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[Théâtre] Entre passé et présent campent « Les Oubliés (Alger-Paris) »

Au dîner de mariage © Christophe Raynaud de Lage, coll. CF

À travers des histoires de famille enfouies, le Birgit Ensemble fait entendre les voix tristes et belles des effacés de la grande Histoire. Grâce à un récit situé entre la guerre d’Algérie et 2019, ce spectacle échappe adroitement aux discours mielleux et misérabilistes.

De manière apaisée, Julie Bertin et Jade Herbulot abordent des épisodes fondamentaux de cette décolonisation de l’Algérie, embarrassante pour la France. Les bidonvilles à Nanterre dans les années 1960, les exilés de la guerre, le sort tragique des harkis après l’indépendance, du 5 juillet 1962. Ces traumatismes sont portés à la scène sous forme de secret de famille. Et c’est par un mariage en 2019 que le tout, bien ficelé, va exploser aux visages de ceux qui portent, sans le vouloir, ce passé enterré. 

Car Karim et Alice se marient. Tous les deux sont français, lui, est d’origine algérienne. Judith Benhaïm, la maire qui les unit est juive, elle aussi d’origine algérienne et se réjouit de ce métissage, dans son discours aux époux. A priori, tout le monde est content. A part peut-être le père de la mariée,  carrément raciste, qui ne se rappelle pas du prénom de son gendre. Alors ça va péter. Parce que ça boit, ça bouffe et forcément ça déborde. Remontent à la surface des origines cachées, des souffrances enfouies et des non-dits terribles. 

Face à face 

Au milieu de la salle : la scène. Assis de part et d’autre, les spectateurs peuvent se voir. De même que les personnages doivent regarder dans les yeux leur roman familial, le public comprend une histoire différente de celles que racontent les programmes scolaires. Le Birgit Ensemble délivre ainsi un propos, pédagogique et efficace, sur la guerre d’Algérie, la mémoire, la patrie. Un spectacle qui ne manque pas de nous toucher ; sans que l’on s’y attende, sans que l’on s’en aperçoive.

« Les Oubliés (Alger-Paris) », texte et mise en scène du Birgit Ensemble, formé par Julie Bertin et Jade Herbulot.

Durée : 2h10

Jusqu’au 10 mars, à la Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier.




« Escuela », une école de la Révolution

escuelaweb

Escuela est une pièce montée à l’occasion de l’anniversaire des quarante ans du coup d’état militaire ayant renversé Allende. Le spectateur est invité du côté des rebelles, dans une planque de révolutionnaires en herbe (ou terroristes, tout dépend du point de vue), pour apprendre les rudiments de la conspiration au moyen d’exemples concrets et de diapositives. Tous cagoulés, on devine deux hommes et trois femmes.

Ils vont dérouler leurs motivations, leurs rêves d’un pays nouveau, encouragés par une vision marxiste du monde où le bourgeois est forcément mauvais. Ils étayent leurs désirs de changement en dénonçant l’exploitation de l’homme par l’homme qui s’est construit un capital en volant les terres des Mapuches…

La vision binaire n’évoluera pas : on est dans un univers où l’antagonisme du pauvre est le riche, avec un appel fort aux « consciences de classes » mais où finalement, on se demande ce que l’on ferait si l’on avait le pouvoir.

La richesse du spectacle réside dans le texte et la justesse des acteurs qui l’interprètent. Les descriptions des sentiments, du maniement des armes, du monde dans lequel ils vivent, du pourquoi il est nécessaire de se révolter est d’une précision cynique, méticuleuse, médicale, qui pêche parfois en longueur. Mais la naïveté des questions des apprentis est d’un comique rare, on pense aux personnages du film We Are Four Lions de Chris Morris. Si l’absurde était un citron, Calderon le presserait jusqu’à l’écorce.

Le soir de la première (8 janvier 2015), l’auteur metteur en scène met en garde le public sur les rapprochements que l’on pourrait faire avec les attentats du 7 janvier à Paris. Une façon d’accompagner (un peu trop !) le public, mais aussi de ne pas le choquer. Or, le rapprochement avec tout type de fanatisme ne se fait pas entre les personnages de Calderon. Ils n’ont rien de barbares, il s’agit juste d’une bande de civils effrayés par une dictature militaire. Pas un instant les personnages ne nous font peur, on est naturellement et moralement du côté de ces idéalistes. Peut-être parce que le spectacle manque un peu de nuance, mais grâce au rire, on lui pardonne !

Lire aussi, notre critique des pièces de Guillermo Calderon jouées au Festival d’Automne en 2012, à Paris. 

« Escuela » de Guillermo Calderon, mise en scène de l’auteur, jusqu’au 17 janvier dans la petite salle du Théâtre de la Cité Internationale, Cité Universitaire (75014, Paris). Espagnol surtitré en français. Du lundi au samedi à 20 h 30. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelacite.com




Perdus par Gérard Watkins

Copyright : Giovanni Cittadini-Cesi
Copyright : Giovanni Cittadini-Cesi

Antoine D. est historien. A son réveil il souffre d’amnésie sélective : oubliant « seulement » sa vie intime : son nom, ses proches… S’il est ici, dans un lieu indéfini mi-chambre d’hôpital mi-salle d’interrogatoire, c’est parce qu’il était habillé en pyjama dans la rue, ce qui est interdit.

Cet espace, on le comprend rapidement, est mental : on est à l’intérieur du personnage. Un endroit vierge où des panneaux translucides accueillent les images de la pensée : vides quand il est éveillé et pense à son entourage, pleins quand, assoupi, il rêve d’histoire contemporaine.

Deux infirmiers (qui seront aussi coach, comédiens, fils et petite-fille, entre autres) complètent l’ensemble. Ce large éventail qu’ils incarnent dans l’esprit d’Antoine est très riche, puisque leur personnalité évolue au fil des souvenirs. On remarque surtout Cécile Brest, interprétée par une Géraldine Martineau déchaînée. En fille délurée et gouailleuse, elle est une figure bordeline très réussie. Le contraste de gabarit entre son corps enfantin et la grande taille de Philippe Morier-Genoud (Antoine D.) ajoute encore à la force du caractère de son personnage.

Malheureusement, la pièce pèche par le texte. Le dialogue dramatique démarre bien, on navigue entre l’absurde et le drame avec plaisir, une touche de science-fiction donne de l’originalité à l’ensemble. L’écriture est vive, pleine de cynisme et de digressions, quelques gags ponctuent des répliques graves. Mais plus on s’enfonce dans la tête du personnage, plus il se souvient de son intimité. Les pensées se font donc moins claires, moins définies, plongeant par la même occasion le spectateur dans une confusion de plus en plus grande.

Antoine D. ne semble pas avoir vraiment envie de se souvenir. Le spectateur public est maintenu dans un entre-deux confus où les personnages annexes se transforment peu à peu comme par intermittence. C’est poétique mais vague, on arrive à saisir le principal, mais ce ne sont que de brefs moments au milieu d’un magma métaphysique mal contenu, trop dense, trop décousu.

Où cela nous mène ? La pièce questionne indirectement le rapport de chacun à son histoire personnelle, quelle importance celle-ci prend dans notre vie. Quelques scènes nous renvoient à l’absence volontaire de l’autre, la reproduction du schéma paternel, ici composé d’oubli. Dans « Je ne me souviens plus très bien » Antoine est confronté à l’abandon qu’il inflige aux autres : de lui, de ses proches, et malheureusement du public.

 « Je ne me souviens plus très bien » de Gérard Watkins, au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 5 octobre, le mardi à 19h30, du mardi au samedi à 20h30. Dimanche à 15h30. Durée : 1h30. Plus d’informations sur www.theatredurondpoint.fr/.




Guillermo Calderon met en scène le travail de mémoire chilien

Villa + Discurso sont en fait deux pièces politiques du chilien Guillermo Calderon. L’une est une discussion entre descendantes de victimes de la Villa Grimaldi. Lieu de torture sous la dictature de Pinochet. Celles-ci ont pour mission de réfléchir à l’avenir du lieu. L’autre met en scène les mêmes actrices, où elles jouent toutes les trois le rôle de Michelle Bachelet, présidente du Chili entre 2006 et 2010. Le lien physique n’est pas étranger entre les deux textes : Michelle Bachelet a elle-même été détenue dans la Villa Grimaldi.

 Travail de mémoire

Autour d’une table, elles viennent de se rencontrer. Et pourtant ces trois jeunes filles doivent trouver que faire de cet ancien palais de l’horreur qu’a incarné la « Villa ». Créer un lieu de mémoire ? Détruire ces murs qui ont vu les pires souffrances ? Le vote à bulletin secret n’a rien donné, l’une a voté blanc et les deux autres ont voté pour des options différentes. Elles essayent alors de trouver une solution par la discussion.

Des paroles, il y en a malheureusement un peu trop dans cette pièce. Créée à l’origine pour être jouée dans les lieux de torture du Chili, la mise en abîme est écartée sur les planches d’un théâtre. Les échanges sont longs et très argumentés. Pas forcément passionnants, on a vite la sensation que ça tourne en rond. Les mêmes réflexions reviennent sans cesse. On assiste à une bataille de sophistes. L’une veut créer un musée d’art contemporain au grenier, l’autre veut équiper un sous-sol de Macs pour que des vidéos sur les vies des victimes défilent.

Certes, par ces mots, elles interrogent le travail de mémoire difficile au Chili où la justice est loin d’avoir été rendue. Comment respecter celles de ceux qui ont disparu et comment préserver les prochaines générations de telles horreurs. Travail nécessaire outre-Atlantique, mais processus déjà bien connu en Europe, notamment à cause de la guerre de 39-45. Ici les héroïnes tâtonnent. L’approche choisie par Calderon est très naïve, celle d’enfants qui réfléchissent au passé de leurs parents.

Il y a peu d’action, la mise en scène est statique, c’est une réunion autour d’une table, les verres d’eau qui s’empilent sont le temps qui passe. A tour de rôle, elles vont aux toilettes et les deux restantes tentent de savoir qui a voté blanc lors des premières minutes de la pièce. Elles tentent de se manipuler, chacune y met de sa vie personnelle pour convaincre les autres jusqu’à ce qu’elles se rendent compte qu’elles ont un terrible point commun…

Les adieux d’une politique

Une brève transition plus tard et nous voilà face à trois visages qui ne sont qu’un seul personnage, celui de Michelle Bachelet. Un carré de lumière sur scène délimite le pupitre. Un verre d’eau est posé au sol, comme un outil indissociable du bon fonctionnement du disours. Michelle sont là, face à nous, et là, l’exercice est sublime. Si on peut piquer du nez pendant la première partie, la seconde nous tient en haleine avec force.

La présidente a décidé de ne pas suivre son discours écrit pour faire ses adieux au pays, elle veut se laisser aller. Exprimer librement les trois faces de sa personnalités, trois visages et une multitude d’expressions possibles. En pratique et sur scène, ça donne des croisements de phrases, parfois l’une commence, l’autre hésite et la dernière tranche. D’autre fois, c’est dit à l’unisson. C’est excellent et on voit là tout le talent de ces jeunes actrices.

Elles sont une femme politique rêvée : sincère, cordiale, mais avec ses travers, en un mot, humaine (enfin!). On l’imagine aisément partageant notre vie. Un peu pessimiste, surtout réaliste, drôle bien sûr.

Finalement, Villa + Discurso c’est une première partie éprouvante, une seconde captivante. Peut-être un peu longue, un peu trop de gauche aussi (les personnages se déclarent comme tels toutes les trois phrases), mais c’est un travail intéressant qui mérite, si ce n’est de l’intérêt, une belle curiosité.

Pratique : Dans le cadre du Festival d’Automne, jusqu’au 19 octobre au théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses (18e arrondissement, Paris) – Réservations par téléphone au 01 53451717 ou sur www.festival-automne.com/ / Spectacle en espagnol surtitré en français.

Durée : 2 h 15

Texte et mise en scène : Guillermo Calderon

Avec :  Francisca Lewin, Macarena Zamudio, Carla Romero

 

 




Le ciel sera mon toit – Eric Valli

Un voyage en terres inconnues mais sans animateur cordial. Sans caméra. Sans trucage. Sans la sécurité d’un repas chaud et d’un toit (un vrai). Sans autre but que la découverte. Sans autre témoin qu’un Leica. Sans frontière. Sans préjugé. Sans peur ?

 

Eric Valli – High Himalaya

Un bouquin qui donne soif. De grands espaces. D’aventures.

Des mémoires de baroudeurs qui sentent l’air pur des grands chemins, le miel himalayen et la poudre d’escampette. Une plume qui n’a rien de formidable mais des rencontres emplies de sagesse et une démarche de paquelineur avide de vérité. Une écriture qui a donc le mérite d’être impartiale, simple et directe.

Eric Valli a quitté Dijon très jeune et troqué le destin qu’on lui promettait contre celui de grand voyageur. Pas un voyageur en costume 3 pièces et business-class, un voyageur quasi- sans bagages à pieds, à cheval, en stop, en bus ou en ferry… à la rencontre de paysages et au contact de populations des mois durant dans des lieux reculés le Nepal, l’Afghanistan, la Birmanie…

 

 Extraits :

« Qu’ai-je éprouvé le jour où, juché sur les balles de coton du camion bariolé qui m’avait pris à la frontière indienne pour me conduire à Katmandou, j’ai ouvert pour la première fois les yeux sur ce paysage grandiose ? […] Réveillé par le froid plus que par le bruit et les secousses, je m’étais redressé parmi les ballots en frissonnant. Nous débouchions sur un col.

Dans une symphonie de verts, éclaboussée ici et là des minuscules points blanc et ocre des habitations au toit de chaume, les collines d’une vaste vallée, sculptées de milliers de terrasses, parcourues d’innombrables sentiers, s’offraient à la caresse des derniers rayons du soleil. »

Caravane – Eric Valli

« Je veux être le témoin de ces peuples oubliés, de ces hommes que j’ai rencontrés, côtoyés, au milieu des forêts, accrochés aux falaises ou aux arbres, risquant leur vie pour arracher aux abeilles à mains nues, le miel de nids géants. »

Enfant Nepal – Eric Valli

« Des paysages suspendus dans la brume et le silence des forêts. Des villages aux toits de nattes arrondis, chaque maison ponctuée de son mât ou flotte le drapeau à l’effigie du Tâ le cheval porteur des prières des hommes vers les dieux, les terrasses où l’on vanne et qui au soleil accueillent les bavardages des femmes. Les visages ridés de tous les montagnards du monde, les gestes simples, antiques, du paysan qui bat le grain. »

Village de gautes – Eric Valli

Lecteurs, attention, ce récit de voyage là vous donnera la chair de poule et une envie folle de mettre les adjas. On suit le chemin d’un français étonnant qui avait des rêves bien plus grands que sa Bourgogne natale. Si son nom, Eric Valli, vous dit quelque chose, c’est peut-être aussi pour ses photos, à la lumière et aux regards transcendant ou pour son film Himalaya enfance d’un chef, comme un comte pour enfants rêvant des plus hauts sommets du monde. De quoi prolonger en image ce pèlerinage sur le toit du monde.

 

Titre : Le Ciel sera mon toit

Auteur : Éric Valli en collaboration avec Sophie Troubac

Editeur : Gallimard

Date de parution : 2006

Plus d’infos et de photos : http://www.ericvalli.com/