet. Celui-ci a été entièrement réaménagé par le paysagiste Louis Bénech, afin de lui rendre l’apparence qu’il avait à la fin du XIXe siècle. Une tablette tactile permet même aux visiteurs les plus technologiquement aguerris de superposer certaines œuvres au paysage grâce à la réalité augmentée, participant encore un peu plus à la mise en lien du champ visuel de l’artiste retranscrit dans son travail.

Gustave Caillebotte porte un regard novateur sur son propre mouvement, le commissaire de l’exposition, Serge Lemoine, l’explique en ces termes : « sa peinture ne ressemble pas à celle de Monet, de Pissaro ou de Renoir [elle] se trouve souvent davantage inscrite dans la filiation du réalisme ». Aussi, de par le cadrage et l’instant qu’il représente, Caillebotte contribue à une peinture qui préfigure la photographie. Cette dernière qui commence alors à connaître un certain essor à l’époque.

Gustave Caillebotte, "Canotier au chapeau haut de forme", 1875-78, Huile sur toile, 90x117cm, Collection particulière, Avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.
Gustave Caillebotte, « Canotier au chapeau haut de forme », 1875-78, Huile sur toile, 90x117cm, Collection particulière, Avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Elles n’y sont pas toutes (il en manque quatre ou cinq), mais la majorité des œuvres composées au domaine d’Yerres avant 1879 est rassemblée ici. Dès la première pièce, on est plongé dans les loisirs bourgeois de la fin du XIXe : promenade sur le canal, baignade, pêche à la ligne. Caillebotte dépeint une ambiance perçue, d’un point de vuenouveau pour l’époque. La sensation prend le pas sur le sujet. Serge Lemoine souligne, toujours dans le catalogue, que nous voyons ici un « quotidien dans toute sa banalité ». Sur les murs, ces toiles emblématiques dégagent verdure, insouciance et légèreté.

Deux œuvres méritent alors particulièrement l’attention du visiteur. D’abord, un très bel assemblage de panneaux décoratifs, destinés à l’origine à être encastrés dans les boiseries d’un intérieur cossu, en temps normal séparé. L’exposition d’Yerres les montre ensemble, avec un encadrement nouveau faisant ressortir toute leur unité. En face, un petit pastel qui était en dépôt à Agen depuis 1947, mais qui va revenir à Orsay après son passage à Yerres, montre un jeune plongeur toujours d’un point de vue très singulier baigné dans une sorte d’embrumement avec des couleurs saisissantes.

Dans la pièce suivante, on observe des représentations de la ferme et du jardin. Il est amusant d’imaginer la vie d’alors, avec une certaine nostalgie, mais vue par le prisme impressionniste. Une palette portative vient compléter cette plongée dans le travail de Caillebotte d’après la nature environnante, toujours très verdoyante.

Gustave Caillebotte, "L'Yerres, effet de pluie", 1875, Huile sur toile, 81x59cm, Indiana University Art Museum, Bloomington.
Gustave Caillebotte, « L’Yerres, effet de pluie », 1875, Huile sur toile, 81x59cm, Indiana University Art Museum, Bloomington.

Une certaine mélancolie se dégage également des toiles. Yerres, effet de pluie est particulièrement touchante et ne manque pas de nous rappeler, Rue de Paris, Temps de pluie, toile maîtresse du Art Institute of Chicago. À proximité sont également montrés des crépuscules, de formats plus réduits, plus intimes. Dans le cadrage, le lien avec la photographie continue de faire sens, notamment de par certains points de vue où la perspective semble être le sujet principal de l’étude, c’est le cas avec une très moderne vue de la maison depuis la propriété.

Avec la dernière pièce, l’exposition fait quitter l’insouciance dans laquelle le visiteur était plongé pour le faire retourner dans l’univers parisien de l’artiste, avec notamment un très impressionnant Boulevard vu d’en haut qui nous fait quitter la luxuriance végétale de l’Essonne. Un contraste évident existe aussi par les saisons ainsi montrées : la famille Caillebotte se rend dans sa propriété aux beaux jours, et passe alors l’hiver à Paris. Avec la peinture urbaine, la grisaille reprend l’importance qu’elle a au jour le jour dans le regard de l’artiste. Cependant, une belle toile de régate constitue une ouverture à la suite de la vie de Gustave, qui, plus tard dans sa vie et bien après sa période yerroise, se passionnera pour la navigation sportive.

Gustave Caillebotte, "Yerres, sur l'étang : nymphéas", avant 1879, Huile sur toile, 19x28cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.
Gustave Caillebotte, « Yerres, sur l’étang : nymphéas », avant 1879, Huile sur toile, 19x28cm, Collection particulière, avec la courtoisie du Comité Caillebotte, Paris.

Caillebotte à Yerres au temps de l’impressionnisme – L’exposition se tient jusqu’au 20 juillet 2014 au domaine Caillebotte, 8 rue de Concy, 91330 Yerres Paris – RER « Yerres » (Ligne D). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le dimanche jusqu’à 19h. Tarifs : 8/6€. Site internet : proprietecaillebotte.com/

Le catalogue d’exposition sous la direction de Serge Lemoine est disponible chez Flammarion. Broché, 168 pages au prix de 25,9 €.




« Fêtes galantes » au Jacquemart-André

« De Watteau à Fragonard, Les fêtes galantes », l’exposition printanière du musée Jacquemart-André contribue à rendre à la peinture du XVIIIe siècle français une place plus importante auprès du grand public.

Rassemblant des prêts nationaux et internationaux, le parcours suit un fil chronologique. La première salle est consacrée à l’inventeur incontesté de la « Fête galante », Antoine Watteau (1684-1721). C’est lui qui est à l’origine du genre. Comme nous l’indique le panneau de présentation, on retrouve dans ses œuvres champêtres « la tradition de la pastorale ». Celle-ci est née en France à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. Après un déclin dans la seconde moitié du Grand Siècle, elle connaîtra un retour en grâce à la fin du règne de Louis XIV, et ce jusqu’à la chute de l’Ancien Régime. Sérénité et joie sont les sensations vécues face à ces compositions très vertes, telles « L’accordée au village » de Londres ou « La proposition embarrassante » (Fig. 1) de Saint-Pétersbourg. On y voit les relations galantes entre les personnages rassemblés dans ce qu’on qualifie aujourd’hui de pique-nique et où se mêlent gens de qualité et acteurs de théâtres en costume. Mais il y a aussi de l’humour, du mystère… Lorsque l’on observe attentivement, dans les fonds un peu troubles des œuvres, on aperçoit un ou plusieurs couples à l’écart et dont les occupations n’ont pas de rapport avec les autres habitants de la toile. Chaque personnage, chaque situation a ses particularités, ses finesses, à condition que l’on prenne le temps de les regarder : s’arrêter au premier plan d’une fête galante c’est comme penser avoir goûté un biscuit sans avoir ouvert la boite.

Fig. 1 - Antoine Watteau - La proposition embarassante
Fig. 1 – Antoine Watteau – La proposition embarrassante (c. 1715-1720) – © The State Hermitage Museum

Watteau est un inclassable de son époque. Il n’est pas conventionnel : entré à l’Académie comme peintre d’Histoire, il s’y illustre avec ses « Fêtes galantes ». Connu et apprécié de son vivant, il est solitaire et il aura la particularité de ne pas diriger d’atelier, il n’a donc pas eu de disciple à proprement parler. Le genre de la fête galante lui est propre et les artistes du XVIIIe siècle n’auront de cesse de se l’approprier avec, selon nous, moins de génie. À l’exception de Nicolas Lancret et de son lointain suiveur, Jean-Honoré Fragonard.

Nicolas Lancret (1690-1743) justement trouve sa place dès la seconde salle de la visite, en compagnie de Pater et Lajoüe. Ces peintres qui abordent de manière plus libre le thème de la fête galante y ajoutent des « expérimentations érotiques », nous dit le panneau accompagnant le visiteur. On remarque aussi une surface plus importante laissée à l’architecture, notamment dans le « Pavillon architectural avec vue de coucher de soleil et figures décoratives » de Lajoüe. La fête galante trouve ici refuge dans les villes, il y a plus de profondeur perspective, mais certainement moins de mystère. Le thème se fait plus lisible, presque libertin. À côté de Watteau, le travail de Pater se rapproche de l’esquisse, on le remarque notamment dans la « Fête galante avec cavalière ». Pour Pierre-Antoine Quillard, dans « L’île de Cythère », l’humain et la nature paraissent être un amas. Chez Jean-François de Troy, c’est l’inverse : le trait est trop précis, trop vraisemblable. Hormis Lancret, qui sera peut-être la plus belle découverte pour le public (après les héros du titre de l’expo), aucun ne surpasse ni même n’égale le maître et son art. Néanmoins, toute cette salle a le mérite de fait ressortir l’importance que Watteau a eue sur les peintres de sa génération et les suivantes.

Dans le troisième espace, on peut observer quelques dessins de Watteau qui laissent apparaître son processus créatif. Il n’était pas rare que le peintre compose ses toiles en assemblant plusieurs dessins réalisés parfois à plusieurs années d’intervalles. Une « Femme au papillon » prêtée par le Met de New York mérite particulièrement notre attention, tellement elle est fine et troublante. Plus loin, on retrouve deux aquarelles de Watteau ainsi qu’une sanguine.

Dans les deux salles suivantes, un panneau nous apprend qu’au fil du siècle, « la fête galante tend à intégrer des éléments du réel (…) comme autant de clins d’œil aux spectateurs » au moyen de statues ou de portraits par exemple. Une fête galante d’Antoine Pesne n’est qu’un prétexte à un paysage probablement familier de Freienwalde. On remarque, toujours chez Pesne et aussi chez Lancret, l’ajout aux scènes champêtres de visages connus de la période, car outre le fait de nous enseigner certains us et coutumes du XVIIIe siècle, la fête galante en montre désormais des visages. Une très belle toile, peinte autour de 1727-1728, représente Marie-Anne de Camargo, danseuse, qui était alors au sommet de sa gloire dans le Paris de l’époque (Fig. 2).

Fig. 2 - Nicolas Lancret - Fête galante avec la Camargo dansant avec un partenaire (c. 1727-1728) © Courtesy National Gallery of Art, Washington
Fig. 2 – Nicolas Lancret – Fête galante avec la Camargo dansant avec un partenaire (c. 1727-1728) © Courtesy National Gallery of Art, Washington

Dans la sixième salle, les commissaires rapprochent les travaux de Gabriel de Saint-Aubin à la fête galante. Saint-Aubin est connu avant tout pour ses gravures qui représentent la vie aristocratique du XVIIIe siècle : promenades, concerts dans des jardins, spectacles de théâtre. Celui-ci était un témoin de son époque, son travail presque journalistique et la présence de ces gravures présentent l’avantage de rapprocher l’imaginaire des fêtes galantes d’un réel dans lequel se reconnaissait peut-être la noblesse de l’époque…

Enfin, dans les dernières salles, nous arrivons aux travaux de Boucher (1703-1770) et Fragonard (1732-1806). Dans leurs œuvres, on remarque une complexification des sources d’inspirations. On ne représente plus des Parisiens, mais des Européens. On relève la présence de sujets russes, espagnols (« La précaution inutile »). Mais on remarque également ce qui est un formidable retour aux sources de la fin de la Renaissance : la représentation de bergers et de bergères accompagnés de leurs moutons, qui étaient en fait un jeu de travestissement imaginé pour les élites qui regardaient ces toiles. Dans les thématiques, on retrouve également des sujets chers au XVIIe siècle, comme l’Armide, célèbre tragédie de Lully mais aussi de Gluck, contemporain de Boucher qui est l’auteur de la toile exposée ici.

Le point d’orgue de la visite, fin magistrale, c’est le prêt accordé par la Banque de France de « La fête à Saint-Cloud » (Fig. 3), de Fragonard. Ce format immense (211 x 331 cm) est d’une complexité bien différente des prémices inventées par Watteau. La narration multiple séparant plusieurs groupes dans chaque espace, montre une sorte de « paysage social », la place de la nature par rapport aux personnages marque en quelque sorte l’apogée du genre. C’est ce que cette exposition veut nous montrer, et, en ce sens, elle réussit son pari.

Jean-Honoré Fragonard - La Fête à Saint-Cloud (c. 1775-1780) © RMN-Grand Palais / Gérard Blot
Jean-Honoré Fragonard – La Fête à Saint-Cloud (c. 1775-1780) © RMN-Grand Palais / Gérard Blot

Le musée Jacquemart-André contribue à montrer le XVIIIe siècle, peut-être par l’un de ses genres les plus célèbres, mais sous un jour renouvelé. Cette époque a parfois aujourd’hui la réputation de produire une peinture figée et précieuse : les artistes exposés au musée Jacquemart-André font ressortir toute l’erreur que comportent ces idées reçues.

Un regret avant de partir, mais c’est souvent le cas, vu la taille consacrée aux événements temporaires du musée : c’est un peut court. Mais il vaut mieux rester sur sa faim que d’être trop repu. Notons aussi que les panneaux d’expositions insistent trop sur la « galanterie » des œuvres, sur leur légèreté et pas assez sur leur mystère. Aussi, le parallèle avec le théâtre de l’époque aurait pu être plus approfondi.

 Infos pratiques :

L’exposition se tient jusqu’au 21 juillet 2014 au musée Jacquemart-André, 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris – Métro Saint-Augustin, Miromesnil ou Saint-Philippe du Roule (M9, M13 et M14), RER Charles de Gaulle-Étoile (Ligne A).

Musée ouvert tous les jours de 10h à 18h. Nocturnes lundi et samedi jusqu’à 20h30. Tarifs : 12€/10€. Site internet : www.musee-jacquemart-andre.com




Des impressionnistes inédits au musée Marmottan-Monet

Le musée Marmottan-Monet est un lieu de pèlerinage pour l’amateur d’impressionnisme puisqu’Impression soleil levant de Monet, la toile qui a donné son nom au plus célèbre mouvement pictural du XIXe siècle fait partie de la collection permanente. Une collection qui a pris une forme nouvelle depuis l’entrée en fonction de Patrick de Carolis, membre de l’Académie des Beaux-arts, installé à la tête du musée en 2013.

Le nouveau dirigeant a pris le parti de rassembler les œuvres de Monet, principale richesse de l’établissement, dans un seul espace au sous-sol sur des cimaises blanches. Les toiles gagnent en lisibilité par rapport à leur ancien accrochage sur les murs Empire, ornés de dorures et peints en bleu. Toujours dans cette idée de rassemblement, ce sont désormais deux salles qui, à l’étage, regroupent les œuvres de Berthe Morisot dont le musée possède 80 pièces.

Le troisième changement, le plus marquant, réside dans le choix de créer désormais une scénographie originale pour les expositions, afin de rompre avec l’espace galerie impersonnel qui accueillait jusque-là les événements temporaires.

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Fig. 1 – Alfred Sisley – Une cour à Chaville (vers 1879)

Cet espace est inauguré par des toiles rares, puisque c’est une cinquantaine de collectionneurs qui ont prêté des œuvres, pour la plupart impressionnistes, afin de constituer une exposition dont c’est le leitmotiv : voir des richesses qui, habituellement, ornent les murs de beaux appartements. La centaine d’œuvres rassemblée provient de France, des États-Unis, de Suisse, de Grande-Bretagne et même du Mexique. C’est amusant de voir que la personnalité du collectionneur est au cœur de l’actualité de l’histoire de l’art, puisque le festival de cette discipline y sera consacré au mois de mai prochain.

La majorité des pièces ainsi sorties des collections ne l’ont pas été depuis plusieurs dizaines d’années (certaines depuis les années 30 aux dires de la commissaire d’exposition !). Outre des huiles, quelques dessins et deux sculptures sont montrées. La taille de l’exposition est la bonne. L’œil se contentera de ces cent œuvres sans avoir la sensation, ni de rester sur sa faim, ni de faire une overdose. De plus, la variété des thèmes exposé écarte largement cette dernière possibilité. Les toiles claires sont installées sur des cimaises aux couleurs mates et dans un éclairage paisible. Ce qui a pour effet de faire ressortir toute la lumière intrinsèque aux œuvres. Le parti pris a été fait de les faire se suffire à elle-même, sans commentaire, puisqu’un seul panneau de présentation est lisible à l’entrée, sans compter les cartels. Le visiteur est libre au milieu des peintures.

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Fig. 2 – Frédéric Bazille – La Térasse de Méric (1867)

Un fil rouge chronologique a été tracé. On commence par la seule toile du jeune Frédéric Bazille, une vue du parc Méric (Fig. 2), plus loin ce sont des dessins réalisées par un Monet de 18 ans qui dans son âge tendre caricaturait les figures locales du Havre. Dans l’espace suivant, une étude pour les Folies Bergères de Manet met en scène une jeune femme de ce monde interlope qui nous regarde.

Nous voyons tout au long de l’exposition beaucoup de paysages, naturels (majoritaires) ou urbains. Notamment un très beau Quai de la Rapée de Guillaumin, La Seine à Bougival  d’Alfred Sisley, des vues de Paris par Pissaro et d’élégantes vues de la plage de Trouville par Monet. Nous remarquons également un bouquet de roses et pivoines par Renoir et quatre tableaux impressionnistes de Cézanne, dont le lien avec son maître Pissaro est ici limpide. L’accrochage fait ressortir les similitudes de composition entre les toiles et montre une belle cohésion d’ensemble.

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Fig. 3 – Edgar Degas – Pagan et le père de Degas (vers 1895)

La section Caillebotte est aussi très réussie. Le peintre qui représente ce qu’il voit depuis la fenêtre de l’appartement qu’il partage avec son frère nous livre ici une vue de la rue Halévy et une magnifique Femme à la fenêtre (Fig. 4). Dans la suite du parcours, les visages se font plus présents, chez Degas (Fig. 3) et chez Renoir, encore. La variété des œuvres et la présence de pièces graphiques font encore ressortir (ce qui normalement doit être acquis pour chaque visiteur !) : les impressionnistes sont aussi des dessinateurs précis.

Nous soulignerons enfin que (air du temps oblige ?) Berthe Morisot, Mary Cassatt et Eva Gonzales, les trois femmes du mouvement bénéficient d’une belle place, néanmoins artistiquement méritée.

L’exposition se termine sur un Nymphéa de Monet, clin d’œil à la collection permanente du musée. Une étonnante vue de Leicester Square la nuit (du même peintre) est également présente dans cette salle qui « conclue » de façon lisible le parcours effectué par le visiteur avec les prémices d’une sortie de l’impressionnisme, sans trop s’en éloigner.

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Fig. 4 – Gustave Caillebotte – Intérieur, femme à la fenêtre (vers 1880)

Infos pratiques :

L’exposition se tient jusqu’au 6 juillet 2014 au musée Marmottan-Monet, 2 rue Louis-Boilly, 75016 Paris – Métro La Muette (M9), RER Boulainvilliers (Ligne C). Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 20h. Tarifs : 10/5€. Site internet : www.marmottan.fr

Le catalogue d’exposition sous la direction de Marianne Mathieu et Claire Durant-Ruel Snollaerts est disponible chez Hazan. Broché, 120 illustrations, 232 pages au prix de 29 €.

 




Ghada Amer – Au bout du fil

 

Les tableaux de Ghada Amer sont des amas de fils colorés. Brodés sur la toile, ils forment des aplats de couleur dans lesquels sont cachés des images subliminales : nus féminins, femmes en jouissance et héroïnes de dessins animés peuplent cet univers subtil et nous laissent songeur. Un mirage érotique lourd de sens.

Rome, New-York, Paris. L’artiste égyptienne est exposée partout. Elle poursuit son ascension dans le monde des arts en menant une réflexion audacieuse sur la place des femmes dans l’art et la société. Née au Caire au début des années soixante, elle a quitté son Egypte natale pour suivre des études artistiques en France. A l’époque, on lui a enseigné que la peinture était une activité dépassée essentiellement réservée aux hommes. Elle choisit donc ironiquement de se tourner vers une pratique féminine ancestrale : la broderie.  Ghada Amer habille de longs fils ses toiles, mettant délibérément au premier plan ce que l’on cache généralement au dos de l’ouvrage. Elle puise dans l’imaginaire collectif pour trouver des silhouettes de femmes à intégrer en arrière plan dans ses tableaux: d’abord d’innocentes héroïnes, comme Blanche Neige, Cendrillon et des ménagères trouvées dans les magazines féminins puis des corps nus, s’adonnant à des plaisirs solitaires, tirés de revues pornographiques. Ses œuvres, impensables en Egypte, donnent à voir la femme telle qu’elle est perçue par un monde essentiellement masculin et témoigne d’une acculturation consciente de l’artiste. « Que la sexualité soit présente dans la culture arabe et musulmane coule de source mais on aime la penser dans un exotisme qui ravit et rassure l’oeil étranger » explique Thérèse St-Gelais, commissaire d’exposition du Musée d’Art Moderne de Montréal. Elle montre surtout qu’il est possible de résister à une représentation conformiste des femmes dans l’art. Elle puise dans le travail d’illustres grands peintres (Picasso, Ingres, Pollock) pour pointer du doigt tous les canons masculins. « En somme, parce qu’elle jumelle art et imagerie pornographique, qu’elle fait rivaliser la broderie avec la peinture et qu’elle propose une relecture d’oeuvres emblématiques d’une certaine évolution de l’art, Ghada Amer brave les discours qui déterminent ce qu’il est approprié, voire convenable, de nommer « art ». »

Au croisement de l’art noble et de la culture populaire, à la limite du visible et du non-dit, Ghada Amer met un peu d’elle dans ses tableaux et dissimule un peu de chacune d’entre nous.

Retrouvez l’artiste sur son site internet

 


 




World Press Photo – Le monde en images

Un bon conseil en trois mots: allez-y vite! Il ne reste plus qu’une semaine pour admirer les clichés primés du World Press Photo 2012 à la galerie Azzédine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, à Paris. Un rendez-vous annuel à ne pas manquer.

Un portrait ciselé du monde qui nous entoure. Depuis 1955, le plus prestigieux concours du photojournalisme décerne des prix aux images de l’année. Pour cette édition, 5247 photographes de 124 nationalités différentes ont soumis plus de 100 000 images au jury. Tous sillonnent le monde pour le compte des grands médias, immortalisant sur leur passage les drames, les révoltes et les bouleversements de la planète mais aussi sa beauté et sa diversité. Les photographies, classées par thème (informations ponctuelles ou générales, vie quotidienne, drames contemporains, arts et divertissements, portraits, nature …) sont soumises, à Amsterdam, à un jury qui récompensent les clichés les plus évocateurs. Une fois les lauréats annoncés, les photographies gagnantes forment  une exposition itinérante qui traverse une quarantaine de pays.

Les chefs d’œuvre photos de l’année. Certains clichés ont déjà fait le tour du monde, comme cette jeune chinoise, rattrapée de justesse alors qu’elle tentait de se suicider en robe de mariée ou cette japonaise qui brandit le diplôme de son fils retrouvé au milieu des décombres de sa maison. Ces photographies, seules ou en série, sont autant de courtes histoires qui racontent la grande. La chute de Khadafi, l’austérité nord-coréenne, la crise du logement aux Etats-Unis et les guerres de gangs au Mexique sont saisies avec le même talent  qu’un rhinocéros mutilé, une prostituée ukrainienne ou un plongeur en vol.

Le prix « Photo de l’année ». Pour l’année 2012, la consécration ultime revient à Samuel Aranda. Ce photographe espagnol se trouvait au Yémen lors du soulèvement populaire contre l’ancien président Ali Abdallah Saleh. Son cliché montre un homme souffrant, enlacé par une femme entièrement voilée. « Nous ne saurons peut être jamais qui est cette femme, qui tient avec précaution un proche blessé, mais ensemble ils forment une image vivante du courage de gens ordinaires qui contribuent à écrire un chapitre important de l’histoire du Moyen Orient. » explique Aidan Sullivan, le président du jury. Parce que les intentions du prix sont celles-ci : promouvoir et accompagner le travail des photojournalistes contemporains qui, ensemble, œuvrent à montrer le monde tel qu’il est.

A suivre chaque année…

 

Galerie Azzédine Alaïa

18 rue de la Verrerie 75004 Paris

Entrée gratuite

Renseignements complémentaires: http://www.worldpressphoto.org/exhibition/2012_Paris




Yves Bommenel, 10 ans de Montpellier à 100 %

Depuis une dizaine d’années, le festival Montpellier 100% existe.
D’abord dans tout le grand Sud au mois de novembre, puis uniquement sur Montpellier, le festival s’est cherché et s’est trouvé. Dix jours de concert, de danse, d’exposition à travers la ville. Un véritable temps à proportion humaine (il n’est pas difficile d’assister à l’intégralité des propositions du festival) entre le 1er et le 11 février.


Depuis combien de temps portez-vous le projet du festival « Montpellier 100% » ?


Depuis dix ans, le festival est né pour fêter le 100e numéro du Cocazine (un magazine et agenda culturel gratuit diffusé sur tout le Grand Sud NDLR) qui existait lui aussi depuis dix ans. C’est incroyable, quand on sait dans quelle précarité ont été ces deux aventures, on est incapable après vingt ans d’expliquer comment on a tenu.


Essayez !


Bien sûr il y a eu un renouvellement des équipes, et la curiosité y est pour beaucoup également. Je sais que j’aurais déjà jeté l’éponge si chaque année n’avait pas été une occasion d’apprendre quelque chose, ou de découvrir de nouveaux artistes. Dans ce sens, le collectif y est pour beaucoup. On se surprend les uns et les autres.


Ce festival est un espace-temps dédié à la découverte ?


La découverte artistique, on la retrouve dans tous les festivals. Chez nous ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’on interroge les formes différentes du concert, par des installations, ou des projections. Et les artistes eux-même nous interrogent. F.J. Ossang c’est un musicien qui fait du cinéma, pas un cinéaste qui fait de la musique ! Prenez les arts numériques, tout ce qu’on a fait jusqu’à présent, il y a dix ans on était incapable d’imaginer celà possible ! Ou alors c’était tellement colossal qu’il aurait fallu que l’on soit le MoMA pour pouvoir se le permettre. On montre que la musique, ce n’est pas seulement un concert ou un disque.


Vous êtes attentifs à l’évolution de la technologie ?


On est au XXIe siècle, donc la technologie est présente dans la vie de tous les jours, les propositions artistiques intègrent naturellement cette idée. Après, on a essayé de ne pas s’enfermer là-dedans. Quand on propose « OK! » (l’année dernière NDLR), c’est une solution 100% analogique puisqu’en fait, ils fabriquent leurs instruments avec des bouts de bois récupérés, pareil pour « Hell’s Kitchen » qui fait de la percussion avec des éléments pris sur des lessiveuses. C’est intéressant aussi ce mélange entre organique et technologique à notre époque. D’ailleurs, on s’est rendu compte après coup que cette idée de mélange, de recyclage est un peu le fil rouge de notre édition.


Les mélanges, on connaît ça depuis des lustres !


On a bien vu la première décade du XXIe siècle passer, et même si des musiciens comme Black Strobe s’inspirent énormément de la musique du XXe siècle, on est plus dans la fusion des années quatre-vingt-dix où on pouvait dire que telle chose était un bout de funk, telle autre du métal et ici du hip-hop. Aujourd’hui on est dans autre chose, le hip-hop qui intègre de l’électro c’est différent que ces deux styles chacun de leur côté.


Quelles nouveautés dans cette édition du festival ?


La principale nouveauté c’est la venue de F.J. Ossang, on organise une rétrospective importante de ses films. On y ajoute une part d’éducation à l’image avec les Beaux-arts et la fac de Lettres. Le travail avec le Centre Chorégraphique est nouveau lui aussi, il va nous permettre d’accueillir Claudia Triozzi et Haco pour une création.


Un mot sur la programmation ?


On a essayé de ne pas tomber dans des clichés. C’est facile d’aller dans ce sens, d’être très intellos, très « si tu ne connais pas l’encyclopédie numérique en 25 tomes tu vas rien comprendre à ce qu’on te montre ». On est dans un festival qui revendique un côté haut-de-gamme, mais on a confiance en l’intelligence des gens, et en même temps on a de l’humour.


Comment découvrez-vous les personnes que vous programmez ?


On observe, on est entouré de personnes très attentives, je pense notamment à Vincent Cavaroc qui avant était ici et qui maintenant travaille à la Gaité Lyrique à Paris. On a Julien Valnet qui travaille à la Friche de la Belle de Mai à Marseille, ancien montpelliérain lui aussi. Mais j’insiste sur le fait que tout le collectif a sa part d’influence dans les choix de programmation.


Vous, Yves, comment avez-vous fait ce choix de vie ?


J’avais des grands frères qui m’ont élevé à coup de Stones, et j’ai fait beaucoup de radio associative. L’Eko des Garrigues (88.5) à Montpellier ça a été mon université, je dis souvent que j’y ai fait « Sup’ de Punk ». Tous les gens qui ont fait des choses intéressantes dans cette ville sont passés par là bas au début des années quatre-vingt-dix. On y trouvait Fifi de la TAF, Habib d’Uni’Sons, ou les Pingouins… Après je suis allé à l’Institut National de l’Audiovisuel, j’ai eu un parcours d’apprentissage, mais l’Eko c’est ce qui m’a ouvert les yeux sur le monde alternatif.


Quelles sont vos espérances pour l’avenir ?


Pour l’instant dans le festival on diffuse beaucoup de créations, mais on n’est pas un moment de création à proprement parler. J’aimerais aller dans ce sens. Un autre aspect, c’est celui de la médiation, de ce côté-là on a beaucoup de travail à faire. Avoir les moyens de faire un travail d’éducation au son, d’aller dans les collèges et les lycées. Expliquer ce que nous proposons. Donner des clés de compréhension par l’histoire de la musique…


Au début de l’interview vous avez utilisé le mot précarité, vous avez les moyens de vous projeter vers l’avenir ?


Tous les ans on part sur une utopie. On a failli fermer vingt fois, le comptable nous prédit notre mort chaque année. On survit, c’est incroyable. On a un tout petit budget, on fonctionne avec 100 000 euros pour la totalité du festival. Notre force réside dans le fait que nous avons aussi beaucoup de partenaires. Mais on est très loin d’être des barons, chaque année on se demande comment c’est possible.


Tous les détails sur la programmation et les arguments du festival sur : www.festival100pour100.com