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[THÉÂTRE] Puisque tout le monde doute «Que faut-il dire aux hommes ?»

Que faut-il dire aux hommes ? Pour le dernier volet de son triptyque dédié aux parcours de vie hors normes, Didier Ruiz interroge la croyance. Pas de polémique, pas de scoop, mais un joli nuancier de propos sur la spiritualité.

Le sujet est sensible, si ce n’est inflammable. Mais il semble avoir fasciné le metteur en scène Didier Ruiz, qui a trouvé la solution pour l’aborder à fond. Ceux qui nous parlent sont des hommes et des femmes de foi. Ils sont tous animés par leur religion, et c’est ce même attachement à la croyance, aux rites, qui les caractérise. Le témoignage et les mots de ces acteurs (qui jouent leur propre rôle) produisent le meilleur des effets, même auprès des athées. Ils leur épargnent sacerdoce et prosélytisme de  comptoir, et obtiennent leur attention.

Les mots surgissent, de même que les personnages rentrent sur scène, baignés dans des lumières simples et délicatement orchestrées par Maurice Fouilhé. Et cette douceur agit comme fil conducteur entre trois tableaux d’un même ensemble formé par Une si longue peine —où des condamnés à de longues peines de prison se racontaient sur scène —, Trans (més enllà) — qui donnait la parole à des personnes transgenres —,et Que faut-il dire aux hommes ?.

Suite et fin d’une trilogie éclatante

Cette fois, ils et elles partagent le récit de leurs vies, semblables à bien peu d’autres. Une pasteure protestante assoiffée de liberté nous plonge dans la genèse de sa vocation. Un chamane revient sur son trip à l’ayawaska, tandis qu’un juif relate son épique bar-mitzvah. Un musulman, une nonne, un bouddhiste et un moine, prennent aussi la parole afin que les spectateurs élargissent leurs esprits. 

Car qui peut se targuer d’avoir rencontré en une vie autant de diversité ? C’est un des atouts majeurs de cette petite heure et demie passée assis dans le noir. Et pour vous en convaincre, on ne jouera pas ici de citations isolées, car le risque est trop grand de les rendre plus petites que ce qu’elles ne renferment. De même que mettre des mots sur la foi menace de la réduire.  Ainsi, le travail de Didier Ruiz, de Toméo Vergès et d’Olivia Burton, échappe à la platitude et provoque un spectacle fort qui ne verse jamais dans un miel dégoûtant. Aucun des témoins ne cherche à convaincre, ni à brosser qui que ce soit dans le sens de ses convictions. Avec la simplicité de celles et ceux qui placent leur existence entre les mains de Dieu, d’Allah, ou de Bouddha, un récit émerge : celui des origines, des embûches, des doutes et des bonheurs liés à ce fameux «je crois».

Si chacun de ces spectacles de la trilogie offre au public l’occasion de s’émouvoir du réel, ce dernier volet donne un supplément d’âme à un triptyque majestueux. Ce qui s’y joue est si humble que cela en devient grand. Et ce moment s’achève comme il a commencé, dans un souffle dont on ne sait ni l’origine, ni le destin, et qui nous effleure pudiquement jusque dans d’intimes questionnements.

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Que faut-il dire aux hommes ?, mis en scène par Didier Ruiz

Durée estimée : 1h30

Du 18 au 22 mai au Théâtre de la Bastille, à Paris

Retrouvez les dates de tournée sur le site de La Compagnie des Hommes

Crédit photo : Émilia Stéfani-Law




[Agenda] Exposition : Ciao Italia. Un siècle d’immigration et de cultures italiennes en France (1860-1960)

« Ciao Italia. Un siècle d’immigration et de cultures italiennes en France (1860-1960) »

Exposition au Musée de l’histoire de l’immigration

À partir du 28 mars 2017

Famille napolitaine Boulevard Saint Germain Paris 1880 © Galerie Lumières des Roses
Famille napolitaine Boulevard Saint Germain Paris 1880 © Galerie Lumières des Roses

Dominique Païni, Commissaire d’expositions indépendant
Stéphane Mourlane, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille
Isabelle Renard, Responsable de la collection d’art contemporain au Musée national de l’histoire de l’immigration
Avec Ciao Italia, exposition présentée à partir du 28 mars 2017, le Musée national de l’histoire de l’immigration rend compte pour la première fois à l’échelle nationale, de l’histoire de l’immigration italienne en France, qui reste à ce jour la plus importante de l’histoire française.
Dès la seconde moitié du 19e siècle et jusque dans les années 1960, les Italiens furent les étrangers les plus nombreux dans l’Hexagone à venir occuper les emplois créés par la croissance économique.
Aujourd’hui célébrée, leur intégration ne se fit pourtant pas sans heurts. Entre préjugés dévalorisants et regards bienveillants, l’image de l’Italien en France se dessina sur un mode paradoxal et leurs conditions d’accueil furent difficiles.
Entre méfiance et désir, violences et passions, rejet et intégration l’exposition traduit les contradictions spécifiques de l’histoire de cette immigration tout en mettant en lumière l’apport des Italiens à la société et à la culture françaises.

Fête de bienfaisance organisée par la Société italienne de Bienfaisance de Paris le 3 mai 1924. Leonetto Cappiello © Pierre Cappiello
Fête de bienfaisance organisée par la Société italienne de Bienfaisance de Paris le 3 mai 1924. Leonetto Cappiello © Pierre Cappiello

Jouant des clichés et préjugés de l’époque et rappelant la xénophobie dont ils étaient victimes, l’exposition s’attache à retracer le parcours géographique, socio-économique et culturel des immigrés italiens en France du Risorgimento des années 1860 à la Dolce Vita célébrée par Fellini en 1960.

Abordant tout à la fois la religion, la presse, l’éducation, les arts, la musique et le cinéma, les jeux et le sport, ou encore la gastronomie, elle donne à voir tous ces Italiens, ouvriers, mineurs, maçons, agriculteurs, artisans commerçants ou encore entrepreneurs qui ont fait la France tout en rendant hommage aux plus connus d’entre-eux à l’instar d’Yves Montant, de Serge Reggiani, de Lino Ventura ou encore des familles Bugatti et Ponticelli.
Dans un dialogue original et fécond ce sont près de 400 objets de mémoire, extraits de films, cartes géographiques et œuvres d’art qui sont présentés au travers d’un parcours à la fois sensible et pédagogique où figurent les artistes Giovanni Boldini, Giuseppe de Nittis, Gino Severini, Renato Paresce, Filippo De Pisis, Massimo Campigli, Mario Tozzi, Alberto Magnelli, Leonardo Cremonini, Amedeo Modigliani et Alberto Martini.
PALAIS DE LAPORTE DORÉE
MUSÉE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION PALAIS DE LA PORTE DORÉE.  293, avenue Daumesnil – 75012 Paris
(Source : Dossier de Presse)



Moreau – Rouault : de l’atelier à la communion des âmes

Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Modèle, souvenir d’atelier, huile, encre, gouache sur toile, H. 81,3 ; L. 65,1 cm, Collection particulière. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

Initialement présentée au Japon en 2013, « Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » est bien plus qu’une exposition comparative, vouée à la confrontation de deux grands artistes. Ici, le Musée Gustave Moreau invite à un dialogue esthétique, une communion des âmes. Certes, l’histoire qui nous est contée est celle d’un enseignement artistique empli d’émulation ; mais c’est surtout un héritage sensible entre les deux hommes qui se dessine en filigrane. Ainsi, ces « souvenirs d’atelier » reconstituent dans une émouvante sincérité, ce lien privilégié entre un maître et son élève : un sentiment quasi filial.

Devenu conservateur du musée en 1902, Rouault commentera peu les œuvres de son professeur ; il exprimera en revanche sa profonde admiration pour l’homme qu’il était, dévoilant une amitié véritable. C’est ce que traduisent leurs échanges épistolaires ici exposés : Rouault, au détour d’une lettre, avoue à son maître qu’il avait été pour son art, « […] le guide, le meilleur et le Père » ; et Moreau de lui répondre qu’il plaçait en son cher élève, « la plus extrême confiance dans [son] bel avenir ».

Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Le Christ mort pleuré par les saintes femmes, 1895-1897, fusain, pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vergé, marouflé sur toile, S. D. b. d. : G. Rouault 1897, H. 112 ; L. 143 cm, Paris, Fondation Georges Rouault. © JL Losi © ADAGP Paris 2015

De cette osmose, l’exposition met en lumière quatre thématiques iconographiques – communes ou dissonantes : paysages, représentations de la femme, visions du sacré et matérialité de l’œuvre, prendront place au fil des salles.

Mais au commencement, se situe l’atelier d’artiste et sa cohorte d’élèves ; nous sommes en 1892, et Moreau succède à Elie de Delaunay comme professeur à l’Académie des Beaux-arts. Son enseignement artistique qui se veut libre de tout carcan, émancipateur et imaginatif, lui vaut d’être jugé trop subversif par ses collègues. Hors des sentiers battus et réfractaire aux dogmes académiques, il encourage ses élèves à se démarquer. Et dans les œuvres de Rouault, transparaît cette richesse : certes l’inspiration qu’il puise chez son maître est palpable, mais sa créativité transperce la toile. Cela, Moreau le perçoit rapidement. Il décèle chez son élève, un réel talent pour la couleur et la matière, ainsi qu’une grande maîtrise picturale du clair-obscur inspiré de Rembrandt – déjà visible dans Christ mort pleuré par les saintes femmes.

Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Jupiter et Sémélé. Variante, huile sur toile, H. 149 ; L. 110 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 73. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

Dès lors, il le pousse à participer aux concours, à exposer au Salon des artistes français ou de la Rose+Croix. Grâce à la confiance qu’il place en lui, Rouault obtient sa première commande concernant deux peintures allégoriques, destinées à orner l’escalier d’honneur d’un hôtel particulier. Ces décors baptisés Stella Matutina et Stella Vespertina, sont mis en  parallèle avec une variante de la toile Jupiter et Sémélé de Moreau : ici, la fascination que Rouault éprouvait pour la palette chromatique de son maître est saisissante.

Cette influence mutuelle, entre onirisme, mythologie et réalité, est tout aussi manifeste dans les paysages qu’ils peignent. Mais osera-t-on parler de « peinture de paysage », pour un artiste comme Moreau ? Lui qui ne considérait ces décors naturels que comme des cadres, des toiles de fond destinées à abriter des sujets bibliques ou mythologiques. A l’inverse de ses contemporains,  il ne s’essaye guère à la peinture en plein air ou sur le motif : la nature qu’il esquisse n’est qu’imaginaire, et fruit d’habiles reconstitutions. Sous nos yeux, l’huile sur toile Thomyris et Cyrus – dont le sujet est emprunté à Hérodote, illustre ce cruel désenchantement du paysage entre rêve et matérialité : dans un panorama fugitif et inquiétant, comme rongé par une beauté chimérique, se déroule une scène aussi sanglante qu’inéluctable. En regard, Le Bon Samaritain de Rouault, dévoile une obscurité redoutable, funeste linceul d’un homme battu et laissé pour mort par des voleurs. Et chez le maître comme chez l’élève, l’évanescence de la scène confère à la poétique de l’œuvre, l’empreinte de l’illusion.

Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,hHuile sur toile, S.b.d - Gustave Moreau - H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot
Gustave Moreau, Thomyris et Cyrus dit aussi La Reine Thomyris,huile sur toile, S.b.d – Gustave Moreau – H. 57,5 ; L. 87 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13978. © RMN-Grand Palais/Gérard Blot

 Pour autant, l’œuvre de Rouault n’est pas exempte de tout réalisme, notamment lorsqu’il peint des figures féminines. C’est probablement à travers cette section dédiée à la « Pécheresse, la courtisane, et la fille », que la rupture picturale avec son maître est la plus manifeste.

Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015
Georges Rouault, Fille dit aussi Nu aux jarretières rouges, 1906, aquarelle et pastel sur papier, M. D. h. d : GR 1906, H. 71 ; L. 55 cm, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, AMD 143, Legs Girardin 1953. © Musée d’Art Moderne/Roger Viollet © ADAGP Paris 2015

Si les femmes ébauchées par Moreau, se confondent dans l’inébranlable archétype d’une silhouette lisse et idéalisée, les modèles de son élève en appellent à la vie-même et à la rue. Sous ses pinceaux, les « filles de joie » aux corps lourds retrouvent cette part d’humanité que des artistes comme Toulouse-Lautrec ou Degas, leur ont sarcastiquement déniée : chez Rouault, l’empathie  se lit dans leurs traits disgracieux ; et dans sa palette de couleurs, se déploie une beauté dissonante qui érafle les canons esthétiques si bien-pensants. Chrétien, il ne condamne pas la pécheresse, mais les hommes qui l’ont réduite à cette condition, ainsi que le péché lui-même : « Au fond des yeux de la créature la plus hostile, ingrate ou impure Jésus demeure », dira-t-il.

Courbatue et souffrante, mais capable d’un indicible éclat, voilà l’Humanité telle que Rouault la perçoit. De son iconographie religieuse, affleure une infinie compassion, teintée cependant d’une honnêteté sans fard : quand les âmes sont mises à nu, la beauté physique n’est plus qu’un masque dissimulant la laideur morale ; les figures qu’il peint deviennent alors grotesques, véritables caricatures de l’hypocrisie de ses contemporains. En miroir, l’art sacré de Moreau s’apparente davantage à une spiritualité cérébrale, une manière de combler ses angoisses métaphysiques.

Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau
Gustave Moreau, Sainte Cécile, huile sur toile, H. 86 ; L. 68 cm, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 13972. © RMN-Grand Palais/Philippe Fuzeau

En effet, si son vocabulaire pictural emprunte au christianisme, il puise aussi dans le registre déiste ou syncrétique, tout en s’inspirant des écrits de Blaise Pascal et des philosophes jansénistes de Port-Royal. Une angoisse théologique qui transparaît d’ailleurs, dans sa toile Sainte Cécile : plongée dans l’obscurité, cette dernière semble faire face à une vision spectrale bien plus qu’au traditionnel ange. L’exposition esquisse d’ailleurs un parallèle pertinent avec l’aquarelle L’Apparition, où la tête coupée de Jean-Baptiste apparaît en halo devant Salomé ; une subtile évocation de ces séductrices bibliques qui avaient bien souvent les faveurs de l’artiste.

De Moreau et Rouault, de cette amitié, de leur passion de la matière et de la couleur, « Souvenirs d’atelier » dresse un portrait touchant et habilement maîtrisé : jamais le talent de l’un n’obscurcit le génie de l’autre. Et comme si le maître veillait encore sur son précieux élève, on trouvera ici un peu plus d’œuvres de Rouault ; mais que l’on se retourne, et l’atelier de Moreau prend vie sous nos yeux.

De ce parcours, émerge enfin une envie singulière : celle d’en savoir plus sur ces deux artistes qui leur vie durant, partagèrent à travers l’amour de l’art, un respect des plus sincères.

Thaïs Bihour

« Gustave Moreau – Georges Rouault, souvenirs d’atelier » – L’exposition se tient jusqu’au 25 avril 2016 au Musée Gustave Moreau. Plus d’informations sur http://musee-moreau.fr/




Zingaro : Bartabas achève la bêtise

Copyright : Hugo Marty
Copyright : Hugo Marty

Lorsqu’on se rend au cirque Zingaro, l’aventure est totale, merveilleuse dès l’entrée dans le chapiteau de bois réservé à l’accueil. En hauteur, les souvenirs des spectacles qui ont fait la renommée de Bartabas. Des costumes et autres éléments de décors nous rappellent et nous transportent dans une épopée toujours en cours : celle du créateur du théâtre équestre et sa troupe, composée de chevaux et d’hommes.

La structure de « On achève bien les anges », spectacle créé aux Nuits de Fourvière 2015, reste celle du cirque : une alternance de numéros qui réserve chacun ses surprises. Beaucoup de chevaux, certes (jusqu’à 15 sur la piste), mais aussi des clowns, funambules et autres danseurs. L’esthétique générale, splendide, est dominée par des tons froids : noir et blanc en alternance. La lumière vient moduler les volumes et transforme le cercle central en trou noir, cimetière ou mer de nuages. Quelquefois, une touche de rouge marque un passage drôle ou sanglant.

Copyright : Hugo Marty
Copyright : Hugo Marty

Bartabas dépasse le simple choc esthétique. Le propos est fort et osé. Il s’attaque ici aux extrêmes religieux, quels qu’ils soient, avec violence. Il dérange, questionne, prend des risques sans tomber dans l’irrespect. A Zingaro, la beauté et l’autodérision soignent le monde.

Aussi, plus qu’un tourment visuel et cérébral, « On achève bien les anges » est un éloge à la lenteur. Le spectateur, par le temps nécessaire pour s’installer, le temps des numéros, le rythme des musiques et le développement des images est une invitation à vibrer sur un autre rythme, à contempler et penser le monde qui nous entoure. Le public n’est plus dans une simple relation de plaisir entre le spectacle et son désir, il doit apprendre à suivre la temporalité qui relie le cheval à celui qui le dresse.

Combinant ces merveilles à un propos limpide, Bartabas fait de ce théâtre sans parole un moment où la bêtise reste suspendue et où le cerveau respire. Une rencontre au sommet entre la beauté et l’intelligence.

« On achève bien les anges », un spectacle du Cirque Zingaro. Mise en scène, Bartabas, actuellement au Fort d’Aubervilliers, 93300, Aubervilliers. Durée : 2h. Plus d’informations et réservations sur bartabas.fr/




Tartuffe et son délirant entourage

© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

« Tartuffe ou l’imposteur », probablement l’une des pièces les plus jouées de Molière ces dernières années en France. Peut-être au même titre que « L’Avare » : il y en a au moins une version par an. C’est toujours l’histoire de cette riche famille qui accueille en son sein l’ignoble Tartuffe. Un voleur et menteur aux airs de dévot, dont le père a été séduit par le zèle apparent de ses prières malgré les mises en garde de son entourage. L’histoire se répète, mais sa forme change et Tartuffe reste l’une des comédies qui expose le mieux les noirceurs de l’âme.

Au lever du rideau, Galin Stoev veut faire croire au public qu’il va assister à un spectacle classique : mur bleu, grands volumes et costumes pastel. Mais dès les premières minutes, on se rend compte que tout cela n’est que tartufferie et si le rôle-titre apparaît seulement au troisième acte, le décor tout entier est une allégorie de sa personne. Cela se remarque au moyen de nombreux détails : Marianne (Anna Cervinka) fume une cigarette électronique, Damis (Christophe Montenez) est débraillé, presque provocant dans sa tenue comme dans sa coiffure. Ces petites choses nous mettent la puce à l’oreille, mais tout devient clair lors des changements de décors, quand la lumière s’éteint et qu’apparaissent des pages qui fouillent la maison et changent les meubles de place, alors qu’en fond de scène, d’autres membres de l’équipe apparaissent écoutant chaque fait et geste de la maison derrière une glace sans tain. Tout converge pour conduire le public à tenter de voir ce qui ne semble pas visible au premier abord. Aussi, Galin Stoev se moque des codes classiques du théâtre français, pour en faire ressortir toute la préciosité et la fausseté supposée : aujourd’hui, on en rigole de bon cœur.

Dans cet étrange univers, le jeu des acteurs est particulièrement appuyé par le caractère des personnages. Ici non plus, aucune préciosité, même chez Serge Bagdassarian (Cléante) qui habituellement en joue avec brio. Didier Sandre est un Orgon superbe, mêlant avec virtuosité les aspects doux et intransigeants du personnage. Son inquiétude vis-à-vis de la santé de Tartuffe fait immédiatement penser à de l’amour aveugle. Quant à Tartuffe (Michel Vuillermoz), il délaisse complètement l’aspect inquiétant du personnage pour lui donner un visage de libidineux un peu sot : aucun sentiment de crainte ne nous vient à son contact. Etonnant. Mais le parti pris est juste dans la mise en scène de Galin Stoev. Un détail gêne plus, c’est le costume de Dorine (Cécile Brune) ; elle campe le rôle à la perfection, mais ses habits ne précisent pas quelle est sa condition. Habillée comme ses maîtres, elle n’a plus rien d’une servante : Molière ne lui en avait pas donné le comportement, Galin Stoev lui en retire l’apparence. Le personnage perd donc sa part de comique qui réside en partie dans ce contraste. Cela est d’autant plus dommage que Dorine est puissante et occupe ici, l’un des rôles principaux de la pièce. Sans doute cet aspect déroutera le spectateur qui n’a jamais vu la pièce – et il y en aura forcément dans le public du Français dans les semaines à venir.

Outre le décor et le jeu des acteurs, Stoev joue et s’amuse, insistant dans les instants critiques (ou plutôt christiques pour le coup), sur l’aspect aveuglant de la religion interprétée de façon littérale. Les personnages sont poussés jusqu’au délire, la folie générale monte sans jamais s’arrêter, jusqu’à donner une fin onirique aux allures d’hallucination collective.

La comparaison avec le « Tartuffe » monté la saison passée dans une autre grande maison, l’Odéon, surgit forcément pour le public amateur. Là où Luc Bondy donnait une lecture extrêmement sombre, Stoev en fait un manifeste de la vie face à la religion qui coupe l’homme de son intelligence. On guérit de la tartufferie par le rire et de catholicisme revendiqué, c’est à toutes les religions (faussement) pratiquées dans leur sens littéral que Stoev questionne. Et c’est bien salutaire.

« Tartuffe » de Molière, mise en scène de Galin Stoev, à la Comédie-Française, salle Richelieu, en alternance jusqu’au 16 février 2015, Durée : 2h15. Plus d’informations sur www.comedie-francaise.fr/




Jésus et Bouddha candidats au couch surfing

Voici des vacanciers intergalactiques dont vous n’attendiez pas de carte postale cet été ! Et pourtant sous la plume de Hikaru Nakamura, Jésus Christ et Bouddha en jeans T-shirt  trainent respectivement auréole de sainteté et couronne d’épines, au pays du soleil levant.  A la cool et incognitos, ces deux icônes religieuses personnifiées et « personnifiables » visitent, découvrent et s’adaptent à la vie quotidienne du XXIème siècle.

Cocasse donc de découvrir ces deux saintetés en coloc,  l’un impulsif -Jésus-, l’autre plus réfléchi et près de ses sous –Bouddha. Leur pèlerinage parmi les mortels se décline en plusieurs mangas (quatre traduits en français à ce jour) toujours gentillets et divertissants, mais jamais blasphématoires .

Cela porte vraiment à sourire d’imaginer Bouddha au supermarché collectant les points cadeaux ou bien Jésus qui se gratte la tête devant la demande d’amitié sur Facebook de Judas. L’imagination débordante de son auteur amène nos deux compères dans le métro, à la piscine, dans un parc d’attraction, au sauna… A l’image des aventures d’une certaine Martine, cela pourrait durer longtemps mais attention à ne point trop tirer sur la corde!

Le dessin, comme souvent dans les mangas, prête une attention toute particulière aux détails et à l’hyper-expressivité du visage. Au fil des planches en noir et blanc, Hikaru Nakamura dévoile des découpages temporels esthétiques, exploitant pleinement les modularités offertes par le Shitei (1).

De truculents anachronismes, liés le plus souvent au comique de situation, se succèdent. L’œil avisé des lecteurs ne saura louper les références, bien amenées, à leur sainte histoire (multiplication des pains, baptême, jeûne, …). En revanche, une fois passé le choc culturel de leur rencontre avec le Japon de l’ère digitale et toutes ces petites pépites humoristiques, il ne reste pas grand-chose.

L’absence d’une analyse un peu plus poussée ou tout simplement d’une approche un peu plus caustique,  qui n’apparaît tout d’abord qu’en filigrane aux yeux du lecteur, finit par nettement se faire ressentir …
Les Vacances de Jésus et Bouddha c’est donc un manga comique agréable mais lisse à déguster dans une chaise longue, les doigts de pieds en éventail et les neurones… eux aussi en vacances.

 

(1) Shitei : manga de type humoristique pour petits et grands (source Wikipedia)

 

Titre original : 聖☆おにいさん, Sei Onii-san (Saint Young Men)

Titre Français : Les Vacances de Jésus et Bouddha

Collection : Kurokawa

Auteur : Hikaru Nakamura




Henri IV, la dérangeante modernité d'un souverain

Il était une fois un Roi de France. Un bon Roi de France. Moins pire que les autres en tout cas. Le Bien Aimé, comme il aimait à se faire appeler.


Un Roi de France capable, par ses seules paroles, par un unique écrit, d’instaurer la paix religieuse en son royaume. Mais aussi, plus tard, la guerre en Europe.

Henri le Quatrième. Henri IV, le Bien Aimé.


Sujet de la nouvelle pièce de Daniel Colas, présentée au théâtre des Mathurins, dont il est le co-directeur depuis 2006. Un voyage de 2h30 dans les souvenirs de l’Histoire de France, enfouis en chacun de nous, et ne demandant qu’à refaire surface. Mission réussie.



Dès les premières minutes, le public est transporté en plein XVIe siècle, à la cour du Roi de France. Décors, costumes, personnages. Tout y est. Henry IV y compris, incarné par l’excellent Jean-François Balmer (qui signe ici sa deuxième composition royale, après avoir interprété Louis XVI dans « La Révolution Française », films de Robert Enrico et Richard T. Effron, 1989).



Le lever du Roi. Les disputes conjugales du Roi. Les maîtresses du Roi. Les conseillers du Roi. Le confesseur du Roi. La vie du Roi.
Une vie bercée et chahutée par les émotions de cet homme, tantôt séducteur, tantôt colérique. Une vie traversée d’émotions et d’humeurs souvent contradictoires et antonymiques. Mais une vie tellement moderne et proche de nous. C’est bien là le trait de génie de Daniel Colas.


Retour en arrière.
2009. Théâtre des Mathurins déjà. Daniel Colas présente son spectacle intitulé « Les Autres ». Retour à la France des années 1960. En pleine guerre d’Algérie, Jean-Claude Grumberg, l’auteur de la pièce, nous présente le racisme ordinaire. La haine et l’indifférence au seul motif de la différence. Des phrases choc. Des situations où le rire se mêle à la détresse et la gêne. Des murmures qui courent dans la salle. Est-ce allé trop loin ? Non. Il faut aller loin pour se rapprocher de son public et l’impressionner (au sens littéral), étrange paradoxe.


Dernier acte à la Cour de France

Daniel Colas aime à nous replonger dans des périodes plus ou moins lointaines de l’Histoire de France pour mieux pointer du doigt les injustices ou les absurdités de notre société contemporaine. Ainsi, ce vieux Roi, pourtant volage, colérique, comploteur, fait preuve d’une véritable clairvoyance. Il aspire à la liberté de culte, au respect mutuel. Il souhaite bannir toute haine religieuse de son royaume, et commence pour ce faire, par appliquer ses préceptes à ses plus proches conseillers et amis.
C’est un véritable appel à la tolérance auquel le spectateur assiste alors.


Une fois de plus, le message passe. Le spectateur ressort de la salle transporté à une autre époque, si lointaine et pourtant si proche. Il se prend à rêver d’un Edit de Nantes revisité. Une injonction au respect mutuel, à la liberté de culte, à la liberté de moeurs, proclamée par une organisation au-delà des préoccupations politiques et financières.

Comme l’écrivait un écrivain moderne : « Et si c’était vrai ». Cela ne coûte rien d’y croire et d’espérer.



Henri IV, le Bien-Aimé, Théâtre des Mathurins, 36, rue des Mathurins (VIIIe).
Tél. : 01 42 65 90 00.
Horaires : mar. au sam. 20 h 45, sam. 15 h 30, dim. 15 h.
Places : de 26 à 47 €. Durée : 2 h 30 (avec entracte de 15 minutes)