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Au Théâtre des Béliers Parisiens, quel accident que de songer à quelqu’un !

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L’Épreuve et Les Sincères, deux pièces de Marivaux en un acte, jouées l’une à la suite de l’autre par la Cie Raymond Acquaviva, et mises en scène dans un décor des années 30 par Philippe Uchan.

La première raconte l’histoire de Lucidor, un riche bourgeois tombé amoureux d’Angélique, une jeune femme de la campagne qui l’aime follement en retour. Amour pour lui ou amour pour son argent ? À cette éternelle question, une réponse originale : une mise à l’épreuve de ses sentiments. Dans la seconde pièce, un valet et une soubrette nommés Frontin et Lisette décident de brouiller leurs maîtres, Ergaste et la Marquise, persuadés d’être faits l’un pour l’autre du fait de leur caractère commun. Pourquoi réunir ces deux pièces ? Pour le discours sur le comportement amoureux et l’amour qu’elles permettent de mettre à jour.

Une toile de fond qui suggère un intérieur d’une riche demeure, du mobilier et des costumes. L’ambiance créée déçoit d’abord par le manque de moyens qu’elle manifeste au vue de l’ambition scénographique, avant de surprendre par la qualité du jeu d’acteurs qui s’emparent des lieux. Que ce soit dans leurs mimiques, leur investissement dans leur rôle ou leur capacité à danser le swing en couple en plein « micmac », tous sont incroyablement drôles et touchants dans leurs affaires de cœurs.

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Pour Philippe Uchan l’intérêt de cette réunion de pièces réside dans l’observation au plus près du cœur, et de l’esprit de ces hommes et ces femmes songeant les uns aux autres. Non seulement c’est une réussite, mais on ne peut s’empêcher – comme souvent d’ailleurs en voyant une pièce de Marivaux – de constater à quel point les propos semblent actuels. En effet, l’époque et les mœurs ont certes changés, mais le comportement du sujet amoureux lui, est resté le même, pour le meilleur et pour le pire.

Face à l’incertitude des sentiments de quelqu’un, que répondre ? Lucidor rationalise « je l’aime toujours sans le lui dire. Elle m’aime aussi sans m’en parler ». Angélique s’égare « Plus je rêve plus je m’y perds » répètera-t-elle en aparté. Et enfin la marquise clame « Qu’est ce que votre amour car je veux être véritablement aimée », tenant la sincérité comme idéal. Plus que deux pièces distinctes, ce sont d’intenses micro-scènes concentrant un discours sur l’amour qui sont montées. Tout est juste, rafraichissant, bien chorégraphié, les jeux de lumières sont éloquents : l’obscurité tombant chaque brouille venue, la luminosité primant à chaque vérité entendue.

Quel éternel quiproquo que l’amour, quelle « sotte chose que l’humanité » dira la Marquise après autant de détours, pour finalement voir le rideau tomber sur cet air qui résonne « Qu’est ce qu’on attend pour être heureux ? ».

« L’Épreuve et Les Sincères », de Marivaux, mise en scène de Philippe Uchan assisté de Laura Mottet, jusqu’au 26 mars 2016 au Théâtre des Béliers Parisiens, 14 bis, rue Ste Isaure, 75018 Paris. Durée : 1h45. Plus d’informations et réservations sur theatredesbeliersparisiens.com/.




Des liaisons dangereuses selon Marivaux

© Brigitte Enguérand
© Brigitte Enguérand

Dans « La Double Inconstance », Silvia (Adeline d’Hermy) est enlevée par le Prince (Loïc Corbery), car celui-ci s’est épris d’elle et il compte l’épouser. Celle-ci refuse, car elle aime Arlequin (Stéphane Varupenne) et jure de lui rester fidèle. La comédie va montrer toutes les manigances que le Prince met en œuvre pour tenter de délier les amants. Les premières tentatives échouent : Silvia ne veut rien entendre des promesses d’élévations sociales et Arlequin congédie Lisette (Georgia Scalliet) qui joue les midinettes peu farouche, pour tenter de le séduire contre l’assurance de fortune. Alors, Flaminia (Florence Viala), propose une nouvelle idée à son maître : faire en sorte que les deux amants désirent l’un et l’autre une autre personne.

Cette stratégie va s’avérer payante. Fine, intelligente et féline, Flaminia séduira assez vite Arlequin en se faisant passer pour son alliée dans la tourmente. Elle finira par se prendre à son propre jeu. De son côté, le Prince dont Silvia ignore l’apparence, endosse le rôle d’un simple officier qui lui avait rendu plusieurs fois visite peu de temps auparavant dans la forêt, et pour qui Silvia avait eu un léger béguin. Au fil de la pièce, avec cet humour prodigieux dont Marivaux a le secret, la technique fonctionne. On assiste à l’érosion d’une fidélité trop vite assurée et hésitante, chaque scène conduisant un peu plus vers la séparation inévitable. La « Double Inconstance » produit ainsi un double mariage.

Une fois de plus, la comédie de Marivaux oppose les classes sociales du début du XVIIIe siècle. Non pas dans un but révolutionnaire, comme on a voulu lui en prêter l’intention de manière anachronique, mais dans le but d’amuser. Et aujourd’hui encore, la « Double Inconstance » nous amuse. Cette bataille entre la fortune, le plaisir des aristocrates et la simplicité désirée et revendiquée de la part des pauvres fonctionne. Finalement, le marivaudage agit : les promesses s’étiolent, les amants se dénigrent et l’amour vrai triomphe.

Dans cette mise en scène réussie, Anne Kessler suit un fil évolutif. Elle donne à cette pièce une première image de légèreté, avant de laisser se construire une profondeur dramatique, qui augmente tout au long de la représentation. Au début, le décor n’en est pas un : il est la reproduction du foyer des acteurs de la Comédie-Française et nous assistons aux répétitions (le numéro des scènes est indiqué sur un écran). La répétition est parfois gênée par le passage d’une costumière ou d’un accessoiriste. La vidéo prolonge la vie des acteurs dans les couloirs ou sur le balcon, d’où l’on voit les voitures défiler sur l’avenue de l’Opéra. Dans les premières scènes, certains comédiens sont habillés en costume de ville, cannette de soda à la main ou baladeur dans les oreilles. L’habit arrive par pièce et s’avère, comme le décor, totalement terminé dans l’acte trois. Les acteurs se laissent ainsi totalement accaparer par les personnages.

La progression se lit aussi dans le jeu de ces derniers. Les premières scènes d’amour semblent mécaniques et finissent dans la dernière partie, par être totalement incarnées. Il y a un changement du degré de finesse du jeu en fonction de la chronologie. Et quel jeu ! Tous les acteurs sont excellents. La distribution est jeune, très vivante et sert ce texte classique à merveille : on entend tout. Et pour profiter du génie de Marivaux, cela est particulièrement louable.

Hadrien Volle
hadrien (a) arkult.fr

« La Double Inconstance » de Marivaux, mise en scène Anne Kessler, jusqu’au 1er mars 2015 à la Comédie-Française, 2 place Colette (75001, Paris), en alternance. Durée : 2h15. Plus d’informations et réservations sur www.comedie-francaise.fr




Jungers au service de Marivaux

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Pour sa première mise en scène à la Comédie-Française, Benjamin Jungers a fait le choix d’une sobriété au service du texte de Marivaux, l’île des Esclaves. Les acteurs évoluent sur la scène du Studio au milieu de voiles blanches pendues du plafond, dans des costumes dont seules les épaulettes marquent les différences de classe.

Car c’est bien à une sorte de lutte des classes à laquelle on assiste dans ce qui est une des pièces les plus célèbres de Marivaux (et pourtant sans marivaudage !). Une lutte galante, peu ambitieuse, qui n’a rien de « pré-Révolutionnaire » comme on peut le lire parfois, mais qui existe ; et ce combat entre maître et esclave, cet inversement de situations après que patrons et valets se soient échoués sur une île est très bien orchestré.

Jeremy Lopez incarne l’Arlequin goguenard et parfaitement désinvolte envers un maître (Stéphane Varupenne) calme et d’un sang froid tout aristocratique face aux attaques verbales de son subordonné. Jennifer Decker, Cléanthis, passe du rôle de la gourde ingénue à l’imitatrice parfaite d’une maîtresse (Catherine Sauval) coquette, hypocrite et faussement légère, en une phrase, avec un contraste saisissant. Cette maîtresse qui, comme son alter ego masculin, mord la poussière en silence, toujours au bord des larmes. La justesse du jeu de Cléanthis, cette façon de passer de la servante avinée à l’incarnation de l’élégance même est particulièrement excellente.

Mais ces esclaves se repentent de cette nouvelle situation aussi vite qu’ils s’en sont réjouis. Ils refusent cette émancipation brutale pour retrouver au plus vite leur ancienne (et ingrate) situation. Pendant le déroulement de la comédie, on se surprend à avoir de l’empathie pour les maîtres, pourtant coupables de mille maux aux dires des serviteurs. Cette pièce se contente de ridiculiser les maîtres sans pour autant prendre la défense de leurs esclaves.

Tout cela, Jungers le montre très bien, en faisant ressortir toute la profondeur et le talent de cette très belle distribution.

Pratique :
L’île des Esclaves au studio de la Comédie-Française (Carrousel du Louvre), jusqu’au 13 avril.
Durée : 1h.
Réservations : 0825 10 1680 ou www.comedie-francaise.fr [Complet]