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[Opéra] Billy Budd au Teatro Real, éclatante plongée dans les abîmes du mâle

Photo : Javier del Real

À l’occasion de son bicentenaire, le Teatro Real de Madrid accueille une création événement coproduite par l’Opéra de Paris (qui devrait donc la présenter pour la saison 2018-2019) : Billy Budd. Cet opéra en deux actes composé par Benjamin Britten, dont le livret est de Edward Morgan Forster et Eric Crozier, est l’adaptation du roman homonyme d’Herman Melville, aujourd’hui mis en scène de façon monumentale par Deborah Warner.

Enrôlé de force sur le navire de guerre « L’Indomptable », contre la France à la fin du XVIIIe siècle, William Budd est un jeune marin qui fascine par sa beauté et son éclat, pourtant le capitaine d’armes John Claggart souhaite le voir disparaître. Accusé à tort de préparer une mutinerie à bord du vaisseau et d’incarner l’esprit révolutionnaire qui secoue la France, alors grande ennemie de l’Angleterre, Billy Budd est fatalement condamné, et pendu.

Si l’issue tragique de cet opéra est donnée dès la première scène, Deborah Warner parvient à créer une ambiance dignement grandiose où tout y est sombre et haletant. Du calme renforcé par le dépouillement de la scène aux tumultes des échanges entre William Budd et le maître d’armes : une vague inquiétante prend corps grâce aux nombreux choristes présents, se mouvant toujours en harmonie, déploiement visuel d’une mer capricieuse. Tels une seule onde tous les hommes de cet opéra, caractérisé par l’absence totale de femme, donnent des frissons, que ce soit par la force tranquille qu’ils représentent constamment ou par la grave puissance de leurs voix qui n’en est qu’une, celle de Billy.

Grâce à d’incroyables possibilités techniques, la metteure en scène crée un espace cerclé de cordes et de lignes d’eau, marqué par une structure en bois imposante qui bouge au gré des remous de la mer, et de la foule d’hommes qu’elle supporte – plus de 90 figurants et chanteurs. L’esthétique proposée par Deborah Warner donne finalement une lecture classique de cet opéra, dont elle parvient à saisir toutes les tensions, aussi admirablement portées par la distribution des rôles et soutenues par la direction musicale d’Ivor Bolton. On ressort notamment marqué par la prestation de Jacques Imbrailo (Billy Budd), mais surtout par celle de Brindley Sherratt, le maître d’armes à la voix de basse saisissante.

Deborah Warner offre un noble retour au Teatro Real, qui parvient à s’affirmer sur la scène européenne par cette coproduction, renforçant l’attente de sa création en mai prochain : Le Testament de Marie, de l’irlandais Colm Tóibín, avec Dominique Blanc au Théâtre de l’Odéon.

Billy Budd, de Benjamin Britten, livret d’Edward Morgan Forster et Eric Crozier, d’après Herman Melville, direction musicale Ivor Bolton, mise en scène Deborah Warner. Production du Teatro Real, coproduction avec l’Opéra National de Paris. Durée : 3h15 (avec entracte). Jusqu’au 28 février à Madrid. Plus d’informations ici : http://www.teatro-real.com/




[Critique-Théâtre] Un radiateur vous manque, et tout est dépeuplé

Photo : Elisabeth Carecchio
Photo : Elisabeth Carecchio

Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, après avoir rejoué « Nous partons pour ne plus vous donner de soucis » aux Ateliers Berthier la semaine passée, spectacle créé l’année dernière qui avait été salué par la critique, reviennent jusqu’au 18 décembre avec leur nouvelle création « Le ciel n’est plus une toile de fond » qui explore la précarité et notre rapport à autrui.

Fascinés par le fait de comprendre où se trouve la frontière entre notre monte intérieur et notre monde extérieur et la façon dont nous existons et apparaissons au monde, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini dans leur dernière création s’étaient intéressés au sort de quatre retraitées grecques qui se sont données la mort en raison de la crise économique. Nourrie de cette expérience de jeu sans recherche de vraisemblance pour jouer les retraitées, la nouvelle création « Il cielo non è un fondale » engage une réflexion aboutie sur le fond et la figure, sur le rêve et la réalité en complicité avec le spectateur. Tout commence d’ailleurs par le rêve de l’un des comédiens, qui y aurait vu Daria allongée au sol dans la rue, et aurait passé son chemin sans lui venir en aide. Une précarité qui a tout à voir, quand on pense à l’origine italienne des metteurs en scène, avec ces réfugiés qui échouent sur les plages de l’Italie, une image qui fait d’autant plus sens qu’à plusieurs reprises, les comédiens chutent au sol ; décontextualisé, le naufrage de l’humanité à peine esquissé pèse sur la pièce.

De là, des situations s’enchainent et s’entremêlent pour élucider notre rapport à la précarité et le sentiment de culpabilité, et ou de responsabilité que notre regard sur une personne dans le besoin, à terre dans la rue entraine et déclenche en nous. Dans un monde qui tend à s’urbaniser et où la ville nous efface, comment habiter l’espace urbain et densément peuplé ? Les comédiens et metteurs en scène s’emparent de la notion de paysage pour lui donner la parole sur un plateau dénué de tout décor où pourtant, règnent les bruits de la ville en fond sonore presque continu. Influencés par les écrits d’Annie Ernaux, « La Place » ou encore « Journal du dehors » dans lesquels l’auteure a consigné des conversations qu’elle a entendues dans les grandes surfaces ou les transports en commun, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ont voulu, à la manière d’Annie Ernaux, recréer et explorer les conditions d’une observation du monde à travers leurs expériences personnelles et le récit qu’ils livrent d’eux-mêmes. Un récit qui par extension, interroge le propre récit que nous livrons sur notre existence et le fait que finalement, nous vivons tous ensemble dans des mondes différents façonnés par nos expériences. Quand Daria Deflorian nous parle de ses soirées au supermarché, à en faire la fermeture à la recherche d’achats à faire qui la rendraient normale et conforme au monde, elle nous dit beaucoup sur le monde actuel et la détresse de ceux qui l’occupe.

D’un constat acerbe porté sur le monde traversé par des détails de la vie de chacun, nait un spectacle teinté de beaucoup d’humour et de lucidité où le radiateur qui occupe le plateau le temps de la représentation tend à se démultiplier, pour contribuer à réchauffer un monde devenu trop aride.

« Il cielo non è un fondale » [Le ciel n’est pas une toile de fond], de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, jusqu’au 18 décembre, aux Ateliers Berthier, Théâtre de l’Odéon (17e), 1, rue André Suares, 75017 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations ici : http://www.theatre-odeon.eu/fr/2016-2017/spectacles/il-cielo-non-e-un-fondale

 




Actu [Théâtre – Rencontre] : « Portraits du paysage, du dehors au dedans » au Théâtre de l’Odéon

« Portraits du paysage, du dehors au dedans »

Rencontre avec Gilles Tiberghien, philosophe, esthéticien

Mardi 6 Décembre 2016 / 18h00

Odéon 6e / Salon Roger Blin

Animé par Daniel Loayza

En écho avec le spectacle Il cielo non è un fondale de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, une enquête sur la place du paysage dans l’art contemporain.

Photo : l cielo non è un fondale, photo © Elisabeth Carecchio
Photo : Il cielo non è un fondale, photo © Elisabeth Carecchio

Gilles Tiberghien , philosophe et essayiste, enseigne l’esthétique à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est membre du comité de rédaction des Cahiers du Musée d’art moderne et des Carnets du paysage, revue publiée par l’École nationale supérieure du paysage. Il est l’auteur, entre autres, de Nature, art, paysage (Actes-Sud / ENSP, 2001), Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses (Le Félin, 2005), La Nature dans l’art sous le regard de la photographie (Actes Sud, 2005), Dans la Vallée [avec Gilles Clément]. Biodiversité, art et paysage (Bayard, 2009).

Pour plus d’informations : http://www.theatre-odeon.eu

(Source : Dossier de presse)




Dans l’oeil de la Dame aux esclaves, Castorf crée son monde à l’Odéon


 

Le décor sur plateau tournant nous offre en première vue une masure méditerranéenne. Un garage au rez-de-chaussée, réaménagé en chambre de fortune. Un étage avec une petite chambre et une terrasse qui sert de poulailler, la cuisine à l’extérieur. Dès le lever de rideau, le thème de prédilection de Franck Castorf est là : petites personnes et bourgeoisie se côtoient dos à dos, les riches contre les pauvres. Comment les premiers ne prêtent aucune attention aux seconds.


Trois princesses se parlent, se touchent, se caressent. L’une va dans le poulailler, s’allonge et commence à mourir. Râle de trois femmes de robes vêtues. Elles déclament leurs mots, qu’ils soient de Dumas, Bataille ou Müller. Cette litanie est le ton général de la pièce. Personnages « prolos », sans recherche de bonnes manières, goujats riches et obsédés par la futilité. Marguerite Gauthier et ses amies sont des putes, appellation que les personnages décrits par Dumas n’auraient jamais accepté.


Le décors changent, le monde aussi. Public projeté dans un club aux parois de plexiglas animé par un anglais, portant un masque cornu en latex, qui nous rassure : « n’ayez pas peur, ici, soyez juste vous même ! ».


Dans la boîte, on livre Marguerite Gauthier, morte, emballée dans du plastique. Son amant la pleure dans une ambiance fluo-trash. Dès la première heure (sur quatre), le public est averti. L’histoire, le texte, tout est mis au second plan, en soutien de la mise en scène pure. Surtout, ne pas chercher à comprendre, on est à l’inverse du théâtre classique, les mots soutiennent un jeu d’acteur, au public d’en saisir des bribes, des propos, des sensations.


Le drame, on se le créé dans nos têtes. Il est celui qui nous plaira, composé des images qui nous sont offertes.


Décalage, repoussoir de l’obscénité du monde. Un panneau « Anus Mundi » tourne à dix mètres de hauteur sur un cabaret désuet, où la chanteuse, toute heureuse, suit un homme sortant de scène. Elle, frétillant de plaisir, « j’adore les favelas ! », comme d’autres aiment tant la « musique hip hop » ou « l’art de l’Afrique ». Bourgeoisie déconnectée des réalités importantes, évidentes aux yeux de Castorf.


Une partie du public s’exile à la fin de la première partie. Deux heures, si on essaie d’y voir une Dame aux Camélias au sens où l’incarnait Sarah Bernhardt dessinée par Mucha, cela peut paraître longuet. Pour les autres, l’aventure continue.


Lors du retour du public, les trois premiers quarts d’heure sont projetés sur grand écran, pendant que les acteurs jouent dans une cavité du décor. Le procédé est grandiose et impressionnant d’intimité. Dans six mètres carrés, caméramans et preneurs de sons filment deux acteurs. Un huis-clos en gros plan, inimaginable lors de la première partie.


Puis on part plus dans une réflexion de Müller, sur l’esclavage, la condition du peuple noir en Jamaïque, les ouvriers roumains qui défilent sur grand écran, sans oublier la condition du peuple mexicain, déconnecté de ses racines Aztèques dont il ne reste que les pyramides. Essayez de comprendre, c’est finir comme Arnaud de Montebourg le soir de la première : endormi pendant deux heures.


Le spectacle est un voyage, un Grand Huit de sensations, une mise en scène envoûtante, des messages clairs au milieu d’un monde sans repère. Un panneau publicitaire installé sur scène, parodie de la réclame, affiche comme message d’adieu : « Le rêve d’une vie, vivre dans nos meubles ». Castorf réécrit la théorie de la relativité.


 

à partir de l’œuvre d’Alexandre Dumas fils
et des fragments de L’Histoire de l’œil de Georges Bataille et de La Mission d’Heiner Müller

mise en scène Frank Castorf

Certaines scènes de ce spectacle peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes, il est donc déconseillé aux moins de 16 ans.

7 janvier – 4 février 2012
Théâtre de l’Odéon / 6e

dramaturgie : Maurici Farré
décor : Aleksandar Denić
costumes : Adriana Braga
musique : Sir Henry

avec Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Vladislav Galard, Sir Henry, Anabel Lopez, Ruth Rosenfeld, Claire Sermonne.

production Odéon-Théâtre de l’Europe, Théâtre National de la Communauté française de Belgique