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[Exposition] « Animer le paysage » : une expérience immersive, pour mieux sensibiliser

© Musée de la Chasse et de la Nature

A la genèse de cette exposition qui explore la piste des vivants, il y a le domaine de Belval : situé au cœur des Ardennes et créé en 1972 par l’industriel François Sommer, le site – qui a œuvré à la réintroduction du cerf –, est conçu comme un espace de dialogue entre l’homme et la nature. Accessible au public, le parc pâtit cependant de l’afflux de visiteurs : en 2001, il est contraint de fermer pour préserver son écosystème. Le domaine de Belval devient dès lors, un centre de recherche tant scientifique qu’artistique, soucieux de la biodiversité et veillant au respect d’une chasse durable. Dans cette optique, « Animer le paysage » donne la parole à des écologues, chasseurs ou agriculteurs, afin de partager leur vision de la faune et de la flore, sans préjugé. Ainsi, le parcours engage le visiteur à devenir acteur de son environnement, aussi bien culturel que naturel ; une expérience immersive, au service d’une meilleure sensibilisation ?

« Si je vous dis : « Il faut sauver la nature », vous direz sans y penser : « Oui, oui, bien sûr » – et vous passerez à autre chose de plus important. Mais si je vous dis : « Il faut défendre votre territoire ! » alors, là, vous vous mobiliserez aussitôt », explique le socio-anthropologue Bruno Latour. Dans ce constat qui souligne l’écart de sensibilité entre la notion de « territoire » et de « nature », c’est notre individualisme, tout autant que la tradition iconographique du paysage qui sont mis en perspective. Face à la nature, on demeure extérieur, aussi simplement qu’un spectateur admire une peinture de paysage : l’émotion est certes présente, mais se sent-on véritablement concerné ? Tel est le postulat défendu par cette exposition : pour prendre conscience de son écosystème et le préserver, il faut s’y confronter de manière palpable. Traquer, capter, pister, sillonner ; telles sont les actions auxquelles ce parcours incite, à travers divers témoignages, photographies ou installations numériques.

« TRAQUER », telle est la première thématique illustrée par Sylvain Gouraud : par le prisme de la chasse, l’artiste évoque la complexité des enjeux relatifs à l’aménagement d’un territoire partagé, où animaux et humains doivent cohabiter et trouver leur place. Filant la métaphore de la traque – qui consiste à se fondre dans le paysage, son installation photographique matérialise cet exercice de dissimulation : pour observer ses clichés, il faut se courber, jouer avec la perspective, l’espace et la luminosité. Son œuvre, à l’image de la nature, ne se laisse appréhender qu’au terme d’une observation attentive.

Thierry Boutonnier, Le chemin du maïs, balise n°24, 2014-2016. © Photographie Sylvain Gouraud.

Thierry Boutonnier invite ensuite, à « SILLONNER » le paysage. Lauréat du prix COAL Art et Environnement en 2010 pour son œuvre Prenez racines !, l’artiste propose ici, une réflexion sur l’interdépendance entre humain et écosystème. En s’intéressant au maïs, cette plante dont la culture compte parmi les plus productives dans les pays industrialisés, Thierry Boutonnier met en lumière le travail des agriculteurs ; avec pudeur, il dévoile leurs difficultés, et leurs craintes face à l’avenir d’un monde agricole en pleine mutation. Telle une œuvre de Land Art détournée, les témoignages qui ornent les murs évoquent avec force, ces chemins de maïs tourmentés.

Puis, l’artiste Sonia Levy et l’architecte Alexandra Arènes, proposent de « CAPTER » les mouvements des êtres vivants. Invitées au domaine de Belval pour enquêter sur les modes de vie de différentes espèces, leur travail questionne les bouleversements industriels et leur impact sur l’environnement. L’objectif, tant artistique qu’écologique, est de façonner une carte géographique d’un genre nouveau, en croisant les chemins empruntés par divers êtres vivants – qu’ils soient humains ou non. Loin des traditionnels plans inanimés, les courbes décrites par les sangliers ou les flèches rythmant les vols d’oiseaux, dessinent des reliefs singuliers qui matérialisent ce fourmillement de vitalité au sein du territoire de Belval.

Alexandra Arènes, Cartogenèse du territoire de Belval, Vidéo, 2’14 », 2016. © Alexandra Arènes. Photographie In Situ © Béatrice Hatala.

Enfin, une alcôve abrite l’installation de Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual : au rythme d’un flash lumineux qui fend l’obscurité, l’on est convié à « PISTER » la faune sauvage et ses grands prédateurs. Telle une mise en abîme, nos pas se mêlent aux empreintes animales gravées au sol ; une trace visible et matérielle, qui questionne de manière poétique l’impact de l’homme sur l’environnement.

Aussi immersive et engagée que soit cette exposition, parvient-elle vraiment à transcender la tradition iconographique du paysage ? La contemplation extérieure, s’efface-t-elle au profit d’une nature incarnée ? S’il semble difficile d’appréhender une diversité suffisante de points de vue et de pratiques artistiques en seulement quatre thématiques, il serait irréfléchi de condamner une telle démarche en faveur de la biodiversité et d’une chasse durable. La question est si fondamentale, qu’elle ne souffre aucune critique sur le fond ; sur la forme, la concision du parcours et la réussite de l’expérience sensible, seront soumises au ressenti de chacun.

© Olivier Sévère

« Animer le paysage », c’est aussi l’occasion de découvrir le projet artistique d’Olivier Sévère, développé lors de sa résidence à la Villa Kujoyama. Intitulée « Loin d’une île », l’exposition dévoile de saisissantes sculptures, constituées de fragments de roches rapportées du Japon. Là réside toute l’émotion ; dans ce déracinement des pierres, matérialisé par le morcellement que l’artiste leur inflige : il les fragmente, les mélange et les fusionne, créant de nouvelles roches composites dont la cohérence visuelle, dissimule une complexité intrinsèque et poignante.

Pourtant, Olivier Sévère reste humble face aux matériaux qu’il manipule. A travers deux vidéos – Dans ces eaux-là et En Substance, l’artiste met en valeur la force créatrice de la nature et des puissances telluriques : elles portent en elles la force du sculpteur originel, bien avant que l’homme ne façonne le paysage et n’y laisse son empreinte. Plus qu’une sage conclusion qui relie ces deux expositions, un plaidoyer salutaire, une ode au vivant.

Thaïs Bihour

« Animer le paysage – Sur la piste des vivants » et « Loin d’une île » – Les expositions se tiennent jusqu’au 17 septembre 2017 au Musée de la Chasse et de la Nature. Plus d’informations sur http://www.chassenature.org/




Moreau – Rouault : de l’atelier à la communion des âmes

Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

Initialement présentée au Japon en 2013, « Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » est bien plus qu’une exposition comparative, vouée à la confrontation de deux grands artistes. Ici, le Musée Gustave Moreau invite à un dialogue esthétique, une communion des âmes. Certes, l’histoire qui nous est contée est celle d’un enseignement artistique empli d’émulation ; mais c’est surtout un héritage sensible entre les deux hommes qui se dessine en filigrane. Ainsi, ces « souvenirs d’atelier » reconstituent dans une émouvante sincérité, ce lien privilégié entre un maître et son élève : un sentiment quasi filial.

Devenu conservateur du musée en 1902, Rouault commentera peu les œuvres de son professeur ; il exprimera en revanche sa profonde admiration pour l’homme qu’il était, dévoilant une amitié véritable. C’est ce que traduisent leurs échanges épistolaires ici exposés : Rouault, au détour d’une lettre, avoue à son maître qu’il avait été pour son art, « […] le guide, le meilleur et le Père » ; et Moreau de lui répondre qu’il plaçait en son cher élève, « la plus extrême confiance dans [son] bel avenir ».

Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

De cette osmose, l’exposition met en lumière quatre thématiques iconographiques – communes ou dissonantes : paysages, représentations de la femme, visions du sacré et matérialité de l’œuvre, prendront place au fil des salles.

Mais au commencement, se situe l’atelier d’artiste et sa cohorte d’élèves ; nous sommes en 1892, et Moreau succède à Elie de Delaunay comme professeur à l’Académie des Beaux-arts. Son enseignement artistique qui se veut libre de tout carcan, émancipateur et imaginatif, lui vaut d’être jugé trop subversif par ses collègues. Hors des sentiers battus et réfractaire aux dogmes académiques, il encourage ses élèves à se démarquer. Et dans les œuvres de Rouault, transparaît cette richesse : certes l’inspiration qu’il puise chez son maître est palpable, mais sa créativité transperce la toile. Cela, Moreau le perçoit rapidement. Il décèle chez son élève, un réel talent pour la couleur et la matière, ainsi qu’une grande maîtrise picturale du clair-obscur inspiré de Rembrandt – déjà visible dans Christ mort pleuré par les saintes femmes.

Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

Dès lors, il le pousse à participer aux concours, à exposer au Salon des artistes français ou de la Rose+Croix. Grâce à la confiance qu’il place en lui, Rouault obtient sa première commande concernant deux peintures allégoriques, destinées à orner l’escalier d’honneur d’un hôtel particulier. Ces décors baptisés Stella Matutina et Stella Vespertina, sont mis en  parallèle avec une variante de la toile Jupiter et Sémélé de Moreau : ici, la fascination que Rouault éprouvait pour la palette chromatique de son maître est saisissante.

Cette influence mutuelle, entre onirisme, mythologie et réalité, est tout aussi manifeste dans les paysages qu’ils peignent. Mais osera-t-on parler de « peinture de paysage », pour un artiste comme Moreau ? Lui qui ne considérait ces décors naturels que comme des cadres, des toiles de fond destinées à abriter des sujets bibliques ou mythologiques. A l’inverse de ses contemporains,  il ne s’essaye guère à la peinture en plein air ou sur le motif : la nature qu’il esquisse n’est qu’imaginaire, et fruit d’habiles reconstitutions. Sous nos yeux, l’huile sur toile Thomyris et Cyrus – dont le sujet est emprunté à Hérodote, illustre ce cruel désenchantement du paysage entre rêve et matérialité : dans un panorama fugitif et inquiétant, comme rongé par une beauté chimérique, se déroule une scène aussi sanglante qu’inéluctable. En regard, Le Bon Samaritain de Rouault, dévoile une obscurité redoutable, funeste linceul d’un homme battu et laissé pour mort par des voleurs. Et chez le maître comme chez l’élève, l’évanescence de la scène confère à la poétique de l’œuvre, l’empreinte de l’illusion.

Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,hHuile sur toile, S.b.d - Gustave Moreau - H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot
Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,huile sur toile, S.b.d – Gustave Moreau – H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot

 Pour autant, l’œuvre de Rouault n’est pas exempte de tout réalisme, notamment lorsqu’il peint des figures féminines. C’est probablement à travers cette section dédiée à la « Pécheresse, la courtisane, et la fille », que la rupture picturale avec son maître est la plus manifeste.

Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015

Si les femmes ébauchées par Moreau, se confondent dans l’inébranlable archétype d’une silhouette lisse et idéalisée, les modèles de son élève en appellent à la vie-même et à la rue. Sous ses pinceaux, les « filles de joie » aux corps lourds retrouvent cette part d’humanité que des artistes comme Toulouse-Lautrec ou Degas, leur ont sarcastiquement déniée : chez Rouault, l’empathie  se lit dans leurs traits disgracieux ; et dans sa palette de couleurs, se déploie une beauté dissonante qui érafle les canons esthétiques si bien-pensants. Chrétien, il ne condamne pas la pécheresse, mais les hommes qui l’ont réduite à cette condition, ainsi que le péché lui-même : « Au fond des yeux de la créature la plus hostile, ingrate ou impure Jésus demeure », dira-t-il.

Courbatue et souffrante, mais capable d’un indicible éclat, voilà l’Humanité telle que Rouault la perçoit. De son iconographie religieuse, affleure une infinie compassion, teintée cependant d’une honnêteté sans fard : quand les âmes sont mises à nu, la beauté physique n’est plus qu’un masque dissimulant la laideur morale ; les figures qu’il peint deviennent alors grotesques, véritables caricatures de l’hypocrisie de ses contemporains. En miroir, l’art sacré de Moreau s’apparente davantage à une spiritualité cérébrale, une manière de combler ses angoisses métaphysiques.

Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

En effet, si son vocabulaire pictural emprunte au christianisme, il puise aussi dans le registre déiste ou syncrétique, tout en s’inspirant des écrits de Blaise Pascal et des philosophes jansénistes de Port-Royal. Une angoisse théologique qui transparaît d’ailleurs, dans sa toile Sainte Cécile : plongée dans l’obscurité, cette dernière semble faire face à une vision spectrale bien plus qu’au traditionnel ange. L’exposition esquisse d’ailleurs un parallèle pertinent avec l’aquarelle L’Apparition, où la tête coupée de Jean-Baptiste apparaît en halo devant Salomé ; une subtile évocation de ces séductrices bibliques qui avaient bien souvent les faveurs de l’artiste.

De Moreau et Rouault, de cette amitié, de leur passion de la matière et de la couleur, « Souvenirs d’atelier » dresse un portrait touchant et habilement maîtrisé : jamais le talent de l’un n’obscurcit le génie de l’autre. Et comme si le maître veillait encore sur son précieux élève, on trouvera ici un peu plus d’œuvres de Rouault ; mais que l’on se retourne, et l’atelier de Moreau prend vie sous nos yeux.

De ce parcours, émerge enfin une envie singulière : celle d’en savoir plus sur ces deux artistes qui leur vie durant, partagèrent à travers l’amour de l’art, un respect des plus sincères.

Thaïs Bihour

« Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » – L’exposition se tient jusqu’au 25 avril 2016 au Musée Gustave Moreau. Plus d’informations sur http://musee-moreau.fr/