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[Théâtre] Les Soldats & Lenz

© Le Festin – Cie Anne-Laure Liégeois

Il y a quelques semaines la compagnie du Festin dévoilait à Nantes sa dernière création, et la voilà passée au Théâtre 71 situé à Malakoff. Avant une grande tournée, Anne-Laure Liégeois livre aux spectateurs franciliens Les Soldats & Lenz, deux pièces quasi en une, de Lenz et de Büchner. Si Les Soldats suit le parcours tourmenté d’une jeune femme victime de ses désirs, c’est aussi le récit d’une société réglée par d’étroites conventions. L’œuvre prend de l’ampleur et se voit prolongée par le Lenz de Büchner, traverse initiatique tout à fait saisissante dans l’esprit tourmenté de l’auteur des Soldats.

Marie est une jeune femme qui découvre les hommes, ainsi que son désir. Inversons donc les lettres de ce prénom biblique afin de la décrire et l’ériger en « A-I-M-E-R », puisqu’elle ne veut que cela. Tout à la fois candide, terrible et provocante, elle lèvera un voile que son éducation avait mis sur les hommes. Elle séduit, s’en délecte, puis découvre à quel prix… Tout au long du spectacle qu’elle offre aux soldats, prédateurs insatiables de la caserne voisine, elle est une proie facile. Le fameux, mais subtil, « théâtre dans le théâtre », l’abandonne en pâture aux regards de ces hommes, sous les yeux d’une salle encore éclairée. Puis le foyer s’éteint et le texte devient sombre, avec pour toile de fond l’élite inaccessible par ascension sociale. La scène vomit alors aristos prétentieux et baronnes délurées. Au milieu de cette faune d’humanités vicieuses, c’est Elsa Canovas (Marie), irradiante et subtile, qui souffle la douceur de cette fille inconsciente. Fidèle à ses marottes, Anne-Laure Liégeois questionne sans tabous ni excès, le sexe et la violence : c’est trash mais pas gratuit alors c’est réussit. Pertinentes et sincères, les plusieurs scènes de viol sont infailliblement au service du propos, éminemment féroce.

Alors que les lueurs se rallument un instant, le décor s’allège et laisse place à Lenz. Olivier Dutilloy et Agnès Sourdillon donnent à ressentir ce texte de Büchner, autopsie frénétique de J.M.R. Lenz, dramaturge tourmenté et auteur des Soldats. Et c’est en sweat-basket que les deux interprètes s’empareront des planches, traçant par leurs cent pas la ligne imaginaire de la largeur de scène. Allers-retours terribles comme « tempête sous un crâne », on plonge dans le récit d’une nuit de janvier, dans la neige et dans l’eau où Lenz s’est tué. Tour de force corporel, les mouvements exacts de ces deux comédiens, ponctuent un texte amer, diagnostic douloureux de la folie d’un homme. Tout résonne et fait sens. L’usage des micros permet à chaque soupir d’accrocher le public, en miroir duquel se tiennent sept comédiens, assis en face de nous, à l’arrière de la scène. Néons braqués sur eux, parfois on les regarde, souvent on les ignore. Fantômes indélébiles du drame précédent, ils semblent immobiles mais cependant ils bougent au rythme ralenti d’une conception sonore habile et étincelante, signée François Leymarie.

Manœuvrés tous ensembles pour s’adresser aux sens, les outils du théâtre sont maniés de telle sorte que l’on se laisse faire. D’un drame social sublime à l’histoire ténébreuse de son compositeur, le spectacle est un tout. Jamais pris à parti, le spectateur est libre de vagabonder de l’œil ainsi que de l’esprit. Divaguant dans son coin sur Dieu, sur l’art, sur l’homme, il se saisit des thèmes de ces textes portées hauts par l’harmonie géniale de cette adaptation.

« Les Soldats & Lenz » d’après JMR Lenz, traduction adaptation et mise en scène de Anne Laure Liégeois. Durée 3h10, plus d’informations sur : http://www.lefestin.org/fiche_spectacle.cfm/272420-6813_les-soldats–lenz.html

 

 

 

 

 




Chemla illuminée dans « L’Annonce faite à Marie »

Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye

L’Annonce faite à Marie semble, à l’origine, un désir de Claudel d’exposer sa vision d’auteur d’une énigme chrétienne comme la Bible en contient pléthore. Dans cette mise en scène, Yves Beaunesne prend le drame et en fait une sorte de conte où Judith Chemla, l’héroïne, campe une Violaine totalement illuminée conduite à une fin extatique. Tant de catholicisme revendiqué tout au long du drame mène nécessairement le spectateur à tenter de faire des ponts avec le monde contemporain. Mais peut-être est-il préférable de le prendre comme Claudel l’a écrit : tel un mystère, sans tomber dans la sur-interprétation.


Quand le spectateur entre dans la salle, un cierge se consume au milieu d’un décor monumental et désertique, dont l’espace des Bouffes du Nord permet la mise en place. La scénographie est divisée en deux parties, la plus proche de nous est le monde des vivants. L’autre, en fond de scène, derrière un rideau de fils, est l’occulte. Sans pour autant être le paradis, ce deuxième lieu est trouble et les personnages qui l’habitent tour à tour, se cachent, espionnent, complotent ou veillent sur les vivants. Ces deux mondes baignent dans une lumière sombre, caravagesque, belle et froide sans être austère. L’ambiance et les couleurs sont plus franciscaines que jansénistes : pauvres, mais chaudes.


Dans ce décor va se dérouler un périple. Celui d’une existence innocente qui connaîtra le martyre. Au départ, gentille, aimante, apitoyée,Violaine donne un baiser à Pierre de Craon (Damien Bigourdan) qu’elle sait pourtant lépreux. La scène est surprise par Mara (Marine Sylf), la petite sœur de Violaine. Après avoir vu cela, la première va mettre tout en œuvre pour que le mariage de sa grande sœur avec Jacques Hury (Thomas Condemine), voulu par le père n’ait pas lieu : elle en est amoureuse et hait sa grande sœur à qui il est promis. Au final, par ce baiser innocent, Violaine contracte la lèpre à son tour et meurt des mains de Mara alors qu’elle s’était retirée du monde, exclue par sa maladie.


Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye


La famille dans laquelle se déroule le drame s’inscrit dans une dichotomie : il y a ceux qui se sacrifieront (le père et Violaine), sans que le déclencheur qui les pousse à l’abnégation ne soit apparent, d’autres voudront vivre la vie qu’ils veulent (Mara, Jacques), au détriment de leurs proches. La pièce est l’opposition chrétienne, à petite échelle, entre les vices et les vertus. La création d’une sainte à partir d’une accumulation d’épreuves gratuites, « injustes » au sens divin du terme, puisque ces punitions ne viennent pas condamner un péché et que, après toutes ces horreurs, Violaine, tel le Christ, meure en pardonnant.


Le père : « Je suis las d’être heureux »


Le spectacle est porté par une Judith Chemla envoûtante par sa voix et par son jeu. Souple, enfantine, ingénue, au début, son jeu a quelque chose de clownesque : les jambes accompagnent les doigts qui indiquent les directions. Puis, peu à peu, les épreuves la marquent, jusqu’à l’inertie. De la légèreté joviale elle évolue vers une gravité maritale. Le corps, le caractère, les yeux : tout se courbe et entre dans la nuit. Ce jeu brillant de l’actrice se démarque parfois des autres acteurs. Cela se remarque particulièrement avec l’interprète de Pierre de Craon, sans doute plus chanteur qu’acteur.


Copyright : Guy Delahaye
Copyright : Guy Delahaye


Mais la musique est importante. Chemla montre comment elle peut se balader parmi ses nombreuses tessitures, passant du chant lyrique à la variété sans difficulté apparente. Les autres protagonistes ont tous de très belles voix, chacune marquées par un caractère particulier. Cependant, le choix des chants, nous conduit encore à éviter la sur-interprétation. Le Salve Regina a beau être ponctué de cris d’animaux, il veut toujours dire Salve Regina, la même remarque s’applique au Pater Noster ou à l’Alléluia Resurexis. La musique balise le mystère comme le chant balise la messe.


Le père : « C’était trop beau, ce n’était pas acceptable »


Au sortir, le sentiment créé par cette pièce n’est pas évident à définir. L’ennui qui habite parfois les personnages peut atteindre le spectateur. Le texte, truffé de lourdeurs et de locutions bibliques, y contribue aussi. Et puis finalement, le jeu des acteurs, la musique, la mise en scène et la lumière, permettent au public de vivre un pieux mais beau spectacle, où le mystère reste entier.


« L’Annonce faite à Marie », jusqu’au 19 juillet au théâtre des Bouffes du Nord (10e arrondissement). Horaires et réservations sur www.bouffesdunord.com et par téléphone au 01 46 07 34 50.