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Benjamin Barou-Crossman : « L’avant garde, c’est un acteur et un texte ! »

 

Benjamin Barou-Crossman / Photo : Hadrien Volle
Benjamin Barou-Crossman / Photo : Hadrien Volle

Benjamin Barou-Crossman est un jeune acteur et metteur en scène, né en 1983. Il a étudié à l’école du Théâtre National de Bretagne (Rennes) de 2006 à 2009. Il dirige actuellement Mireille Perrier dans « Jeu et théorie du duende » de Federico Garcia-Lorca au théâtre des Déchargeurs jusqu’au 21 décembre 2013.

Arkult.fr : Dans votre travail, il y a une sorte de fil rouge que vous appelez la « culture gitane ». On la retrouve sous plusieurs aspects dans vos créations. On pense à cette mise en scène de textes d’Alexandre Romanès au Conservatoire de Montpellier en 2012, mais aussi au spectacle que vous présentez actuellement aux Déchargeurs : Jeu et théorie du duende. Vous n’êtes pas ce qu’on peut appeler un gitan de naissance[1. Les parents de Benjamin Barou-Crossman, Jean-Pierre Barou et Sylvie Crossman sont les fondateurs de la maison d’édition « Indigène », connue notamment pour avoir été à l’origine de la diffusion du texte de Stéphane Hessel, « Indignez-vous! ».], alors comment s’est établi le lien entre cette culture et vous ?

Benjamin Barou-Crossman : Pour comprendre ce lien, il faut revenir à mon enfance. Petit, j’ai beaucoup voyagé avec mes parents vers des sociétés non-occidentales car ma mère était correspondante au Monde [2. Sylvie Crossman a été envoyée spéciale à Sydney.]. J’ai été en contact avec les Aborigènes en Australie, les Navajos aux États-Unis, entre-autre… Sans être ethnologues ou anthropologues, mes parents se sont passionnés pour l’art Aborigène. Ils ont été les premiers en France à monter des expositions à Paris et à Montpellier sur ce type d’art[3. L’exposition Peintres aborigènes d’Australie s’est tenue du 25 novembre 1997 au 11 janvier 1998 dans la Grande Halle de la Villette à Paris.]. Dans cette culture, vie et art sont inextricablement liés : l’art peut soigner par exemple. Enfant, dans certaines cérémonies, j’ai pu observer une théâtralité, avec de la mise en scène, de la mise en danger… En fait, tout ce que j’aime voir dans le théâtre était déjà là.

Comment cela vous est-il revenu dans votre vie d’adulte ?

Lorsque je suis revenu en France et après mes études au TNB, quand j’ai commencé à travailler à Paris, il me manquait ce lien entre art et vie. Il me manquait l’aspect humain dans le travail de la scène, celui du risque, de la chaleur, du partage, de la dépense… Je me suis mis en quête de tout cela, et c’est dans la culture gitane que je me suis retrouvé.

Était-ce par hasard au coins d’une rue ? En rencontrant un travail en particulier ?

C’est grâce aux petits haïku écrits par Alexandre Romanès parus chez Gallimard, ces textes m’ont profondément touché : j’y voyais le monde de mon enfance, le partage. Cette société qui ne laisse pas autant de place à l’argent. Dans cette culture, la monnaie n’est pas une valeur, c’est l’humain qui prime. Contrairement aux occidentaux et comme dans la société aborigène, la société gitane est matriarcale, et tous les membres sont des créateurs, des artistes.

Est-ce la liberté qui  vous attire chez les gitans ? Comme un moyen de soigner le monde moderne ?

Bien sur, il y a un lien a établir pour ça entre eux et l’Occident. Par la suite, j’ai rencontré Alexandre Romanès, nous nous sommes liés d’amitiés et je me permet de penser que c’est grâce à nos valeurs communes. Chez lui je retrouvais des éléments de mon histoire qui, je pense, me permettent de m’inscrire dans une continuité logique.

Etes-vous allé plus loin qu’une rencontre ? Vous-êtes vous immergé dans cette culture ?

Oui. J’aime leur idée de la famille, qui est élargie, collective. On est pas dans un schéma père, mère, fils, fille : c’est ouvert. Peut-être que celui qui remplira le rôle du père, sera l’oncle ou l’ami. Du côté occidental, c’est difficile d’avoir des rapports sains avec ses parents, il y a toujours une mémoire, une névrose, que la famille élargie permet de résoudre. J’y ai retrouvé la théâtralité, je crois que dans mon théâtre, et c’est ce à quoi je tend, j’aime l’excès. Et à la fois j’aime aussi l’épure totale, les plateaux vides où le spectateur a la possibilité de penser, de rêver, de s’interroger, car surtout il ne faut pas dire au spectateur ce qu’il faut penser. Cette liberté permet de ramener le spectateur à son intelligence, alors que malheureusement le monde moderne n’a de cesse par de multiples attraits de faire en sorte qu’on ne pense plus par nous même, pourtant c’est capital si l’on veut être heureux.

La liberté fait partie intégrante de votre travail, est-ce le seul aspect que vous intégrez ? Comment la culture gitane devient-elle outil d’interrogation ?

Je l’intègre aussi dans le rapport scène-salle. Au cirque Romanès, il n’y pas de différenciation. Comédiens et spectateurs ne font qu’un, donc il n’y pas un qui sait et l’autre qui ne sait pas. Ensemble, tous partagent une expérience. Cette dimension est importante dans mon travail. Dans Jeu et théorie du duende, la salle reste allumée un long moment au début du spectacle. À un instant donné, Mireille vient dans la salle, elle s’intègre au public. Je lui demande d’être au service du poète, donc de ne pas faire sentir aux spectateurs que « c’est comme ça qu’il faut penser », parce que cela nous éloigne de lui. On s’interroge ensemble, c’est comme ça qu’on avance.

En somme, c’est une expérience commune où chacun évolue ?

Par le biais du poétique, on atteint le politique. Et ce n’est surtout pas par une démonstration du politique qu’on atteint le politique. Dans ce type de travail ça finit toujours par les bons d’un côté et les méchants de l’autre, or notre monde est beaucoup plus nuancé. Dans Jeu et théorie du duende, Lorca relie malheur et bonheur, il relie mort et vie. Tout les jours on renaît. Il relie aussi les cultures, l’Espagne de Garcia-Lorca c’est l’Espagne arabo-andalouse, c’est l’Espagne du mélange, c’est ce qui rendait fou les phalangistes et les franquistes ! Le spectateur peut trouver avec ce texte une résonance avec ce qui se joue aujourd’hui dans un monde où les peuples sont séparés, les âges sont séparés. Alors que non ! Je peux avoir des amis de 90 ans et d’autres de 20. Je n’ai pas envie d’entretenir un racisme de l’âge ou des cultures. Je repense à la phrase de Montaigne : « un honnête homme est un homme mêlé »[6. Montaigne, Les Essais, Livre III, Chapitre IX].

Benjamin Barou-Crossman / Photo : Hadrien Volle
Benjamin Barou-Crossman / Photo : Hadrien Volle

 

Comment as-tu rencontré le texte de Garcia-Lorca ?

C’est un texte que Stanislas Nordey nous a fait lire lorsque j’étudiais au TNB. Il m’avait déjà bouleversé. Ensuite, Mireille Perrier m’a mis en scène dans un spectacle en 2012[7. « J’habite une blessure sacrée », voir notre critique ici]. En cadeau de première, elle m’a offert Jeu et théorie du duende. J’y ai vu comme un signe. Je ne crois pas en la fatalité, mais je pense que les choses les plus fortes de notre vie adviennent car on est disponible et ouvert. Cela n’est pas de l’ordre de la volonté, du « je veux, je veux ». Quand on veut trop quelque chose, on finit par s’en priver. On ne contrôle pas ce qui nous arrive et là ça s’est fait naturellement.

Qu’est que le duende ?

Le duende c’est le feu sacré, la flamme, le supplément d’âme. Quelque chose que la technique n’apportera jamais, ou alors au moyen d’une technique tellement maîtrisée que, à un moment, on peut atteindre ce feu. Mais c’est quelque chose qui ne se répète jamais, d’imprévu et d’imprévisible. Là aussi est le lien avec la culture gitane. Les gitans sont dans la vie, dans l’instant. S’ils ont envie de chanter à minuit, ils chantent ! Il n’y a pas de cadre qui les enferme, ça peut être ça le duende. Chez Garcia-Lorca, c’est aussi ce qui m’a beaucoup touché. C’est moi qui le lit ainsi, mais il me semble que le duende sublime la douleur du poète. La joie se reconquiert à chaque instant et pour cela, il faut aller la chercher au fond des tripes. Donc cela remue, cela fait mal, il peut donc il y avoir de la douleur dans le duende. Je repense à cette phrase de Genet : « on est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé »[6. Jean Genet, Le Funambule.]. Je pense ici à Garcia-Lorca, ce n’est pas de l’ordre de ma petite histoire personnelle, pour ça il y a la psychanalyse !

Mais chaque metteur en scène met un peu de lui à travers le texte de l’auteur…

Inconsciemment, peut-être, mais la base du théâtre reste le texte et l’acteur.

Ce n’est pas un peu réactionnaire que de penser encore cela aujourd’hui ?

Bien sur que non ! L’avant-garde dans nos années c’est un acteur et un texte. Aujourd’hui on met de l’image et de la vidéo de partout. Je milite pour un retour à l’essentiel. Sinon qu’ils aillent faire du cinéma ou des performances ! Les grandes histoires du théâtre viennent à la base du texte et de l’acteur non ? Le fait de ne pas imposer d’image ça n’empêche pas d’intégrer de l’imaginaire au spectacle. Le metteur en scène est au service du texte, c’est là où il existe le plus.

À propos de l’existence du metteur en scène, vous remerciez Claude Régy dans la feuille de salle. Lui connait bien la formule « un acteur et un texte ». Quelle est sa contribution à votre travail ?

Il m’a conseillé, m’a reçu chez lui pour parler de mise en scène. L’un des premiers textes qu’il ait monté c’est justement un Garcia-Lorca : Doña Rosita. À ce propos il m’a dit, « qu’est-ce que j’étais naïf à l’époque » (rires). Il a vraiment la sagesse des gens qui se sont construit leur expérience en osant.

Quels outils retenez-vous de Régy pour votre travail ?

Qu’il faut oser se planter ! Se lancer pleinement car entre deux eaux, tu es mort. Qu’il faut aller au bout de ce tu penses comme étant juste. Il m’a aussi rappelé que l’un des défauts des jeunes metteurs en scène, c’est que l’on veut trop montrer qu’on existe au moyen d’artifices qui font perdre de vue l’essentiel. Enfin, il m’a appris une chose importante en matière de direction d’acteur : tu ne peux pas faire faire à ton acteur quelque chose qu’il ne veut pas faire. Car même si tu le force, il le fera mal, consciemment ou non il y aura toujours une gêne dans sa façon de jouer ce moment là. C’est important d’entretenir le dialogue avec le comédien, celui-ci peut t’emmener sur un terrain que tu n’aurais peut-être pas soupçonné et que cela te semble juste. Il faut avoir l’humilité de se déplacer soit.

Pratique : Jeu et théorie du duende de Federico Garcia-Lorca. Au théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, 75001 Paris. Du mardi au samedi à 19h30. Durée : 1h15. Tarifs : entre 10 et 24 euros.




« Vous n’avez encore rien vu » – Cet étrange objet du cinéma

Un O.C.N.I., Objet Cinématographique Non Identifié.
C’était mon premier Alain Resnais. Ne vous attendez donc pas à des parallèles à répétition, des analogies avec ses précédents films, une analyse systématique de l’évolution de son style et de sa pensée dans le temps …

Non, vraiment, rien de tout ça. Simplement cet étrange sentiment qui gagne le spectateur tout au long de la séance. L’ennui guette, il sent qu’il aurait une place attitrée dans un tel film, personne n’oserait la lui contester. Et pourtant il guette, mais ne trouve pas l’occasion de s’immiscer dans la tête du spectateur. Car ce que nous propose Alain Resnais dans son film est une véritable performance artistique, un coup magistral tant dans l’histoire du cinéma que du théâtre.

Imaginez plutôt voir se représenter devant vous deux (voire trois) écoles du théâtre, autour d’une seule et même pièce, Eurydice de Jean Anouilh. Forcément, l’envie primaire est à la comparaison, « le théâtre classique est quand même plus fidèle », « les mises en scène modernes sont vraiment spéciales » … Vous savez ce même « spécial » utilisé par Xavier Dolan dans Laurence Anyways … Ce « spécial » passe-partout et pourtant tellement signifiant, synonyme de rejet, de dégoût.

Puis une fois la comparaison rapidement épuisée de son sens et de son intérêt, surgissent l’intérêt et la complémentarité. Il n’y a clairement pas une unique vision d’une même pièce, ni d’une même mise en scène. On touche alors à l’épineuse question de la liberté laissée à l’acteur par son metteur en scène. Et de ce que le metteur en scène recevra de la part de ses acteurs pour enrichir sa mise en scène, et la rendre unique.

Car c’est bien là l’essence de la pièce. Prétexte pris du décès d’un metteur en scène les ayant réunis par le passé pour jouer Eurydice, 14 acteurs se retrouvent en huis clos dans une cérémonie orchestrée par le majordome du défunt pour donner leur point de vue sur une mise en scène moderne de cette même pièce.

Formidable mise en abyme du jeu théâtral. Bouleversants hommages à ses acteurs, jouant leur propre rôle.
Mais jusqu’où est-ce le rôle pensé par le metteur en scène, et où commence la personnalité de l’acteur ?
Mention toute particulière et très personnelle pour quatre d’entre eux : Pierre Arditi, impressionnant, Michel Robin,  touchant,  Mathieu Amalric, inquiétant et Sabine Azéma, saisissante.

 

Réalisation : Alain Resnais et Bruno Podalydès (pour la captation Eurydice par la Troupe de la Colombe)
Scénario : Laurent Herbiet, Alex Reval1, d’après Eurydice (1942) et Cher Antoine ou l’Amour raté (1969) de Jean Anouilh
Musique : Mark Snow

Distribution:
Sabine Azéma : Eurydice 1
Anne Consigny : Eurydice 2
Pierre Arditi : Orphée 1
Lambert Wilson : Orphée 2
Mathieu Amalric : monsieur Henri
Michel Piccoli : le père
Anny Duperey : la mère
Denis Podalydès : Antoine d’Anthac
Jean-Noël Brouté : Mathias
Hippolyte Girardot : Dulac
Michel Vuillermoz : Vincent
Andrzej Seweryn : Marcellin
Michel Robin : le garçon de café
Gérard Lartigau : le petit régisseur
Jean-Chrétien Sibertin-Blanc : le secrétaire du commissaire

La troupe de la Colombe
Vimala Pons : Eurydice
Sylvain Dieuaide : Orphée
Fulvia Collongues : la mère
Vincent Chatraix : le père
Jean-Christophe Folly : monsieur Henri
Vladimir Consigny : Mathias
Laurent Ménoret : Vincent
Lyn Thibault : la jeune fille et le garçon de café
Gabriel Dufay : le garçon d’hôtel