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« Zelda et Scott » tiédissent le La Bruyère

Jean-Paul Bordes, Sara Giraudeau, Julien Boisselier
Jean-Paul Bordes, Sara Giraudeau, Julien Boisselier

C’est dans cette ambiance New Yorkaise des années 20 (fantasmée !) que débute « Zelda et Scott », une pièce écrite par Renaud Meyer sur des bases biographiques, qui nous propose de vivre l’amour tourmenté, vécu par les époux Fitzgerald. [1. Pour rappel, Scott Fitzgerald est notamment l’auteur du roman Gatsby le magnifique, qui bien qu’adapté aujourd’hui par Hollywood, n’a pas été un grand succès en son temps.]

Cette histoire de couple pourrait être un parfait drame. Mais la richesse de la pièce présentée au théâtre La Bruyère ne réside malheureusement pas dans sa construction : elle est basique, suit l’ordre très chronologique et ne ménage pas beaucoup de « coups de théâtres », tout n’est que progression. Tant bien même que si l’on ignore l’histoire de Zelda et Scott, la fin est assez prévisible. Le texte est forcément dans cette lignée, bien qu’on puisse être surpris de temps à autres : quelques phrases surgissent, mais restent des « bons mots » épars…

Néanmoins, on a un léger plaisir à partager cette vie, celle si classique du poète et de sa muse, puisque la légende veut que ce soit Zelda qui ait inspiré à Scott son premier succès, L’envers du Paradis. Ensemble, ils profitent de cette gloire à plein régime au rythme des cuites, des drogues et des mondanités. Ils jouent à se faire peur comme des enfants dans ce monde d’adulte qui brille de mille feux. Zelda est simple, fait la naïve, exagère son personnage de provinciale et Scott en est fou.

Ernest Hemingway vient faire ici le pendant raisonnable à la spirale autodestructrice du couple. Découvert par Fitzgerald, l’auteur en devenir n’est pas l’homme sombre qui se décrit en filigrane dans Pour qui sonne le glas. Dans Zelda et Scott, il est celui qui a la tête sur les épaules, celui qui tient la corde en haut du puits et que Fitzgerald refuse d’attraper. Jean-Paul Bordes campe son personnage peut-être de façon un peu trop monolithique, face aux nuances dans la détresse incarnée de Julien Boisselier. Dommage.

Enfin, le spectacle est accompagné par un live band très conventionnel qui occupe bien son rôle de soutient. Quoi de plus évident pour accompagner l’aventure de l’écrivain qui représente l’ère du jazz ? Mais cela ne suffit pas à l’histoire pour nous faire sentir (physiquement !), l’Amérique de ces années. Zelda et Scott sont trop propre dans la première partie ! Heureusement, la seconde sent un peu plus le tabac et le whisky. La violence, la déchirure y sont bien visible.

La déchéance, la désolation, la mort, sont là. Trop tardivement, trop brutalement sans doute. C’est donc un spectacle tiède que nous sert ici Renaud Meyer. Une tiédeur qui étonne tant l’histoire qu’elle illustre fut sulfureuse.

« Les Liaisons Dangereuses », texte et mise en scène de Renaud Meyer, au Théâtre La Bruyère, 5 rue La Bruyère, 75009 Paris. Durée : 1h40 (avec entracte). Plus d’informations et réservations sur www.theatrelabruyere.com

 




Le Marquis de Sade libère le Ciné 13 Théâtre

Pierre-Alain Leleu nous propose de partager quelques années de la vie du Marquis de Sade. Texte moderne, avec de nombreux recours aux oeuvres du Marquis, l’interprétation en est parfois déroutante, voire décevante. La mise en scène de Nicolas Briançon, simple et efficace, fait toutefois oublier ces quelques égarements dans le texte et le jeu proposé au public.

Le rideau s’ouvre sur l’arrivée de Donatien Alphonse François de Sade (Pierre-Alain Leleu), dans sa cellule de la Bastille, et la première rencontre avec celui qui va rapidement devenir son bourreau et son souffre-douleur à la fois, le gardien Lossinote (Jacques Brunet, saisissant). Ces provocations sont entrecoupées de crises de folie numéraire à répétition, et tempérées par de profondes réflexions philosophico-religieuses. Mais ce qui occupe surtout et avant tout l’esprit du Marquis, ce sont ses longs dialogues imaginaires avec une créature féminine (La Femme, Dany Verissimo). Ces conversations, ces visites qu’impose cette créature à l’esprit du torturé, représentent le véritable exutoire du bouillonnement intérieur du prisonnier : fantasmes sexuels, perversités de tous ordres, joutes philosophiques, …parfois entremêlées d’apparitions surprenantes (tel le curé, joué par Michel Dussarat).

Car Sade, au-delà de ses moeurs décomplexées, est avant tout un authentique libertin, amoureux et fervent défenseur de la liberté d’opinion, de pensée, d’expression. C’est d’ailleurs celle-ci qui lui a valu, paradoxalement, ses nombreuses années d’enfermement (27 années sur les 74 qu’a duré sa vie).

Dans un contexte actuel voyant s’imposer la toute puissance des religions, et où la diversité et le choix des moeurs est au centre de tous les débats nationaux, il ferait certainement bon d’enseigner dans nos écoles cette pensée affranchie de tout carcan, loin très loin des clichés sulfureux entourant la réputation du cher Marquis.

Sulfureux, aucun doute à ce sujet, le marquis l’a toutefois été. Nicolas Briançon ne s’y trompe pas, dans sa mise en scène, déroutante parfois de crudité, mais jamais déplacée. Austère, on est bien loin du faste et du grandiose déployé dans Volpone (lire l’article sur Arkult), mais l’essentiel est là, et cela fonctionne.

Une pièce qui mérite d’être vue, pour découvrir ou redécouvrir cette figure de la philosophie et de la littérature française, dans la douceur des fauteuils ou canapés du somptueux Ciné 13 Théâtre.

Pratique : Jusqu’au 9 mars au Ciné 13 Théâtre, 1 avenue Junot, 75018 Paris.
Réservations  sur http://www.3emeacte.com/cine13/Manifestations.aspx.
Tarifs : entre 14,50 € et 27,50 €.

Durée : 1h40

Mise en scène : Nicolas Briançon

Avec : Pierre-Alain Leleu, Dany Verissimo, Jacques Brunet, Michel Dussarat

 

DAF-Sade-Leleu-Verissimo-Dussarat

 




Un Gon-cours de littérature par Jérome Ferrari

Des destins qui se croisent, des générations qui se mêlent, des familles qui se déchirent.
Voici quelques-uns des ingrédients qui ont permis au « chef » Jérôme Ferrari de se voir attribuer le Graal de la littérature française, j’ai nommé le Prix Goncourt millésime 2012.

« Le sermon sur la chute de Rome » nous plonge au coeur de la Corse, entre tradition et modernité, une sorte de salé sucré temporel…

Dans le rôle du salé, la Tradition, incarnée par le vieux Marcel, grand-père d’une famille en décomposition, seul survivant d’une époque en noir et blanc.
Sa mémoire en bandoulière, une photo de ses frères et soeurs encore enfants comme seul témoin d’une époque révolue.

Dans celui du sucré, la Modernité incarnée par Matthieu et Libero, amis depuis l’enfance, naturellement devenus frères de coeur, en quête d’un projet commun.
Et ce projet va se présenter à eux sous une forme inattendue. Un bar de village, tombant en décrépitude au gré des repreneurs successifs, va constituer leur promesse d’avenir commun.

Au fil des pages, la mayonnaise va prendre progressivement, le projet des deux amis va devenir une réalité douce, sucrée, au bon goût de l’été et du soleil corse. Mais tout bon cuisinier vous le dira, il ne faut jamais laisser sa préparation sans surveillance … Au risque de voir tous les efforts réduits à néant.

« Ce que l’homme fait, l’homme le détruit ».
Cet adage tiré du sermon de Saint-Augustin trouve tout son écho dans les pages de Jérôme Ferrari. Tout empire aussi puissant et vaste soit-il semble hélas voué à disparaître sous les ravages de la passion humaine.

Dans son dernier roman, la plume de l’auteur est dense, parfaitement maîtrisée. Elle étouffe le lecteur sous la chaleur et les traditions corses.
La bassesse de l’esprit humain lui répugne. Petit à petit, il étouffe. La vétusté du libre arbitre l’oppresse, l’angoisse, le désarçonne.
La bataille entre générations qui est dépeinte dans ce chef d’oeuvre laisse l’âme en terreur. Cette même terreur dans laquelle il nous avait déjà emmené dans son précédent opus « Où j’ai laissé mon âme ».

Le sermon sur la chute de Rome

 

Extrait
« Dans ce village, les morts marchent seuls vers la tombe – non pas seuls, en vérité, mais soutenus par des mains étrangères, ce qui revient au même, et il est donc juste de dire que Jacques Antonetti prit seul le chemin du caveau tandis que sa famille regroupée à la sortie de l’église sous le soleil de juin recevait les condoléances loin de lui, car la douleur, l’indifférence et la compassion sont des manifestations de la vie, dont le spectacle offensant doit être désormais caché au défunt. »

 

Le sermon sur la chute de Rome
Jérôme Ferrari
Editions Actes Sud
202 pages
ISBN 978-2-330-01259-5
19€

 




S. Tesson – Dans les forêts de Sibérie – La ponctuation d’un voyage

La Sibérie : une page blanche.
L’homme : un stylo qui s’avance vers cette page blanche.

Il y trouve refuge le temps d’écrire un journal.
De remplir une page blanche. Puis une deuxième. Puis un feuillet.
Et enfin un livre.

Dans ce livre, il est souvent affaire de lecture. De lecture et d’écriture.
Parfois de paroles également.
Comme des mots venant couvrir la page blanche qui se dévoile avec le lever du soleil.

Il est question de silence. Souvent. Longtemps.
Silence de mort. Silence de vie.
Silence de peur. Silence de confiance.

Comme une série de points, suspendus sur une même ligne.
Pas de bruit, pas d’interligne.
Pas de mouvement, pas de mots.

Il est question de vodka.
La vodka qui réchauffe le coeur des hommes. Leur donne la force de combattre le froid sibérien.
La vodka qui réunit les hommes. Donne du ton et de la vigueur à leurs discussions.
La vodka qui ennivre les esprits. Laisse la place aux rêves, à l’imaginaire.
La vodka, sorte de point d’exclamation, venant ponctuer comme une saute d’humeur des journées parfois trop calmes. Parfois trop longues.

Il est question d’espace. D’immensité. D’aventures.
Toutes les aventures de l’auteur sont autant de phrases qu’il entame, qu’il ponctue de ses rencontres, de ses passions et de ses extases.

Il est question d’animaux.
Des animaux auxquels l’auteur est profondément lié. Parfois davantage qu’aux hommes qu’il croise sur son chemin.
Ce n’est qu’avec les animaux qu’on sent les guillemets de son âme et de son coeur s’ouvrir et laisser place à un flot de sentiments qu’il se refuse auprès de ses congénères.

Et quand ces guillements se referment, quand se termine l’aventure au bord du lac Baïkal, c’est le livre que l’on referme. Il est alors temps de tourner la page de la Sibérie.

Et pour illustrer ce voyage, Stef nous propose une sélection de citations tirées du livre (NDLR : la pagination est valable pour l’édition Gallimard) :

– « En descendant du camion, nous avons regardé cette splendeur en silence puis il m’a dit en touchant sa tempe « Ici, c’est un magnifique endroit pour se suicider«  » p. 27

– « Le romain bâtissait pour mille ans. Pour les russes il s’agit de passer l’hiver » p. 31

– « J’ai atteint le débarcadère de ma vie. Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure » p.36

– « Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité » p. 30

– Et enfin, cette phrase qui résume parfaitement bien le livre selon Stef (et je plussoie complètement en son sens) :
« Rien ne vaut la solitude. Pour être parfaitement heureux, il me manque quelqu’un à qui l’expliquer » p. 146

 

Sylvain Tesson
Dans les Forêts de Sibérie
Editions Gallimard, collection Blanche
Prix Médicis Essai 2011
http://www.gallimard.fr/rentreelitteraire/SylvainTesson.htm

 




Mercredi – Drôle d’animal ce pingouin – A. Kourkov

Kiev 1995, Victor Zolotarev est un vieux garçon solitaire, écrivain raté mais auteur à succès d’une étonnamment longue liste de nécrologies. Dans une Ukraine en faillite, il prend sous sa responsabilité un bien étrange pensionnaire : Un pingouin nommé Micha. L’animal venu du froid ne tardera guère a déprimer sec dans l’appartement sombre et contigu de son naïf propriétaire. Le tableau semble morne et bien triste mais il n’en est rien. De l’absurde, de la dérision, du décalé, voilà ce que nous offre Andreï Kourkov, sur fond de nostalgie de l’URSS et d’intrigue mafieuse.

On pressent dès les premières pages qu’il y a anguille sous roche. Les énigmatiques nouveaux amis de Victor sont bien louches. Ces nécros appelées « petites croix » le sont terriblement elles aussi.

Cependant on poursuit l’aventure dans la nébuleuse de Victor avec délectation. Seuls témoins passifs d’une catastrophe climatique annoncée.

Emprunte d’une lenteur et enroulée dans une épaisse grisaille assez propre aux auteurs de l’Est, l’œuvre de Kourkov n’en est pas moins amère et désopilante.

Auteur Andreï Kourkov
Traduction Nathalie Amargier
Editeur Seuil




Mardi – Trois vies chinoises, Dai Sijie

Trois vies chinoises.
Trois destins chinois.
Une île les réunit. L’île de la Noblesse.

Curieux nom pour une décharge moderne de déchets électriques et électroniques.
La noblesse de coeur sans doute, pour recycler sans rechigner, les déchets produits sans la moindre retenue par l’hyper-consommation ambiante.

Dai Sijie nous avait séduits avec « Balzac et la petite tailleuse chinoise ».
Dans ce recueil de trois nouvelles, il ne nous épargne pas.
Nous confronte de plein fouet à l’injustice, à la misère, à la rudesse de l’âme et des sentiments …

Difficile de ne pas être remué par ces 140 pages …
Mais difficile également de ne pas connaître la vie des autres habitants de l’île.
L’île de la Noblesse vous habitera longtemps après la lecture de ces pages, tant vous aurez eu l’impression d’y vivre !

 

 

Auteur : Dai Sijie
Editeur : Flammarion
Date de parution : janvier 2011
Collection : Littérature Francaise
ISBN : 2081240505




Les mots pour le dire – Hervé Guibert

Hervé Guibert, autoportrait

Tandis que la treizième édition des Solidays bat son plein dans l’hippodrome de Longchamp, Hervé Guibert repose sous terre depuis vingt ans. Très connu pour être « l’écrivain du sida », l’homme qui a fait de sa maladie un documentaire – «La pudeur et l’impudeur » diffusé en 1992 à la télévision-, ce dandy gay subtil qui savait s’entourer des plus grands n’en est pas moins un génie brutal qui manie les mots avec virtuosité. Son œuvre mérite d’être sans cesse relue :


« Et c’est vrai que je découvrais quelque chose de suave et d’ébloui dans son atrocité, c’était certes une maladie inexorable mais elle n’était pas foudroyante, c’était une maladie à paliers, un très long escalier qui menait assurément à la mort mais dont chaque marche représentait un apprentissage sans pareil, c’était une maladie qui donnait le temps de mourir et qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir enfin la vie, c’était en quelque sorte une géniale invention moderne que nous avaient transmis ces singes verts d’Afrique […] le sida, en fixant un terme certifié à notre vie, six ans de séropositivité, plus deux ans dans le meilleur des cas avec l’AZT ou quelques mois sans, faisait de nous des hommes pleinement conscients de leur vie, nous délivrait de notre ignorance.[1] »


Et relue.


«En regardant le paysage grisâtre de la banlieue parisienne défiler derrière la vitre du taxi, que je considérais comme une ambulance, et parce que Jules venait de me décrire des symptomes qu’on commençait d’associer à la fameuse maladie, je me dis que nous avions tous les deux le sida. Cela modifiait tout en un instant, tout basculait et le paysage avec autour de cette certitude, et cela à la fois me paralysait et me donnait des ailes, réduisait mes forces tout en les décuplant, j’avais peur et j’étais grisé, calme en même temps qu’affolé, j’avais peut-être enfin atteint mon but. [2]»


Et re-relue.


« C’est quand j’écris que je suis le plus vivant. Les mots sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux, n’en déplaise à David, qui a été scandalisé par le slogan publicitaire : « La première victoire des mots sur le sida. » En m’endormant je repense à ce que j’ai écrit pendant la journée, certaines phrases reviennent et m’apparaissent incomplètes, une description pourrait être encore plus vraie, plus précise, plus économe, il y manque tel mot, j’hésite à me relever pour l’ajouter, j’ai quand même du mal à descendre du lit, à chercher dans le noir à tâtons la lampe de poche à travers la moustiquaire, ramper sur le côté au bord du matelas comme me l’a enseigné le masseur, et laisser tomber doucement mes jambes, jusqu’à ce que mes pieds rencontrent la pierre nue.[3] »


Il s'est éteint depuis vingt ans et on y pense encore.



[1] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, Paris, 1990.

[2] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, Paris, 1990.

[3] Hervé Guibert, Le protocole compassionnel, Gallimard, Paris, 1991.





Laurent Binet : « Pour que quoi que ce soit entre dans les esprits, il faut le transformer en littérature »
















On pourrait commencer en bonne ancienne élève de prépa, qui a bien lu son « Qu’est-ce que la littérature ? », et écrit d’interminables bafouilles dessus. On pourrait en rédiger des pages, sur le rapport que tisse l’auteur de HHhH* et Goncourt du premier roman avec la chose littéraire, avec la fiction et la réalité. On pourrait aussi lui demander, en fait. Entretien avec Laurent Binet.


Dans HHhH, vous ouvrez le livre sur l’inutilité du personnage de fiction, en citant Kundera. Et en même temps vous soulignez l’impossibilié de s’attaquer réellement à l’Histoire, de la reproduire. Alors pourquoi et comment écrire ?

En fait, pour que quoi que ce soit entre dans les esprits, il faut le transformer en littérature. C’est vrai que c’était un problème pour moi, sinon un regret. Mais disons que j’ai voulu voir si on pouvait changer ce principe qui fait qu’aujourd’hui, dans la tête des gens, littérature égale roman. Et c’est vrai que la fiction, c ‘est sa spécificité première. Mais le genre a une histoire très longue, qui a beaucoup muté. Du coup j’ai voulu voir si je pouvais raconter cette histoire comme un roman, mais sans recourir à la fiction. Soit en utilisant les outils offerts par le genre, qui ne se limitent pas à l’invention, mais qui permettent les effets de suspense, de style, etc. C’est pour ça que j’ai forgé ce concept d’infra-roman.

Aviez-vous dès le début cette intention de vous prêter au jeu d’esquisser un nouveau genre ?

Oui, c’est un fantasme d’écrivain un peu mégalo, j’imagine, de vouloir inventer. Inventer un nouveau genre ou révolutionner le genre ? Je ne sais pas. Peut-être que mon sentiment s’est infléchi en cours de route. Je crois qu’à la base j’avais une méfiance vis-à-vis du roman, mais des auteurs comme Kundera m’ont fait réfléchir au fait que le genre était assez complexe pour ne pas le cataloguer. On me posait souvent la question au début pourquoi il y avait écrit roman sur la couverture. Je disais que c’était un choix marketing. Mais finalement, je pense que le roman est un genre qui a encore de l’avenir, car il a cette formidable capacité à se renouveler, à se transformer. Du coup ça ne me dérange pas l’idée de me dire que j’ai fait un roman qui a aussi comme intention de renouveler le genre. Et pas un truc qui serait hors roman. J’assume, oui, d’avoir fait un roman !

Reste que vous semblez avoir un rapport complexe à la littérature, entre amour et méfiance…

Disons que pour moi, la littérature est l’arme la plus puissante du monde. Ensuite il faut voir ce qu’on en fait. Ce que je lui reproche, et qui n’est pas forcément de sa faute, c’est d’être sacralisée. C’est-à-dire qu’au nom de la littérature on peut tout se permettre, tout faire. Pour moi ce n’est pas correct. Je suis contre toute forme de sacralisation. La littérature a quelque chose de beau, fort, puissant, mais aussi de dangereux, de plein de mauvaise foi, de défauts. Je ne suis pas déçu par la littérature, mais j’en ai une idée qui n’est pas celle qui est dominante aujourd’hui.

Et l’Histoire, vous la sacralisez ?

Je suis fasciné par le réel. Le fait de savoir que telle histoire est réellement advenue m’impressionne plus qu’une histoire fictive. Qui me plaira pour d’autres raisons. Pour moi l’Histoire est une plusvalue du réel. Même si je pense que, sans être une construction, elle est au moins une reconstruction. Et que la grande Histoire est faite de petites histoires. Sans qu’elle soit une fiction. Je crois vraiment que Heidrich est mort comme ça, même si j’ai pu faire quelques petites erreurs à la marge.

Mais alors comment est-ce qu’on approche l’Histoire quand on est écrivain ?

Je crois que non seulement on a le droit, mais le devoir, de l’approcher. Mais il faut le faire avec circonspection, avec humilité et honnêteté. C’est sûr que c’est un cahier des charges compliqué. D’une manière générale, je ne veux pas parler de l’Histoire comme d’un scénario, comme de quelque chose que j’aurais inventé. En plus dès qu’on touche à la deuxième guerre c’est encore plus sensible.

Quand on vous lit, on a l’impression parfois que vous êtes cet auteur fictif dont parle Borgès et qui essaie de réécrire le Don Quichotte mot à mot, sans y parvenir.

C’est marrant que vous disiez cela, car à un moment dans mon livre, je disais que je me sentais comme un personnage de Borgès, mais cela n’a pas été gardé. Donc en effet, la problématique Pierre Ménard, c’est quelque chose que j’ai vécu ! Avec la peur d’avoir l’impression à la fin de ne pouvoir que recopier des documents historiques.

Pour continuer avec Borgès, il écrit sur Le Livre de sable, qu’il a voulu « conjuguer avec un style simple, parfois presque oral, un argument impossible ». Votre démarche ne se rapproche t-elle pas de cette vision ?

C’est vrai, c’est assez proche de ma conception du naturel. Pour moi le naturel de l’écriture a à voir avec une forme de réalité, relative évidemment. Là encore une fois c’est peut être un goût personnel, mais je pense qu’il vaut mieux éviter trop d’effets de manche, trop d’effusions lyriques, auxquelles je cède dans certains chapitres d’ailleurs. Si vous voulez, ce relâchement était aussi un moyen de conjurer le risque de la grandiloquence dans laquelle on peut facilement tomber avec un sujet pareil.

Le risque de tomber dans la grandiloquence et dans l’effet de réel, que vous dénoncez. Mais en même temps, vous le reproduisez un peu dans votre livre, par votre présence. Vous êtes la caution qui rattache au réel.

Sauf que l’effet de réel c’est inventer un épisode qui a priori ne sert à rien pour donner l’impression que c’est vrai. Dans HhhH, les éléments d’ambiance ne sont pas inventés. Je conçois qu’il y ait des gens qui ne voient pas la différence. Mais pour moi savoir que sur le bureau du président tchèque en exil il y avait un petit speed flyer en étain, ce que j’ai vu en photo, ça m’intéresse beaucoup plus de lire ça, sachant que c’est vrai, plutôt que de lire la même scène, conscient qu’il s’agit uniquement d’un effet. A ce moment-là, je préfère même qu’on n’en parle pas, qu’on me dise juste qu’il est dans son bureau, que je m’imaginerai comme je veux.

Quel rapport avez-vous du coup avec des ouvrages comme ceux de Bukowski, qui mettent en scène un personnage – ici Chinaski – qui est une sorte d’avatar de son auteur ?

Là ça me plaît, parce qu’il y a un jeu, il y a une dimension ludique. C’est la fiction qui joue à plein de sa supériorité sur la réalité, qui est dans le récit de ce qui est fantastiqiue, impossible, de ce qui est irréel. Mais quand elle se contente d’être une pâle copie du réel, ça ne m’intéresse pas. Même si elle peut être tirée jusqu’à la perfection ! Ce que je déteste vraiment c’est le roman réaliste psychologique. C’était intéressant à l’époque, mais il faut arrêter avec ça maintenant.

Est-ce que le rapport entre la réalité et la fiction est un thème que vous souhaitez encore explorer ?

Oui, ce sera du coup la problématique de mon prochain livre. Sauf que là, j’ai eu envie d’aborder ça sous l’angle opposé, celui de la fiction. Ca se passera dans les années 80. Dans HhhH j’ai vraiment essayé d’être transparent, de faire participer le lecteur à mes doutes. Dans mon nouveau roman, il s’agira plus d’un jeu de chat et de souris. Mais pour moi c’est deux traitements différents d’une même question.

Quelque chose qui m’a vraiment intéressé sur ce thème, ça a été le film de Quentin Tarentino, Inglorious Basterd : la première scène est une réécriture de Il était une fois dans l’ouest qui est absolument magistrale. C’est tellement intelligent, notamment parce que ça a ce parti pris de réflexivité : Tarentino s’appuie toujours sur l’histoire du cinéma pour donner sa vision de ce qu’est le cinéma. Ce que j’aime dans le roman moderne – depuis Don Quichotte en gros – c’est que c’est un genre qui passe beaucoup de temps à réfléchir sur lui même, sur ce qu’il est, et à se poser des questions sur son existence. Et ça je trouve que c’est très bien. Cela implique tout une réécriture incessante et une réflexion sur cette réécriture. J’adore ça, parler d’autres films et romans quand moi j’écris une histoire.

Finalement, quand vous réfléchissez à votre travail, à votre démarche, vous vous sentez plutôt écrivant ou écrivain ?

Ecrivant. Socialement, statutairement, j’ai toujours pensé qu’écrivain est un métier comme un autre, même s’il peut être plus cool qu’un autre. On peut se dire écrivain à partir du moment où ça devient notre occupation principale. Mais le problème c’est la mythologie qui est charriée par ce terme, et qui me déplaît globalement. C’est comme la littérature, il y a une sacralisation du statut qui me déplaît. Dans l’art en général. C’est grotesque de dire « Je suis un artiste », je trouve. Le mot écrivain est un peu touché par ce ridicule là. Derrière, on sent qu’il y a une telle posture.

Alors après évidemment, je suis quand même sensible au fait que ce prestige rejaillisse sur moi, c’est flatteur. Mais qu’on en parle franchement. Ce que je déplore, c’est qu’il y a beaucoup de livres qui font semblant de parler d’autre chose, mais qui en fait ne font que ça, viser le « Regardez comme je fais de la littérature ». Quand on attaque Angot, sa réponse est « C’est la littérature qu’on assassine ». Elle s’en sert comme d’une arme à tous les niveaux.
Mais c’est vrai que ce n’est pas toujours facile. Moi qui ai fréquenté simultanément le milieu de l’éducation nationale et de l’édition, je peux vous dire qu’on n’est pas traité pareil, c’est le jour et la nuit ! C’est parfois dur de ne pas devenir complètement mégalo !


*HHhH a été publié chez Grasset. Le livre revient à la fois sur l’histoire de l’opération Anthropoïde, tentative d’assassinat par le gouvernement tchèque en exil du « cerveau d’Himmler », Reinhard Heydrich. Et sur la difficulté de raconter l’Histoire sans se laisser dépasser par la fiction.




Efraim Medina Reyes : « Ecrire, c'est aussi laisser les choses derrière soi, comme on sortirait les poubelles d'une maison »


« Il était une fois l’amour mais j’ai dû le tuer » est le Bildungsroman hallucinant et halluciné, sous acide, d’Efraim Medina Reyes, auteur originaire de Ville Immobile a.k.a Carthagène, Colombie. De ces romans, qui te brûlent les doigts rien qu’à les toucher, tant les mots sont incandescents. Frappée, tu le dévores en une nuit. Le matin venu, la plume d’Efraim Medina Reyes t’a laissé fiévreuse, un poil tourmentée mais repue.
C’est donc avec un peu d’appréhension que je m’apprête à rencontrer la « Bête », auteur de ce trip éveillé. Une heure durant, il répondra avec calme et beaucoup d’humour.
Extraits.


Commençons par le début. Tu pourrais me raconter ta rencontre avec la littérature ?


La littérature, c’est elle qui m’a trouvée. J’ai grandi dans un contexte où ces choses-là n’avaient pas d’intérêt. Je me suis d’ailleurs d’abord intéressé aux sciences. J’ai même étudié la médecine. Ma relation avec l’art s’est longtemps résumée à la musique. C’est un élément important de ma culture.
A l’âge de 21 ans, je suis tombé en dépression et ai été hospitalisé parce que ma situation psychologique était incontrôlable. J’ai pris beaucoup de médicaments. Mon psychiatre m’a alors offert quelques livres. Il pensait que ce serait une bonne idée que je lise. J’avais des problèmes d’insomnie, à l’époque. Il me les a donnés comme des somnifères. Un peu comme on donnerait de la dope à un sportif.
Parmi ces livres, il y avait « Le métier de vivre » d’un auteur italien, Cesare Pavese. Le psychiatre n’avait pas dû le lire. Pour un dépressif, ça peut être un livre dangereux. A la fin du livre, l’auteur dit que ce n’est plus la peine. Trois jours après, il se suicide. Curieusement, le livre de Pavese a eu un effet extrêmement fort et bénéfique sur moi. Je me suis relaxé. Et après l’avoir lu, j’ai pu dormir une dizaine d’heures d’affilée. Comme ça a marché, tout le monde a commencé à m’offrir des livres. De tout et n’importe quoi. Et je lisais tout. Je consommais. Peu importe. Ma mère allait m’acheter des livres. Elle ne connaissait pas grand-chose à la littérature : elle me prenait juste les plus gros.
Ce qui est très ironique, c’est que je me suis mis à lire tellement que j’ai fini par abandonner mes études de médecine. Au grand désespoir de ma mère qui, du coup, a voulu me soigner de la littérature. Et un peu comme l’homme qui au bout de plusieurs années de vie commune avec une femme, finit par l’épouser, je suis devenu écrivain.


Et ça correspondait à quelle période?


Si je me souviens bien, la première fois que j’ai écrit, c’était pour dire à une fille que je l’aimais. Une actrice de théâtre. C’était mon premier écrit: une lettre de quarante pages! Et elle n’a dû lire que les quinze premières parce que je n’ai jamais eu de réponse.
J’ai donc commencé par un échec. En tant qu’écrivain mais aussi en tant que séducteur.


Justement, la notion de l’échec dans ton oeuvre me fascine beaucoup. Dans ton dernier roman, la boîte de production s’appelle « Fracaso Limitida ». Le label que tu as créé « Fracaso Records ». Le titre, le cœur même du livre raconte un échec amoureux – « fracaso » en espagnol. C ‘est une obsession?



J’ai grandi dans un quartier très difficile, très pauvre et aussi, très violent. Les gens ne mourraient pas de faim. Mais ils n’avaient absolument rien. Il n’y avait pas de place pour l’ambition.
Avec mes amis, notre passe-temps préféré se résumait à chasser des gringas à la plage, et attaquer des gringos sur les remparts.
Avec ces amis, j’ai eu envie de monter un groupe de musique. Ca ne les intéressait pas vraiment. Mais je suis très têtu. J’ai réussi à les convaincre. Aucun d’entre nous n’avait vraiment de connaissances musicales. Mais en Colombie, si tu demandes à quelqu’un dans la rue, tu peux m’emmener sur la lune, il ne te dira jamais non. Il te répondra qu’il va essayer. On s’est donc lancés, avec un talent plus que bancal. Le nom de notre groupe en a découlé: 7 Torpes. Les sept maladroits. Alors qu’on n’était que trois.


Un peu comme les sept plaies d’Egypte ?


Mais oui, certainement! (Rires). On a joué dans des bars. Le patron nous faisait jouer à la fin parce que ça correspondait au moment où il avait envie que les gens s’en aillent. Notre premier enregistrement sur cassette – il y en avait 30 copies, on l’a intitulé « Chansons médiocres ». On a dû en vendre 9. Comme ça devenait une petite entreprise, on a décidé de lui donner un nom: Fracaso Limitada. Notre slogan: « Là où il y a un échec, nous sommes là ». Même quand ça a commencé à marcher, j’ai voulu garder ce nom parce que pour moi, c’est comme une manière de me protéger. Dans cette devise, j’y ai trouvé un peu ma manière d’ « être » au monde.


Et tu te considères d’abord en tant que musicien ou en tant qu’écrivain? Ou aucun des deux?



Quand on me propose un travail, j’ai pour habitude de répondre que je ne sais rien faire. Mais j’ai une façon bien à moi de ne pas savoir faire.
A mon sens, il n’existe pas de disciplines, d’arts ou de gens différents. Mais juste des langages. Ce qui m’importe, c’est d’ « exprimer » mon langage. Quelque soit le medium. Je pourrais tout aussi bien le faire en étant serveur dans un restaurant.


C’est quelque chose qu’on retrouve dans ton œuvre. Dans le roman, il y a plusieurs couches de narration, comme plusieurs angles cinématographiques. Plusieurs chapitres, plusieurs arts représentés. Tu sous-titres ton roman « musique des Sex Pistols et de Nirvana ». C’est un concept?



Parler de littérature, c’est obsolète. C’est comme les Italiens qui adorent le tango, en ce moment. C’est absurde! Je ne suis pas un écrivain au sens de la littérature. Je suis un écrivain au sens d’écrire. Ce qui m’importe, ce n’est pas la littérature mais écrire. Si je pouvais, j’utiliserais les mots comme des artefacts, des legos pour créer des structures.
Écrire « pour » la littérature, ça reviendrait à apprendre le tango. Il faudrait apprendre les mouvements, mais aussi les émotions. Comme si c’était quelque chose qu’on pouvait transmettre. A Rome, j’ai déjeuné un jour avec deux fans de tango. La fille n’a pas voulu s’asseoir sur sa chaise parce que ça ne correspondait pas à une posture de tango. Au fond, c’est comme si elle était dans un cercueil. Si j’écrivais « pour » la littérature, je serais aussi dans un cercueil.


Dans ton dernier roman, le héros Big Rep te ressemble furieusement. Est-ce ton double ou personnage purement fictionnel ?



La réalité est absurde. On ne peut pas faire de la réalité un langage. C’est pour cela qu’il faut fictionnaliser la réalité pour la rendre langage. J’ai eu une existence absurde. La seule chose qui puisse me faire du bien, c’est de faire du réel un objet littéraire. Un auteur ne peut pas être un seul personnage puisqu’il les a tous créés. Il y a quelque chose de moi dans chaque personnage. Si j’ai été Rep un jour, je ne le suis plus. Ca appartient au passé et n’existe plus aujourd’hui. Écrire pour moi, c’est aussi laisser les choses derrière moi, comme on sortirait les poubelles d’une maison.


Il était une fois l’amour mais j’ai dû le tuer
d’Efraim Medina Reyes, à 13e Note Editions. Disponible dans toutes les bonnes librairies de France et de Navarre.


Merci à Jeanne Chevalier, co-traductrice du roman et à Isabelle Louis, les anges gardiens de cet entretien! Et bien sûr, Efraim!