1

[Théâtre – Avignon] Thyeste à l’ombre de Sénèque

THYESTE © Christophe Raynaud de Lage / Hans Lucas

Dans la cour d’honneur du Palais des Papes, le vent soufflait hier. Si le mistral a permis de magnifier les costumes, il s’engouffrait également dans les quelques tunnels du Thyeste mis en scène par Thomas Jolly. La tragédie de Sénèque n’aurait que peu souffert de deux ou trois coupes. Certaines scènes sont longues et pointent la limite d’une adaptation chargée. 

C’est une histoire complexe et rarement montée à laquelle s’attaque « l’enfant terrible » d’Avignon. Atrée et Thyeste sont jumeaux et rivalisent d’abjection pour succéder à leur père, l’infanticide Tantale. Condamné par les dieux à la soif et à la faim éternelle, l’ancêtre des Atrides qui avait osé douter des savoirs olympiens plongea sa lignée dans une abominable folie. Le spectre de la revanche pousse alors ses deux fils à redoubler d’horreur pour se châtier l’un l’autre. Tenant du rôle d’Atrée, le metteur en scène révèle bien tout l’effroi de la pièce, mais il prend son temps. L’exemple du messager (personnage féminin) qui rapporte la recette du festin cannibale prévu pour Thyeste, parvient difficilement à finir sa scène sans une certaine lenteur. Souvent c’est un sursaut, de lumière et de son, qui vient pour raviver une tension qui baisse au fil du spectacle. 

C’est d’autant plus dommage que la virtuosité ne manque pas à Thomas Jolly. Couché sur le côté la bouche grande ouverte, un visage occupe la droite du plateau pour signifier la soif. Sur la gauche une grande main se tend comme pour cueillir un fruit qu’elle ne peut pas atteindre. Le décor impeccable agit comme un fantôme du supplice de Tantale, inspirateurs des maux que s’infligent ses fils. Le choeur antique est actualisé dans la figure d’une jeune fille lookée punk-bariolée, qui slame parfaitement sur de la techno bien dosée. La musique fait sens et porte effectivement le sentiment tragique. Thomas Jolly sublime chacune des âmes malades qui flottent chez Sénèque, sans parvenir néanmoins à s’emparer de l’ensemble. Question de rythme, peut-être.

 

« Thyeste » de Thomas Jolly, d’après un texte de Sénèque traduit du latin par Florence Dupont
Du 6 au 15 Juillet, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, Avignon
Plus d’information sur la tournée en France sur http://www.lapiccolafamilia.fr/tourneethyeste/

 




[Théâtre] Avignon/IN : L’Antigone japonaise de Satoshi Miyagi

Photo : Christophe Raynaud de Lage

Après son Mahabharata monté il y a trois ans à la carrière de Boulbon, Satoshi Miyagi ouvre le 71e Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur avec Antigone version japonaise. Pour son spectacle, il fait disparaître toute la scène sous l’eau, et nous immerge dans la tragédie grecque par le biais du théâtre traditionnel japonais pour un beau – mais peut-être trop long – moment de contemplation.

Tout le monde ou presque a déjà vu Antigone, ou bien en connaît au moins les tenants et les aboutissants si bien que dès le début du spectacle Satoshi Miyagi nous surprend en se jouant de la connaissance partielle que nous avons de cette pièce. Les dix premières minutes sont en effet consacrées à un résumé en français de la tragédie de Sophocle avec un humour ravageur, tant le français semble être difficile à parler pour la troupe japonaise. Sur le miroir d’eau, le préambule comique passé, les comédiens tels des silhouettes fantomatiques blanches ondulent, jouent et miment la pièce. Le metteur en scène a en fait dédoublé certains personnages comme Antigone, Ismène ou Créon de sorte que l’un conte la fable tourné et figé vers nous, tandis que l’autre mime la scène dont les mouvements sont projetés sur le Palais des Papes dans un jeu d’ombres envoûtant.

Photo : Christophe Raynaud de Lage

Du début à la fin, la mise en scène de Satoshi Miyagi est parfaitement orchestrée, tous les gestes très lents des comédiens concourent à la création d’une ambiance très zen, très chorégraphiée tant les rituels sont dansés. Que ce soit Antigone fardée d’une perruque blonde perchée sur un rocher massif jouant les scènes avec grâce, ou tous les comédiens formant un cercle processionnel hypnotique, la démesure du lieu, du miroir d’eau et des ombres se heurtent à une quiétude remarquable mais qui finit par provoquer de l’ennui. Cette Antigone marquée par le bouddhisme japonais est surtout un spectacle contemplatif pour nous public occidental. Souvent, certains mouvements sont si codifiés que nous sommes relégués à la contemplation de ce que nous trouvons beau sans vraiment savoir pourquoi. Si le théâtre d’ombres voulu par le metteur en scène est spectaculaire, il reste néanmoins figé et certaines scènes s’étirent trop en longueur.

Heureusement pour le public, la méditation poétique à laquelle il est convié est accompagnée de la musique pensée par Hiroko Tanakawa. Ce dernier a composé une partition répétitive, faite de percussions très marquantes dont on ne se lasse pas. De fait, cette Antigone montée avec beaucoup de soin et de grandeur nous impressionne mais reste trop hermétique à son public pour qui la simple contemplation, aussi agréable soit-elle, ne peut suffire quand elle ne dit rien de percutant sur la situation du monde actuel.

Antigone, de Sophocle, mise en scène Satoshi Miyagi, Spectacle en japonais surtitré en français, Cour d’honneur du Palais des Papes, Festival d’Avignon – Du 6 au 12 juillet, relâche le 9 à 22h. Durée : 1h35. Pour plus d’informations : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2017/antigone




« Orestie », avant-garde dépassée

© Guido Mencari
© Guido Mencari

Dès les premiers instants, l’ambiance est scarificatrice : composée d’images lentement distillées derrière un sombre rideau de tulle, les personnages évoluent sur scène comme des lames qui pénétreraient lentement nos chairs. L’esthétique de Romeo Castellucci est unique. On est face à sa torture, le public n’a d’autre choix que de suivre le coryphée grimé en lapin blanc. Ici, le groupe antique devient l’unique narrateur à la voix étouffée et lancinante. A la coloration en noir et blanc subsiste quelques touches de rouge, pour le sang, et de doré pour la richesse. Le son est le point d’orgue dans la création de cet univers. Durant la première partie, il laisse entendre la guerre (de Troie?) qui fait encore rage. Quelques cris d’enfants rappellent à notre mémoire le sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon. Dans la seconde partie de la pièce, le bruit se fait rare, son absence est assourdissante.

Castellucci utilise l’Orestie d’Eschyle comme prétexte à la composition d’un monde désespéré. Il fait apparaître la beauté dans l’horreur. Clytemnestre et Cassandre sont obèses. Agamemnon est trisomique. Les coups de fouets, sous la main d’Egisthe, se transforment en caresses. Il faut l’avouer, rien ne dépasse, tout est sous contrôle. Et c’est bien dommage, Castellucci dessine un théâtre sans accident. C’est ce manque d’imprévu qui conduit ces partis pris très forts à n’être finalement que des accroches, des coups visuels pour lesquels le sens fait défaut. On sombre bien vite dans un ennui inévitable.

Castellucci nous perd, volontairement. Le Lapin Coryphée peut se mettre à raconter les premières pages d’Alice au Pays des Merveilles. Pourquoi ? Plusieurs réponses pourraient bien s’offrir à nous, mais elles ne sont que la projection de notre propre esprit. Bien évidemment, Castellucci refuse d’apporter des réponses. Les connaît-il lui-même ?

© Guido Mencari
© Guido Mencari

En remontant ce spectacle créé en 1995, le metteur en scène italien ne prouve qu’une chose : depuis, il s’est amélioré. Cette « Orestie » donne à voir un spectacle caractéristique d’avant-garde ayant vieilli. Quoi de pire qu’une esthétique aux ambitions dérangeantes qui subsiste aux questions qu’elle voulait détruire ? Castellucci massacre le texte d’Eschyle pour n’en garder que quelques mots, niant le sens ; il laisse chaque spectateur trouver ses propres réponses. En agissant ainsi, ce n’est donc pas le monde qu’il remet en question, mais il se montre seulement lui-même dans cette esthétique splendide au premier abord, mais surtout malsaine, adulée par une frange de spectateurs bouche-bée de pouvoir y voir tous leurs mythes personnels. Castellucci est ici un narcissique qui s’adresse à d’autres narcissiques, et lorsque chacun se regarde le nombril, il n’y a plus aucune communion théâtrale, encore moins d’union dramatique. Tel Dieu, le metteur en scène veut faire le monde à son image.

Romeo Castellucci permet néanmoins une chose, capitale. Il contribue depuis des décennies maintenant à casser les frontières entre performance plastique et art dramatique. Qu’on donne désormais les mêmes moyens à d’autres plasticiens, nul doute qu’ils produiront des images intéressantes ou qui auront au moins le mérite d’être en phase avec le monde actuel.

« Orestie (une comédie organique ?) » d’après Eschyle, de Romeo Castellucci, jusqu’au 20 décembre au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006, Paris. Durée : 2h45 (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu.




Week-end – De cendres et de papier

Dans un pays en guerre, deux fossoyeurs sont chargés de brûler les morts. Avec les cadavres, ce sont les paumes de leurs mains qui s’échauffent, leurs cheveux qui grésillent, les illusions du nettoyage qui s’envolent un fumée. Une femme, laissée pour morte, se relève et se joint à eux. Elle se met à travailler à leurs côtés mais à sa manière. Les morts, elle les recoiffe, leur caresse les joues, déplie leurs membres et leur parle. D’ailleurs, elle ne parle qu’à eux.

Cette pièce de théâtre de Laurent Gaudé, publiée dans la collection « Papier » d’Actes Sud, est une grotesque tragédie qui donne à lire l’indicible. Le savon, la chaux, la fumée pour dire la douleur, l’horreur et le néant. Inspiré par le témoignage d’une réfugiée kosovare, Laurent Gaudé prouve ici que les tragédies du 21e siècle n’ont rien à envier aux drames antiques.

J’ai longé des routes,

Traversé des terres que je ne connaissais pas.

J’ai fait saigner mes pieds.

J’ai erré longtemps jusqu’à atteindre, un jour, le haut de la colline.

Je me suis arrêtée.

A mes pieds,

Sur des kilomètres, à perte de vue, se tenait un campement.

Un amas immense de tentes et d’abris.

Une ville entière d’enfants pieds nus et de réfugiés.

Je suis restée là, à les contempler.

J’ai embrassé du regard cette foule qui se tenait serrée.

Et je suis descendue, lentement, au milieu des miens.

 

Cendres sur les mains
Laurent Gaudé
Actes Sud-Papiers
42 pages, 7,50 e