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[Théâtre] Tuer la femme ou l’idée ? Qu’importe puisque « Elle est là »

Gabriel le Doze (en haut) dans le rôle de H2 et Bernard Bollet (en bas) dans le rôle de H3 © Franck Vallet

Dans son tout premier texte écrit pour le théâtre, l’écrivaine Nathalie Sarraute se demande à quel point l’obsession des hommes peut entraver les femmes à prendre part au dialogue. Elle est là est une pièce qui démonte finement la mécanique de l’échange grâce à un duo brillant de psychorigides convaincus.

H2 est un homme et il a un avis. Mais sa collaboratrice, F, n’est pas d’accord avec lui. Il s’obstine à convaincre cette adversaire qui le désarme sans cesse par un silence mutin. Alors, il s’agace. Parce que c’est une femme ? Dans sa robe bleu nuit et ses talons aiguilles, elle parade, claque des portes : elle ne veut pas discuter. Lui, cherche à la convaincre. Alors il la convoque pour un échange serein, mais soudain il s’emporte, la bouscule et l’effraie. 

H3 arrive en scène, c’est un homme lui aussi. Il semble encore plus toqué à l’idée que l’on puisse ne pas être d’accord avec son acolyte. Les deux obsessionnels complotent pour que cette femme flanche sous leurs avis. Car la misogynie, elle aussi, « est là ». Tellement ordinaire mais tellement flagrante que les mâles se ridiculisent.

Progressivement H2, que Gabriel Le Doze incarne à la perfection, constate son impuissance à susciter le débat. Avec une grande justesse, le comédien nous fait sentir que le doute s’installe dans les tréfonds de son esprit. Va-t-il se résigner ? H3 lui s’y oppose, catégoriquement. Bernard Bollet se glisse brillamment dans ce rôle : encore plus borné que son compère qui flanche, il ponctue ses propos de mimiques esquissées, ce qui confère à la pièce un brin d’humour assez frais. Et ce n’était pas gagné d’avance pour ce texte conceptuel qui peut paraître abrupt. La mise en scène sobre et les acteurs excellents nous offrent la voie royale pour accéder à cette œuvre éclairant les rapports que chacun entretient avec ses certitudes.

« Elle est là » de Nathalie Sarraute, mis en scène par Agnès Galan
Distribution : Nathalie Bienaimé, Gabriel Le Doze, Bernard Bollet, Tristan Le Doze
Les mercredis, jeudis et samedis jusqu’au 29 décembre 2018, à 19 heures au Théâtre de la Manufacture des Abbesses
Plus d’information sur : https://www.manufacturedesabbesses.com/theatre-paris/elle-est-la/ 




Un vent d’anarchie souffle au Montparnasse

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Copyright : Photo Lot

Dans un décor elliptique, minimal, Jean-Claude Idée (véritable passionné de philosophie) raconte et met en scène sa vision d’un Montaigne rongé par le remord de n’avoir respecté la mémoire de La Boétie. Ce dernier hante les rêves du philosophe vieillissant jusqu’à ce celui-ci assume sa trahison mémorielle. À ce duo, Jean-Claude Idée ajoute le personnage de Marie de Gournay, amante (historiquement supposée) de Michel de Montaigne, mais qui dans la pièce est à l’origine d’une seconde jeunesse pour l’homme de lettres.

Les dialogues, toujours unilatéraux (Marie de Gournay ne voit pas La Boétie), et qu’ils soient entre les deux hommes ou entre Montaigne et Marie, sont drôles et ironiques. La langue utilisée est celle de notre siècle, on l’entend bien. La locution difficiles de ces auteurs de la Renaissance française sont laissés dans les livres et la transcription mise en mots par Idée fait ressortir à merveille la pensée des écrivains sans la travestir. Les propos modérés de Montaigne explosent au contact des idées anarchistes de La Boétie, le premier, d’abord pragmatique et froid, se retrouve face à ses propres contradictions.

Nous voyons ici une réflexion sur le pouvoir politique moderne, sur le goût qu’on a pour celui-ci, ses effets. Elle oppose l’ultraconservateur Michel Montaigne — homme conciliant aux accents hollandistes et effrayé par la liberté — et un La Boétie d’extrême gauche, idéaliste, mais sombre, ne se faisant aucune idée sur le genre humain, car « pour construire une société idéale, il faut idéaliser les gens » alors que nous sommes « au monde pour le changer, non pour en jouir ». Et bien que chargé en citations, on ne tombe pas dans une bête paraphrase du Discours sur la Servitude Volontaire, mais dans une réelle confrontation idéologique entre les deux hommes.

Les acteurs sont excellents, naturels, d’une fougue communicative. Marie de Gournay (Katia Miran) est particulièrement juste dans son personnage de femme espiègle et pleine d’espoir juvénile qui brutalise amoureusement le vieux philosophe. La Boétie (Adrien Melin) est doté d’une ironie jouissive qui fait résonner chaque phrase comme une évidence pour le spectateur. Montaigne (Emmanuel Dechartre), d’abord vieux misanthrope, termine la pièce en amoureux transi après être passé par une multitude de nuances intérieures maîtrisées.

« Parce que c’était lui » est une pièce prenante, bien menée et mise en scène dans le souci de la portée du texte. Spectacle littéraire, didactique et compréhensible, on regrette juste que le public parfois somnolant du Petit Montparnasse ne soit peut-être pas le plus à même d’apprécier la valeur révolutionnaire de cette belle création.

Pratique :
Actuellement au Petit Montparnasse
31 rue de la Gaîté, 75014 Paris
Du mardi au samedi à 21h – Dimanche à 15 h
Durée : 1h20
Tarifs : 18/32 €
Réservations au 01 43 22 77 74 ou sur http://www.theatremontparnasse.com/




Plongeon dans le coeur de la « Démocratie » au théâtre 14

Copyright : Photo Lot

Sous le nom de « Démocratie », le théâtre 14 fait revivre l’un des plus grand scandale politique du 20e siècle : « L’affaire Guillaume », du nom d’un proche assistant du chancelier Willy Brandt qui était en réalité espion de la Stasi. L’intrigue se déroule à la charnière des années soixante.

Le public est invité à découvrir une version théâtralisée de ce drame passionant, signée de l’auteur britannique, Michael Frayn (à qui l’on doit également Copenaghe). Cette retranscription romancée ne perd pas pour autant son intêret historique certain. Sur scène, pour tout décor, des tables et des chaises en ferronnerie, malléables à souhait par les acteurs. Elles forment tantôt un grand bureau, tantôt plusieurs petites pièces, voir un coin de bistro ou un train. La délimitation des espaces et des époques est (très bien) faite par des jeux de lumières. En fond de scène, le Mur, alors construit en 1961.

C’est dans ce Mur que Willy Brandt va s’acharner à ouvrir une brèche, sans savoir que la Russie soviétique est au courant de ses moindres gestes par le biais de Gunter Guillaume. Officiellement syndicaliste, brave type, un peu gigoteur, il est agaçant par son côté groupie naïve. Alain Eloy campe très bien ce personnage. Comme Jean-Pierre Bouvier EST Willy Brandt. Tous les autres protagonistes incarnent à merveille leurs rôles, avec une mention spéciale pour le directeur des lieux, Emmanuel Dechartre, qui joue un Helmut Schmidt complexe et manipulateur effroyable, affirmant que « la démocratie doit être contrôlée ».

Ce monde ainsi dépeint est terrible, on y voit les rouages d’une démocratie d’après-guerre qui fait face tant bien que mal aux luttes intestines qui rongent l’intérieur du parti au pouvoir. Une histoire qui ressemble en de nombreux points au fonctionnement du Parti Communiste Chinois aujourd’hui… C’est dire le chemin parcouru.

En suivant Brandt et Guillaume, on vit une campagne, assiste aux tentatives de coalition, partage les doutes du candidat sur lui même, lui-même envers son équipe. Mais aussi les interrogations du parti à propos de Guillaume qui sera surveillé étroitement pendant de longs mois sans que jamais ne puisse être prouvée sa culpabilité. C’est lui-même qui finira par avouer, tiraillé entre sa fidélité à l’Allemagne de l’Est, son épouse, sa vie d’avant, et cette Allemagne qu’il construit corps et âme aux côtés de Willy Brandt, personnage profondément charismatique et pourtant méprisant à l’égard du petit peuple dont Gunter fait parti.

 « L’Affaire Guillaume » peut sembler complexe et difficile au premier abord. Mais les choix faits dans l’adaptation donnent à voir une histoire simplifiée de ses aspects administratifs, pour ne pas dire abrupts, elle insiste sur la relation entre cette poignée d’hommes de pouvoir. Le public est guidé, accompagné à chaque minute par un dispositif de flashbacks centrés sur Guillaume. On le voit raconter son épopée à un agent de la Stasi (qui s’invite parfois directement dans le bureau du Chancelier), et à d’autre moment le syndicaliste plonge dans ses souvenirs. La mise en scène de Jean-Claude Idée, est juste et précise, soutenant avec élégance la dizaine d’hommes qui incarnent les dirigeants, souvent tous sur scène en même temps, sans pour autant être au même point de l’Histoire. Durant toute l’intrigue, il y a si peu de sorties, que lorsqu’un personnage quitte le plateau, un vide se créé. Ces personnages de tout âge dessinent l’ossature générationelle du pouvoir.

Le monde décrit dans « Démocratie » est excessivement masculin (il n’y a que des hommes sur scène). Aucune douceur ni aucune finesse féminine viens tempérer les ardeurs et les concurrences permanentes qu’entrainent invariablement la concentration de testostérone. Cris, haussements de voix, échanges musclés, petites manipulations ponctuées de rires gorgés de nicotine. Tout est très bien décrit, rythmé, jusqu’à la chute (sans suspens) de Willy Brandt. L’homme qui était récompensé d’un prix Nobel de la Paix en 1971, se retrouve en 1974, tournant dans son bureau, ne parlant plus que de « falaises et de pistolets »…

Cette pièce est un conte moderne riche, prenant et peu tendre avec l’envers du décor de ce qui nous est souvent décrit comme le meilleur système politique au monde. Courrez, prenez de l’élan et jetez-vous avec lui dans l’une de ses chutes.



Pratique : Mardi, vendredi et samedi à 20 h 30. Mercredi et jeudi à 19 h. Matinée le samedi à 16 h. Jusqu’au 27 octobre au théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier (14e arrondissement, Paris) – Réservations par téléphone au 01 45 45 49 77. Informations complémentaires sur theatre14.fr / Tarifs : entre 11 € et 25 €.

Durée : 1 h 40

Texte : Michael Frayn (traduit par Dominique Hollier)

Mise en scène : Jean-Claude Idée

Avec :  Jean-Pierre Bouvier, Alain Eloy, Frédéric Lepers, François Sikivie, Frédéric Nyssen, Freddy Sicx, Emmanuel Dechartre, Xavier Campion, Alexandre Von Sivers, Jean-François Guilliet