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Sombre confession d’un « Amok » au Théâtre de Poche

Copyright : Wesley Bodin
Copyright : Wesley Bodin

Seul sur scène, Alexis Moncorgé performe dans le rôle du jeune médecin allemand de retour de Malaisie, héros de la nouvelle de Stefan Zweig « Amok ». Ecrite en 1922, elle est adaptée et mise en scène par Caroline Darnay.

Une chaise et quelques caisses empilées ça-et-là dans une semi-obscurité, tel est le décor relativement dépouillé qui compose le pont d’un bateau sur lequel un homme fait son entrée. Perdu, abandonné à une solitude qui le ronge après avoir passé cinq années dans la jungle et dix jours sans parler, c’est le cœur lourd et les yeux troubles que le jeune médecin, incarné par Alexis Moncorgé, prend le temps de toiser son public avant de se lancer dans une lourde confession avec une prestance incroyable.

La nouvelle de Zweig, comme nombre de ses écrits, est sombre. A ce titre la mise en scène colle au pouvoir oppressant du texte, dans la mesure où la scène est laissée presque vide et de par son faible éclairage devient l’espace mental du personnage. Un homme en constante auto-analyse de son état. Alors qu’il vivait dans la jungle, à des jours de la ville la plus proche, il reçut la visite inattendue d’une aussi élégante que méprisante lady cherchant le plus discrètement possible à avorter après avoir trompé son mari. Moyennant 12 000 florins, elle demande au médecin de s’en occuper, ce qu’il refuse, jubilant à l’idée de se faire supplier par cette femme détestable qu’il se prend pourtant à follement désirer. Une obsession qu’il compare à l’« amok », comportement qui, dans la culture malaise, renvoie à un accès de violence et de vengeance subit. Ainsi, face au refus et à l’urgence, la jeune femme finit par mourir des suites d’une opération clandestine qu’une vieille chinoise lui fait subir, en désespoir de cause.

C’est donc seul sur le plateau qu’Alexis Moncorgé parvient, grâce à un jeu convaincant, à incarner la détresse, le délire mental, la culpabilité de cet homme. Il en narre toute l’histoire, au moment où il se trouve en route pour l’Angleterre. Sur ce bateau qui transporte le cercueil de cette femme à qui, malgré tout, il promit de sauver l’honneur, au point de vouloir sombrer avec son secret. Par cette longue et fatale confession, l’acteur et petit fils de Jean Gabin se révèle époustouflant tant il s’approprie le texte de Zweig que l’on croirait avoir été pensé pour être ainsi joué.

En revanche, au delà de cette touchante interprétation, la mise en scène, elle, se révèle en partie décevante. Si les jeux d’ombres qui contribuent à dédoubler la folie du jeune médecin et l’utilisation d’un rideau noir en fond pour créer une impression d’isolement sont très esthétiques et maîtrisés, on regrette quelques choix de Caroline Darnay. Alors qu’elle a misé sur un décor réduit à l’essentiel et a admirablement dirigé Alexis Moncorgé, on regrette en effet les élans de didactisme et ses effets sonores souvent davantage risibles qu’au service le pathos de la situation. Au contraire, cela surcharge inutilement l’action tant la simplicité des décors et la force du jeu d’acteur sont appréciables.

Quoi qu’il en soit, plus que l’essence du texte, toute l’atmosphère et la folie du personnage de Zweig sont restituées. Et ce dès les premières minutes où l’on comprend que la seule libération possible pour ce torturé épris d’une femme dont il se sent coupable de la mort, serait de sombrer dans les abimes de ce rideau de fond noir, qui clapote comme la mer agitée.

« Amok », de Stefan Zweig, adaptation et mise en scène de Caroline Darnay, jusqu’au 30 avril 2016 au Théâtre de Poche, 75, boulevard du Montparnasse, 75006 Paris. Durée : 1 h 15. Plus d’informations et réservations sur www.theatredepoche-montparnasse.com.




Le Poche-Montparnasse à « Huis-Clos »

Huis Clos - Jean-Paul Sartre - Daniel Colas
Copyright : Brigitte Enguerand

Alors que Chère Elena occupe le rez-de-chaussée, le théâtre de Poche-Montparnasse accueille en sous-sol, Huis-Clos, œuvre dramatique la plus célèbre de Jean-Paul Sartre. De ce classique, le public retient souvent l’une des dernières phrases, « l’enfer, c’est les autres ». La formule reprise, débattue parfois, incomprise souvent, est ici remise dans son contexte, à savoir un huis-clos infernal pour trois personnages en un acte et cinq scènes, qui, ensemble, font de cette expression une évidence.

Joseph Garcin est accompagné en enfer par un garçon d’étage. Seul, il découvre le lieu où il va passer l’éternité. Un endroit démythifié, sans pals et sans entonnoirs de cuir ; un espace où sont installés trois canapés, un coupe-papier et un bronze de Barbedienne, peut-être Dante ou Aristote. Pas de miroir ou de brosse à dent : les accessoires de la vanité sont laissés aux vivants. Rapidement, l’homme est rejoint par deux femmes : Inès puis Estelle.

Chacun des personnages a une approche différente de son nouveau lieu de villégiature. Si Joseph, vieux-beau, est désabusé, Inès déjà mauvaise de son vivant, se sent dans son élément. Estelle, belle jeune femme narcissique est inquiète et angoissée. Ceux qui se sentent innocents se laissent peu à peu aller à la résignation et finissent par admettre leurs méfaits terrestres.

Huis Clos - Jean-Paul Sartre - Daniel Colas
Copyright : Brigitte Enguerand


Ensemble, ils forment une sorte de mariage forcé, composé de trois caractères très différents. Soumis aux jugements de chacun, ils sont les artisans de leur propre supplice et de celui des autres. Les pals et autres instruments de douleurs semblent bien doux comparés à l’idée de passer l’éternité en compagnie d’autres personnes détestables pour soi-même. Difficile d’imaginer plus cruel supplice. De plus, la vie qui continue sur terre hors de leur contrôle, est aussi une torture ; car ils accordent encore de l’importance à l’existence des vivants par rapport à eux-mêmes, bien qu’ils soient libres de n’y accorder aucune attention. Tout cela constitue un manifeste existentialiste important, d’une grande limpidité dans cette mise en scène de Daniel Colas.

On entend très bien le texte qui, à lui seul, mérite de voir ce spectacle. On assiste à une évolution du langage signifiante : d’abord très beau, poli et lisse au début (les morts sont appelés « les absents »), il finit dans un registre familier parfois violent dans la dernière partie.

L’espace étant restreint, le public est très rapidement pris dans l’angoisse et l’enfermement avec les acteurs. On subit l’huis-clos. Un décor sobre et familier contribue à la création de cette ambiance prenante. On y entre avec joie, on en sort avec soulagement et peut-être plus libre dans nos rapports avec « les autres ».

 

« Huis-Clos » de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Daniel Colas, jusqu’au 11 janvier au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse (6e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredepoche-montparnasse.com/.




Honnêteté VS Envie

© Pascal Gely
© Pascal Gely

Une nuit, dans la Russie communiste. Quatre élèves viennent sonner à la porte de leur enseignante de mathématiques, seule le soir de son anniversaire, des cadeaux à la main. Vivant une existence pauvre et difficile, Elena (Myriam Boyer) est touchée par cette attention et invite les jeunes gens à entrer. Ces derniers exploitent ainsi la gentillesse et le bon sentiment humain de leur professeur afin de s’introduire dans son intimité par malice. On pense immédiatement à « Orange Mécanique » de Kubrick où Alex et ses drouguies (néologisme construit sur le mot russe « droug »!) prétextent une panne d’essence afin de pénétrer chez leur victime.

Le but avoué est d’obtenir la clé du coffre où sont conservées les copies d’examen final, afin de corriger celles-ci pour avoir la meilleure note possible, et ainsi accéder à leurs rêves d’études. Les cajoleries et les gentillesses envers leur hôtesse ne suffisent pas. Très vite, on sent par des intonations et des phrases, les pensées horribles qui naissent dans l’esprit des visiteurs. De la douceur du champagne, on passe à l’horreur des menaces jusqu’aux violences les plus sombres.

On apprend aussi que le leader du groupe, Volodia (François Deblock), s’est mis en tête d’obtenir la clé uniquement par défi. Mais Elena est une Antigone moderne, et ce dernier l’a compris. Plus on essaye de l’atteindre, plus son héroïsme grandit : seule la torture d’un autre être sous ses yeux peut la faire ployer.

Volodia : « La morale est une notion humaine, donc relative ».

Tout au long de ce jeu malsain, on entend les regrets et les inquiétudes de chacun. Pour Lialia (Jeanne Ruff), le jeu va trop loin et n’en vaut pas la chandelle. De Pacha (Gauthier Battoue) et Vitia (Julien Crampon), on sent la gène qui les bride de commettre l’irréparable. Ils sont en fait les objets d’un François Deblock machiavélique. Ce dernier incarne ici un brillant manipulateur en herbe assoiffé de victoire.

Durant ce drame, Eléna est sincère, attachée à ses principes d’honnêteté. Une idéaliste qui croit en l’humanité et en l’URSS. Face à elle, la jeunesse russe rêve de richesse, de liberté et fustige les gens qui pensent mais n’agissent pas.

De ce huis-clos jaillissent tous les problèmes qui opposent l’ancienne et la nouvelle Russie. La situation extrême est propice à délier les langues. On échange sur les questions sociétales plus profondes, sur l’alcoolisme, le désir d’une vie plus légère. Ce texte est la critique d’un régime qui a beaucoup déçu, les jeunes rêvent de mettre l’honneur à mal au profit d’un monde plus rock and roll. On a l’impression de voir naître devant nous les oligarques Russe actuels : obsédés par l’argent et le pouvoir à tout prix. Sauf que les élèves d’Eléna, conscients d’être allés trop loin, quittent l’appartement en laissant la probabilité d’une reconstruction. Inquiétant.

Cependant, on regrettera un texte parfois un peu trop explicatif, reflet d’un monde et de préoccupations aujourd’hui éloignés. Essayer de transposer cette situation aux grandes questions sociales modernes, c’est commettre un solécisme théâtral : on comprend ce qu’elle nous raconte sur le monde actuel, mais la manière de le dire est un peu maladroite.

« Chère Eléna » de Ludmilla Razoumovskaïa, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse (6e arrondissement), du mardi au samedi à 21h. Dimanche à 15h. Durée : 1h40. Plus d’informations sur www.theatredepoche-montparnasse.com/.




Un « bois lacté » traversé par un fleuve d’émotions

© Pascal GELY
© Pascal GELY

Avec « Le bois lacté », Dylan Thomas signait une pièce poétique [1. La pièce a été créée pour la radio en 1952]. Les mots y sont utilisés pour créer un imaginaire qui transporte le lecteur/spectateur comme un fleuve drague une multitude d’objets. On est pris dans le courant de la journée d’un village Nord-Américain où 63 personnages (jouées par 7 acteurs), laissent à voir leur intimité jusque dans ses méandres les plus profondes. Le texte, difficile au premier abord, est dit de façon claire. Il ne faut pas chercher à comprendre à tout prix : les images parlent d’elles-mêmes et, pour nous aider, celles-ci se succèdent dans une structure temporelle et spatiale bien définie.

Chacun des protagonistes décrit son existence, donne son regard sur lui-même dans des situations simples, récurrentes. Tantôt dans une diction narrative, tantôt vivant l’action. Il n’y a pas d’ordre d’importance entre eux. Tous égaux face à la vie ! Chacun ses rêves, ses relations… L’une est maniaque, seule dans sa grande maison, l’autre est alcoolique et il vit une histoire physique avec une jeune femme dans la forêt. L’un tente depuis des années de tuer sa femme, l’autre voit l’amour quand il regarde le village chaque matin. Finalement on est ensemble, mais chacun dans son monde et chacun dévoile son jardin secret.

Stephan Meldegg réussi là une prouesse de mise en scène en faisant jouer cette galerie de personnages sur la (toute) petite scène du théâtre de Poche. La plupart du temps, tous les comédiens sont sur le plateau. Parfois, seul l’un d’entre eux déclame, parfois ils s’animent tous ensemble pour créer une ambiance propice à soutenir la narration : équipage d’un navire, troupeau de chèvre, pilliers de comptoirs, visite touristique… Ce parti prix d’occupation de l’espace ressert d’autant plus l’attention autour des mots.

Finalement, c’est un véritable conte qu’il nous est proposé de vivre dans ce « Bois lacté », une histoire au long cours qui prendra qui veut bien se laisser happer, un moment où il y a autant d’émotions à vivre que de personnages à rencontrer.

Pratique : Jusqu’au 8 décembre 2013 au théâtre Poche-Montparnasse, 75 bd du Montparnasse, 75006 Paris – Réservations par téléphone au 01 45 44 50 21 ou sur www.theatredepoche-montparnasse.com / Tarifs : entre 10 € et 35 €.

Durée : 1 h 30

Texte : Dylan Thomas

Mise en scène : Stephan Meldegg

Avec : Rachel Arditi, Jean-Paul Bezzina, Sophie Bouilloux, Attica Guedj, César Méric, Jean-Jacques Moreau, Pierre-Olivier Mornas