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« Children of nowhere », ode synesthésique à la vie

Copyright : E. Worinoff
Copyright : E. Worinoff

Les revenants, les fantômes, les oubliés de lieux cachés, inexplorés ou délaissés par l’Homme, voilà ce qui intéresse Fabrice Murgia dont la quête de silence l’a mené aux confins de mondes désertés par l’Histoire. Après avoir erré en Amérique à travers le Texas, l’Arizona et autant d’États invisiblement saturés de villes fantômes, le jeune metteur en scène, s’est arrêté dans l’un de ces lieux aux frontières de l’Histoire pour créer « Children of nowhere », second épisode de Ghost road, projet initié en 2012. Ce sont les rescapés qui préoccupent Fabrice Murgia, « los vivos » de Chacabuco (Chili), une ancienne cité minière abandonnée après avoir été un camp de concentration de prisonniers politiques, grand théâtre d’atrocités silencieuses et envers du décor, dès 1973, de la dictature de Pinochet. Partisan d’un théâtre documentaire, dans un monde gorgé d’informations qui prétend ne plus laisser de place à l’inconnu, le metteur en scène bouscule les codes et fait du théâtre un outil médiatique aux vertus poétiques pour dire l’oubli.

Dès le début, l’aspect documentaire de la pièce vient frapper le public, sur le rideau noir clôt est projeté à une échelle gigantesque le témoignage d’une jeune anonyme, fille de rescapés résidant désormais en France, qui a vécu l’expérience d’un silence historique. Chacabuco ? « Je m’y intéresse parce qu’on n’en a jamais parlé » dit-elle comme sommant de lever de rideau. Commence alors l’immersion dans ce lieu et cette histoire, notamment grâce à la vidéo puisqu’en continu sont projetés sur une toile de tulle, dans un souci de transparence avec le décor quasi inexistant et ses acteurs, des confessions d’anonymes en alternance avec des vues aériennes ou paysages de cette ville désertique. Sur une scène couverte de sable, continuité matérielle du visuel à l’écran, Viviane de Muynck trône sur un siège abimé, interprète et maître d’orchestre de cette histoire qu’elle met en abyme. Derrière l’écran, et sous forme d’ombres chinoises, est présent un quatuor de violoncelles, jouant les bruits de l’histoire et accompagne tantôt la vidéo, tantôt l’actrice ou le chant de la soprano, Lore Binon, évoluant sur scène comme un spectre vocal en stimulation vibratoire constante nos sens.

La rencontre de tous ces arts, des temporalités et de leur incessante transparence voulue par Fabrice Murgia fait de la scène un lieu de recherche poétique qui n’a même plus l’Histoire ni les mots comme limites. Loin de produire une distance, la vidéo sert le jeu, notamment celui magistral de Viviane de Muynck d’un charisme poignant dans son rôle, dont la présence scénique est dédoublée à l’écran. Ce que l’on voit de face sur scène nous est ainsi montré de profil en simultané comme si rien ne pouvait arrêter la vérité, ce vent rendu sonore qui souffle sur l’Histoire sans toujours réussir à l’ébranler pour autant. Dans « Children of nowhere », le vent secoue le sable, fait parler le silence et laisse entendre la liberté. À Chacabuco, la liberté n’était rien d’autre qu’un jeu social, les prisonniers y avaient d’ailleurs élevé un théâtre et une cabine téléphonique imaginaire pour jouer la liberté et se sentir vivants. Aujourd’hui « los vivos » sont libres mais perdus, seul un pèlerinage dans le désert pour certains peut aider à retrouver les preuves d’un temps vécu mais révolu. Vingt ans de leur vie passée emprisonnés à se raconter des histoires avec les nuages, les étoiles et vingt centimètres de plancher ou de charpente. Cette charpente encore debout où l’un des leur, Oscar Vega, se pendit en désespoir de cause et que seule une petite plaque commémore encore en plein désert. La Mémoire de ces naufragés sauvés par la poésie ne mérite-t-elle pas plus que cela ? Voués à la résilience, au « détachement sans attachement », les rescapés de Chacabuco doivent affronter le choc des gens qui ne savent pas ce qui a eu lieu. Ainsi, l’Histoire est davantage ce que l’on ne sait pas que ce que l’on en sait ou l’on en fait, à en croire cette pièce qui parvient à dire le manque. Dans une atmosphère toujours sombre ou aveuglante, Fabrice Murgia humanise l’Histoire muette et constellée en créant une synesthésie qui parfois fait délibérément frôler l’inconfort. Que ce soit en invoquant le chant ou la poésie de Neruda, il ouvre des plaies maintenues ouvertes par l’ignorance, que le temps ne peut en rien, seul, aider à refermer.

Le résultat, d’une rare intensité, est sublime, subtil, et toujours esthétique sans jamais montrer la violence. Tout appelle le spectateur à s’offrir au désert devenu lieu de quête identitaire pour beaucoup de chiliens, à y regarder les étoiles, en choisir une et tenter de comprendre les « enfants du désert », ces égarés qui courent pour oublier, travaillent sans cesse et racontent des histoires pour oublier leur histoire sans histoires.

« Children of Nowhere (Ghost road 2) », texte et mise en scène de Fabrice Murgia, interprétation de Viviane De Muynck, jusqu’au 6 février 2016 au Théâtre National-Bruxelles, Boulevard Emile Jacqmain 111, 1000 Bruxelles, Belgique. Puis Théâtre Jean-Vilar, Vitry-sur-Seine les 12 et 13 février. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatrenational.be/




« Escuela », une école de la Révolution

escuelaweb

Escuela est une pièce montée à l’occasion de l’anniversaire des quarante ans du coup d’état militaire ayant renversé Allende. Le spectateur est invité du côté des rebelles, dans une planque de révolutionnaires en herbe (ou terroristes, tout dépend du point de vue), pour apprendre les rudiments de la conspiration au moyen d’exemples concrets et de diapositives. Tous cagoulés, on devine deux hommes et trois femmes.

Ils vont dérouler leurs motivations, leurs rêves d’un pays nouveau, encouragés par une vision marxiste du monde où le bourgeois est forcément mauvais. Ils étayent leurs désirs de changement en dénonçant l’exploitation de l’homme par l’homme qui s’est construit un capital en volant les terres des Mapuches…

La vision binaire n’évoluera pas : on est dans un univers où l’antagonisme du pauvre est le riche, avec un appel fort aux « consciences de classes » mais où finalement, on se demande ce que l’on ferait si l’on avait le pouvoir.

La richesse du spectacle réside dans le texte et la justesse des acteurs qui l’interprètent. Les descriptions des sentiments, du maniement des armes, du monde dans lequel ils vivent, du pourquoi il est nécessaire de se révolter est d’une précision cynique, méticuleuse, médicale, qui pêche parfois en longueur. Mais la naïveté des questions des apprentis est d’un comique rare, on pense aux personnages du film We Are Four Lions de Chris Morris. Si l’absurde était un citron, Calderon le presserait jusqu’à l’écorce.

Le soir de la première (8 janvier 2015), l’auteur metteur en scène met en garde le public sur les rapprochements que l’on pourrait faire avec les attentats du 7 janvier à Paris. Une façon d’accompagner (un peu trop !) le public, mais aussi de ne pas le choquer. Or, le rapprochement avec tout type de fanatisme ne se fait pas entre les personnages de Calderon. Ils n’ont rien de barbares, il s’agit juste d’une bande de civils effrayés par une dictature militaire. Pas un instant les personnages ne nous font peur, on est naturellement et moralement du côté de ces idéalistes. Peut-être parce que le spectacle manque un peu de nuance, mais grâce au rire, on lui pardonne !

Lire aussi, notre critique des pièces de Guillermo Calderon jouées au Festival d’Automne en 2012, à Paris. 

« Escuela » de Guillermo Calderon, mise en scène de l’auteur, jusqu’au 17 janvier dans la petite salle du Théâtre de la Cité Internationale, Cité Universitaire (75014, Paris). Espagnol surtitré en français. Du lundi au samedi à 20 h 30. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredelacite.com




Guillermo Calderon met en scène le travail de mémoire chilien

Villa + Discurso sont en fait deux pièces politiques du chilien Guillermo Calderon. L’une est une discussion entre descendantes de victimes de la Villa Grimaldi. Lieu de torture sous la dictature de Pinochet. Celles-ci ont pour mission de réfléchir à l’avenir du lieu. L’autre met en scène les mêmes actrices, où elles jouent toutes les trois le rôle de Michelle Bachelet, présidente du Chili entre 2006 et 2010. Le lien physique n’est pas étranger entre les deux textes : Michelle Bachelet a elle-même été détenue dans la Villa Grimaldi.

 Travail de mémoire

Autour d’une table, elles viennent de se rencontrer. Et pourtant ces trois jeunes filles doivent trouver que faire de cet ancien palais de l’horreur qu’a incarné la « Villa ». Créer un lieu de mémoire ? Détruire ces murs qui ont vu les pires souffrances ? Le vote à bulletin secret n’a rien donné, l’une a voté blanc et les deux autres ont voté pour des options différentes. Elles essayent alors de trouver une solution par la discussion.

Des paroles, il y en a malheureusement un peu trop dans cette pièce. Créée à l’origine pour être jouée dans les lieux de torture du Chili, la mise en abîme est écartée sur les planches d’un théâtre. Les échanges sont longs et très argumentés. Pas forcément passionnants, on a vite la sensation que ça tourne en rond. Les mêmes réflexions reviennent sans cesse. On assiste à une bataille de sophistes. L’une veut créer un musée d’art contemporain au grenier, l’autre veut équiper un sous-sol de Macs pour que des vidéos sur les vies des victimes défilent.

Certes, par ces mots, elles interrogent le travail de mémoire difficile au Chili où la justice est loin d’avoir été rendue. Comment respecter celles de ceux qui ont disparu et comment préserver les prochaines générations de telles horreurs. Travail nécessaire outre-Atlantique, mais processus déjà bien connu en Europe, notamment à cause de la guerre de 39-45. Ici les héroïnes tâtonnent. L’approche choisie par Calderon est très naïve, celle d’enfants qui réfléchissent au passé de leurs parents.

Il y a peu d’action, la mise en scène est statique, c’est une réunion autour d’une table, les verres d’eau qui s’empilent sont le temps qui passe. A tour de rôle, elles vont aux toilettes et les deux restantes tentent de savoir qui a voté blanc lors des premières minutes de la pièce. Elles tentent de se manipuler, chacune y met de sa vie personnelle pour convaincre les autres jusqu’à ce qu’elles se rendent compte qu’elles ont un terrible point commun…

Les adieux d’une politique

Une brève transition plus tard et nous voilà face à trois visages qui ne sont qu’un seul personnage, celui de Michelle Bachelet. Un carré de lumière sur scène délimite le pupitre. Un verre d’eau est posé au sol, comme un outil indissociable du bon fonctionnement du disours. Michelle sont là, face à nous, et là, l’exercice est sublime. Si on peut piquer du nez pendant la première partie, la seconde nous tient en haleine avec force.

La présidente a décidé de ne pas suivre son discours écrit pour faire ses adieux au pays, elle veut se laisser aller. Exprimer librement les trois faces de sa personnalités, trois visages et une multitude d’expressions possibles. En pratique et sur scène, ça donne des croisements de phrases, parfois l’une commence, l’autre hésite et la dernière tranche. D’autre fois, c’est dit à l’unisson. C’est excellent et on voit là tout le talent de ces jeunes actrices.

Elles sont une femme politique rêvée : sincère, cordiale, mais avec ses travers, en un mot, humaine (enfin!). On l’imagine aisément partageant notre vie. Un peu pessimiste, surtout réaliste, drôle bien sûr.

Finalement, Villa + Discurso c’est une première partie éprouvante, une seconde captivante. Peut-être un peu longue, un peu trop de gauche aussi (les personnages se déclarent comme tels toutes les trois phrases), mais c’est un travail intéressant qui mérite, si ce n’est de l’intérêt, une belle curiosité.

Pratique : Dans le cadre du Festival d’Automne, jusqu’au 19 octobre au théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses (18e arrondissement, Paris) – Réservations par téléphone au 01 53451717 ou sur www.festival-automne.com/ / Spectacle en espagnol surtitré en français.

Durée : 2 h 15

Texte et mise en scène : Guillermo Calderon

Avec :  Francisca Lewin, Macarena Zamudio, Carla Romero